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Antoine Watteau, Porte de Valenciennes, 1709-1710

 

Ce mélange à base de citron, de bergamote, de bigarade, de néroli et de romarin, c'est l'Eau admirable, le parfum dont se sert en 1715 Jean Antoine Watteau, - note Michel Nuridsany dans Ce sera notre secret, monsieur Watteau.

Pointu, non point capiteux", observe Watteau, qui goûte les extraits plus mordants. Somme toute, la signature olfactive du peintre, si, comme l'affirme Buffon, le style, c'est l'homme même.

Alors que s'achève le règne de Louis XIV, Jean Antoine Watteau, dit Antoine Watteau, n'est encore qu'un peintre de genre, spécialisé dans la représentation du quotidien de la guerre :

 

Antoine Watteau, Le Bivouac, 1710

 

Pour l'instant il peint surtout des soldats au bivouac, ivres de fatigue ou dans des activités ralenties, bavardant, fumant la pipe. Pas au combat mais dans des camps volants où il a incorporé de jolies robes et de jeunes élégantes en coiffures à la Fontanges au milieu de la guerre en suspens.

Les désastres d'Oudenarde, de Malpaquet, auxquels il a assité il y a six ans, sont montrés avant ou après l'action. Pas de cadavres ni de sang, dans ces scènes-là, mais le poids de la fatigue, la lassitude. La banalité et non la flamboyance de l'horreur.

 

Antoine Watteau, Les fatigues de la guerre, 1713

 

Ceux qui, comme Sirois, lui achètent ces petits tableaux, où la bataille est regardée de biais, non pas avec indifférence, mais distance, sont sensibles à la nouveauté de l'approche, notamment si on compare ces toiles à celles de Van der Meulen, employé de Le Brun comme peintre des conquêtes du roi, qui brosse, pour des palais immenses, d'immenses tableaux, pleins d'action et de personnages dans un grand fracas de ruades, d'envols de poussière et d'odeurs de chevaux.

 

Adam Frans Van der Meulen, La traversée du Rhin en juin 1672

 

Mais Watteau en a assez de ces succès faciles, de ces scènes de genre où l'influence des Flandres fait sentir sa pesanteur brune un peu trop quotidienne. Il veut autre chose mais il ne sait quoi.

Malade de la poitrine et soucieux de la vie éphémère, Watteau, qui en 1715 a trente et un ans, se préoccupe de tout dessiner.

 

Antoine Watteau, Etudes : tête d'homme ; trois mains ; deux chats
Détail

 

Tout. Rien. Non pas exactement rien : un chat, une marmotte, un savoyard, un soldat endormi, un joueur de vielle en guenille, un flûtiste, une main, une épaule, une jolie nuque, une robe de taffetas, toutes choses, tous détails ou attitudes qui constituent un répertoire pour ses tableaux.

 

Antoine Watteau, Deux études d'une femme assise à terre, tenant un éventail
Détail

 

Amoureux de l'instant, hanté par l'énigme de l'heure, Watteau cherche à fixer ce qui échappe. Les croquis précèdent le tableau, dont ils induisent progressivement le possible, de telle sorte qu'ils nourrissent le projet de la peinture, alors même que le peintre demeure volens nolens ignorant de ce dernier. Ainsi initiée, l'oeuvre se déploie, chez Watteau, à la fois à partir à partir et en direction d'elle-même, sur le mode de l'universalité sans principe.

Michel Nuridsany, dans Ce sera notre secret, monsieur Watteau, s'intéresse au moment de la peinture comme source et horizon de l'expérience esthétique, expérience à la faveur de quoi l'homme qui se laisse requérir par son temps, dans le même temps se rencontre lui-même. Watteau engage une telle expérience lorsque, cédant à l'amicale pression de Pierre Crozat, conseiller artistique du Régent, il entreprend de réaliser le fameux morceau de réception que lui réclament ces messieurs de l'Académie. Ce morceau de réception, ce sera en 1717, date de la réception de Watteau à l'Académie, le célèbre Pélerinage à l'île de Cythère.

 

Antoine Watteau, Le pélerinage à l'île de Cythère

 

Initialement peu porté sur la grande peinture, les grandes machines, les oeuvres de commande, Watteau se laisse surprendre par une décision intime qui l'oriente à la fois dans le sens et à l'encontre de son inclination première.

Dés 1709, renonçant ainsi au statut d'artiste de cour, il choisit de rompre avec la peinture d'Histoire :

J'ai vu, sur le chemin de Paris à Valenciennes, en 1709, les désastres de la guerre ajoutés à ceux de la famine, du cannibalisme qui s'étendait partout. C'était horrible ! Je souhaite, comme tous ceux qui ont vécu cette épreuve épouvantable, que cela ne se reproduise jamais...

Tardant ensuite à honorer la commande de l'Académie, il substitue au souci de la gloire celui de la liberté :

La liberté ! La liberté d'abord. La possibilité d'oser, de se tromper, d'aller à contre-courant, de se dire que l'art est jeu ou le contraire.

Mu par la seule force de cette liberté passionnée, il cherche, dit-il, le moyen de toucher au bord, invu mystérieux auquel depuis toujours sa peinture prétend.

Son art est au bord de quelque chose, il le sait ; mais de quoi ?

De ce bord, qui ne se laisse déterminer et comprendre autrement que sur le mode de la rêverie en forme de méditation - ou de l'interrogation, Watteau dit à Caylus qu'il l'a approché dans cette perspective qu'il a peinte à Montmorency chez Crozat, figurant le château acquis il y a six ans :

Je l'ai peint comme s'il s'agissait d'un décor de théâtre, derrière une rangée d'arbres. J'ai mêlé là le réel et l'imaginaire. J'ai cherché à la fois à conduire l'oeil vers le vide qui est au centre et à l'égarer. C'est une façon de faire que je songe à explorer de plus en plus à l'avenir.

Plus tard, alors qu'il muse et s'amuse au théâtre de foire, il retourne en pensée à ses dernières toiles, oeuvres à la faveur de laquelle, pense-t-il, il a approché ce vers quoi, peut-être, il tend :

Mais ce n'est pas cela. Pas tout à fait cela. Pas assez lié. Pas assez fondu. Trop anecdotique encore. Comme lorsqu'il a peint, à Montmorency, cette toile montrant un guitariste et une belle écouteuse, un galant incitant une jeune fille aux cheveux relevés qui tourne la tête à sortir de la toile pour s'égarer peut-être dans de tendres clairières tandis qu'un couple, accompagné d'un chien, s'éloigne vers le fond du tableau qui ouvre, dans la forêt, comme une perspective ou une trouée blonde.

 

Antoine Watteau, La perspective
Fête dans le parc de Pierre Crozat

 

Plus tard encore, chez la duchesse du Maine, Pierre Carlet - le futur Beaumarchais - félicite Watteau pour cette même perspective de Montmorency :

J'aimais votre façon de peindre des scènes de campement, ces absences d'action, votre manière d'échapper ainsi à la peinture d'Histoire, qui selon moi, comme selon vous je pense, a vécu, mais votre toile peinte à Montmorency chez Crozat, que j'ai vue je ne sais où, est admirable ! De subtilité, de finesse. Cette façon de poser des couples ainsi sur la toile sans lien réel mais avec un je ne sais quoi qui les relie, je n'ai jamais rien vu de tel jusqu'à ce jour.

Watteau, par la suite, reconduit le propos de Pierre Carlet sous le couvert d'une question propre au peintre :

Des visages. Des regards.

Mais comment peindre le vent blond qui rôde parmi les hêtres ?

Invoquant, au titre du je ne sais quoi qui relie, l'art de Rubens et de Couperin, Watteau songe aussi à la peinture chinoise et, sans préjugé aucun quant au mélange des genres, aux spectacles forains dans lesquels on fourre l'histoire de Sancho Pança à la suite de celle d'Arlequin et Scaramouche, sans autre logique que celle consistant à rallonger le spectacle, le spectateur ne détestant pas les raccords de ce genre :

Pourrait-on agir de la même façon dans un tableau ? Effectuer aussi des collages ? Accentuer les discontinuités au lieu de les gommer ?

De façon toute intuitive, Watteau, qui précède en cela le Père Castel, fameux inventeur du clavecin oculaire, place son oeuvre peint sous le signe des synesthésies, par où, comme dira plus tard Baudelaire, les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Soucieux toutefois de musique avant toutes choses, il se réclame essentiellement de Couperin, dont il tente, par les moyens de la peinture, de faire vivre la magie.

La magie Couperin. Le génie, le voilà. Cette intimité, ces pudeurs. Ces tendresses. Ces décalages, ces incertitudes et ces syncopes. Ces ornementations délicieusement fluides, riches mais jamais trop.

Ce style luthé.

Cette liberté.

[...]

L'écriture à quatre voix se déploie avec des retards, des appogiatures superposées, des dissonances qui installent un trouble dans l'harmonie de l'ensemble...

Voilà une musique selon son coeur. Exquise dans ses ambiguïtés, son mystère. Vive. Piquante. Légère. Une musique effleurée du bout des doigts. Un enchantement avec des pincées, des trilles, des tournoiements.

Un rêve.

Ut musica, pictura - Watteau déduit de Couperin le chemin à suivre et, ce faisant, le but qu'il vise. Interprétant à sa façon le style luthé, il tente de confondre, dans une même radieuse et profonde unité, la réalité et le rêve, partant, d'atteindre à la jouissance du libre. Il désigne cette unité, et cette jouissance, sous le nom de féerie.

Peut-on être féerique en peinture ? Peut-on figurer l'enchantement ? Ce hors temps ? Cette foudre lente ? Cette effraction au coeur du monde !

 

Antoine Watteau, Le pélerinage à l'île de Cythère, 1918
Réplique de l'original (château de Charlottenbourg, Berlin)

 

Peut-on être féerique en peinture ? Le peintre invente les moyens de sa féerie à partir des modèles que lui fournit l'oeuvre des maîtres.

Propriétaire d'un petit Rubens - le seul bien qu'il conserve -, Watteau, jour après jour, contemple l'oeuvre, avec dévotion :

Il s'enfonce dans cet accord de brun, d'ocre et d'or qui brûle et qui chante. Cela lui suffit car tout est là. Dans ce miracle, dans cette alchimie de couleurs qui irradient.

Invité par Pierre Crozat à découvrir un autre tableau de Rubens, intitulé Conversation à la mode, Watteau ici encore salue le charme de l'oeuvre, souligné par la composition tout en sinuosités sensuelles et souriantes, mais aussi - et surtout ? - par des passages, des échanges, qui s'opèrent entre les poudroiements de l'architecture et ceux des corps, le couple Rubens - Fourment décentré à l'extrême gauche, les belles jeunes femmes et les beaux jeunes gens assis, debout, au centre, à droite, au premier plan, au fond.

 

Pierre Paul Rubens, Conversation à la mode (Le jardin d'amour)

 

Quant aux sculptures qui se mêlent à cet amoureux rassemblement, dans une luminosité idéale, sont-elles de marbre ou de chair ? On ne sait.

Watteau, un autre jour, évoque à l'intention de Caylus les mystères de la peinture chinoise :

 

Pa Ta Chan Jen, 1624-1705, Paysage

 

Cela me trouble et m'obsède. Comme cette peinture chinoise que m'a montrée un ami malouin. Une très mauvaise peinture, un faux presque à coup sûr, mais il y avait, au milieu de tout un fatras de coups de pinceaux mal copiés, les résidus d'une science du vide infiniment séduisante qui, depuis que j'ai vu ce rouleau, me tient et ne me lâche pas. J'aime les décentrements ; mais la science chinoise du décentrement est incomparable. Comme sa façon d'appréhender le vide. J'ai fait quelques tentatives dans ce sens.

Curieux de tous les modes de décentrement, fasciné par la sociabilité excentrique du boulevard du Temple, partant amoureux des forains, comédiens, sauteurs, danseurs de corde, musiciens, bonimenteurs, chirurgiens, charlatans, montreurs d'animaux, illusionnistes, vendeurs d'eau, de limonade, de sucreries, les magnifiques, les lamentables, et complice de la foule qui flâne, goguenarde, ou qui se presse, s'étonne, rit, en quête de prodiges, Watteau vient chercher là l'équivalent de la science chinoise, la science de l'éphémère, la science des transformations.

 

Antoine Watteau, Les comédiens italiens

 

Théâtre, opéra, marionnettes, qu'importe. Ce moment suspendu qui touche à l'essentiel en paraissant l'effleurer.

[...]

C'est du côté du théâtre que viendra la solution, il le croit, il le sait, et du côté de la musique aussi. Autrement. C'est là que se trouve l'ouverture recherchée.

 

Antoine Watteau, Les comédiens italiens
Détail.

 

L'autre scène s'ouvre enfin au regard de Watteau, lorsque retournant à Montmorency chez Pierre Crozat, le peintre voit s'ouvrir, à l'appel des mésanges, puis de la guitare qu'on accorde, la trouée blonde, le libre tant espéré.

Partout, sur l'herbe, dans les allées, se donnant le bras, souriants, légers, des jeunes gens. Beaux. Riches. Ils n'ont rien à faire. Ils badinent.

Antoine Watteau, Le pélerinage à l'île de Cythère, 1917

 

Antoine Watteau, Le pélerinage à l'île de Cythère, 1918
Réplique de l'original (château de Charlottenbourg, Berlin)

 

Ils paraissent n'avoir ni passé, ni avenir, respirant l'air doré. Et les statues sourient.

La clairière est comme une île au milieu du monde. Autour les arbres servent de décor.

Ici les belles n'arrivent pas par des allées, elles entrent en scène par la coulisse, côté cour ou côté jardin, s'avancent sur le gazon comme sur le plancher d'un théâtre. Les musiciens s'apprêtent. La vie est douce. L'automne sent bon.

C'est l'heure exquise, - soeur de la douleur éponyme.

Watteau peint dés lors, très vite, plus de soixante tableaux en une poignée de mois. Sans s'embarrasser de questions techniques, note Michel Nuridsany.

Sa technique rend difficile la conservation de ses oeuvres ? Quelle importance ? Que l'oeuvre disparaisse ! C'est dans l'instant de la création, quand on remonte jusqu'à la source, que l'oeuvre existe, que tout a lieu. Après, ce sont des mots, des commentaires, le marché comme disent Law et Crozat.

Watteau se hâte. La trouée blonde s'est ouverte sur la seule réalité qui lui importe. Il s'y enfonce.

 

Antoine Watteau, La perspective (fête dans le parc de Pierre Crozat)
Détail.

 

C'est sur mes tableaux que la réalité m'intéresse, remarque-t-il un jour à l'intention de Pierre Crozat.

La réalité, en l'occurrence, vient d'elle-même :

Peindre la féerie sur la terre radieuse.

Ne pas chercher la poésie : s'ouvrir pour qu'elle arrive.

Et, pour cela, peindre vite, dans l'éblouissement.

D'où, en 1716, la multiplication des toiles qui s'allument quand on les regarde, qui irradient.

 

Antoine Watteau, Fête champêtre

 

Antoine Watteau, L'assemblée dans le parc

 

Antoine Watteau, Plaisir d'amour

 

Antoine Watteau, Réunion en plein air

 

Antoine Watteau, Les charmes de la vie

 

Antoine Watteau, Les plaisirs du bal

 

Toujours en 1716, inspiré par la pièce de Dancourt - chose vue à la foire - intitulée Les Trois cousines, Watteau peint Les deux cousines.

Le sujet n'a pas beaucoup d'importance, note Michel Nuridsany...

 

Antoine Watteau, Les deux cousines

 

Voici un homme qui offre des roses à une jeune femme assise à côté de lui. Elle met les fleurs à son corsage entre ses seins. C'est signe qu'elle accepte l'invitation à aimer. Sa compagne qui est debout, se détourne et regarde au loin le plan d'eau et le parc qui s'ouvre sur l'infini du monde dans une lumière chaude, tranquille.

 

Antoine Watteau, Les deux cousines
Détail.

 

C'est cette femme debout, au corps adolescent, à la taille fine dans sa large robe jaune pâle qui retient l'attention avec sa nuque d'engant, fine et fragile, son long cou délicat, son port de tête, sa coiffure charmante ornée de petits noeuds rouges et d'une aigrette blanche.

En la peignant de dos, Watteau dissimule les sentiments de la jeune fille et les siens propres. Il les laisse affleurer, deviner, à des riens, à une façon de suggérer qu'elle regarde sans voir, au loin, qu'elle se résout à accepter cette solitude déchirante, dominée, qui fond soudain sur elle et la détache du groupe que tout à l'heure encore elle formait avec les deux autres, maintenant seulement préoccupés d'eux-mêmes.

Ce qui touche c'est la fragilité de cette beauté si tendre, si douce, c'est le caractère éphémère, miraculeux, de toute la scène qui paraît flotter. Comme dans les rêves. Comme dans les contes.

Comme dans les rêves. Comme dans les contes... Michel Nuridsany raconte comment, alors qu'il tente de rejoindre, à l'horizon, la trouée blonde, le peintre, à deux reprises, se laisse surprendre par l'amour. La surprise demeure ambiguë. L'amour, exquis, - frère de la douleur éponyme.

Pendant ce temps, Pierre Crozat qui a décidé, sans l'accord de Watteau, de lancer le peintre sur le marché de l'art, commandite secrètement la diffusion de nombreuses copies. On voit dans le livre de Michel Nuridsany comment, pour Watteau, la surprise de l'Histoire fait suite à celle de l'amour. Requis par son temps, Jean Antoine Watteau devient malgré lui, et au mépris de sa féerie propre, le peintre de la Régence. Il y a une sorte d'ironie tragique dans le destin qui voue la solitude de l'artiste à la publicité de l'art officiel.

Ironie pour ironie, Watteau peint, avant de mourir à l'âge trente-sept ans, L'enseigne de Gersaint, sorte de panneau publicitaire dédié à son marchand de tableaux.

 

Antoine Watteau, L'enseigne de Gersaint, 1720

 

 

En bas à droite du tableau, couché sur le pavé de la rue, il y a un chien. Celui-ci, disent les critiques, s'applique à sa toilette intime ou bien se cherche des puces.

 

Antoine Watteau, Les charmes de la vie

 

Couché sur le dallage, à gauche d'un négrillon, il y a le même chien dans Les charmes de la vie (cf. supra).

 

Pierre Paul Rubens Le couronnement de Marie de Médicis

 

Pierre Paul Rubens Le couronnement de Marie de Médicis
Détail.

 

Passé d'un maître à l'autre, ce chien vient du Couronnement de Marie de Médicis, oeuvre de Rubens.

 

Antoine Watteau, Les Coquettes

 

Le négrillon, quant à lui, figure déjà dans Les Coquettes, oeuvre de Watteau datée de 1711-1712, conservée à Saint Petersbourg au musée de l'Ermitage et reproduite en ligne sous le titre de Actors of the Comedie-Française.

Il y a en somme de l'animalité ou de la négritude, figures doubles d'une seule et même propriété de l'être, qui circulent dans l'univers de la peinture, et singulièrement sur la scène de Watteau.

 

Antoine Watteau, Le singe sculpteur

 

Susan Herbert, in Chats de grands maîtres

 

Antoine Watteau, Fêtes vénitiennes

 

Nous sommes des animaux, mus par des rythmes propres, dit Watteau dans le livre de Michel Nurisdany.

Nous ne parlons que de notre esprit, de notre coeur, de ce à quoi nous pensons, de nos espoirs, de notre passé, de nos manques, de nos croyances, mais du corps jamais. De notre être animal jamais...

Notre esprit, notre coeur, ce à quoi nous pensons, nos espoirs, de notre passé, nos manques, nos croyances sont, en d'autres termes, les expressions chatoyantes des rythmes profonds de nos corps.

De son être animal pourtant, Jean Antoine Watteau en parle un jour à Caylus, son élève :

Mon père était violent. Je l'ai vu battre des gens. J'avais cela en horreur. Et pourtant je suis devenu violent.

[...]

La violence est en moi. Je l'ai en horreur ; et pourtant, secrètement, je l'aime. Je la soigne comme une amie... C'est étrange... Nous croyons que la volonté conduit nos vies, mais le corps tire souvent d'un autre côté et, quand il y a divorce, il a presque toujours le dessus. La violence de mon père m'a habitué à la violence. Puis-je le dire sans vous choquer : elle me manque aujourd'hui. Quand elle n'est pas là, je la recherche. Quand je ne la trouve pas, je la produis.

De quelle production Watteau parle-t-il ? Accessoirement de ses colères, dont le livre de Michel Nuridsany fournit quelques exemples. Mais plus originairement de sa peinture, dont il suggère ici la part d'abîme, la charge d'énergie explosante-fixe.

Observant que, dans le domaine de l'art, les grandes révolutions formelles sont des révolutions du rythme, Watteau évoque successivement le cas de Rubens, celui de Poussin, et le sien propre :

En peinture, regardez Rubens, cette accélération.

[...]

Je crois que, pour ce qui est du rythme, j'ai apporté dans la peinture comme un arrêt dans la course du temps.

 

Nicolas Poussin, Paysage avec Orphée et Eurydice

 

Pas comme chez Poussin qui peint un arrêt figé.

 

Antoine Watteau, Fête galante

 

Chez moi, remarque Watteau, c'est un arrêt qui irradie.

Il y a, me semble-t-il, dans ce moment de suspens radieux une sorte d'extase sensible à la faveur de quoi, chair et corps s'extraversant, les différends de l'être cessent transitairement. Plus rien alors qui pèse ou qui pose. Eros ne se distingue plus d'Agapê. Hommes et femmes qui, cependant qu'ils se poursuivent, conservent une sorte d'indifférence légère, se trouvent de fait reconduits au statut du négrillon impubère, dont les yeux caressent mélancoliquement on ne sait quelle féerie lointaine.

Nous sommes des animaux, dit le Watteau de Michel Nuridsany, mus par des rythmes propres, lesquels, lorsque s'ouvre la trouée blonde, se révèlent d'annonce neutre, par là d'essence sublime.

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible... Ut musica pictura - l'oeuvre de Watteau déploie le rythme de cet indicible.

 

Antoine Watteau, L'assemblée dans le parc
Détail.

 

Bibliographie :

Michel Nuridsany, Ce sera notre secret, monsieur Watteau, Flammarion, 2006.

Université de Tours, Du "Baisé (sic) rendu" de Watteau/Marks à "Cortège" de Verlaine, "IV. "Cortège" : De la piste iconographique et de ses limites"

 

Iconographie :

L'oeuvre de Watteau fait l'objet de reproductions extrêmement dispersées sur le Web. Presque toujours posthumes, les titres des tableaux varient d'une reproduction à l'autre.

L'essentiel de l'oeuvre de Watteau peut toufois être consulté à partir des deux sites suivants :

Ministère de la Culture - Base Joconde : Watteau

Artcyclopedia : Watteau

 

 

 

Janvier 2007