Pierre Hadot La philosophie comme manière de vivre

 

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Plotin, Marc-Aurèle, Wittgenstein

 

Le présent seul est notre bonheur

Dans La Philosophie comme manière de vivre, recueil d'entretiens accordés en 2001 à Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Pierre Hadot évoque sa vie d'homme et de philosophe. Il faut avoir, dit-il à cette occasion, le courage d'affronter l'indicible mystère de l'existence.

Spécialiste de Victorinus, Porphyre, Plotin, Epictète, Marc-Aurèle, professeur au Collège de France, Pierre Hadot parle de façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude ni artifice. Il broche, dans la tradition de Montaigne, ses essais, - C'EST icy un livre de bonne foy, lecteur. Le coeur parle.

On aime d'emblée quand, rétrocédant de la philosophie comme chose faite, le philosophe raconte comment un jour la philosophie vient à lui. L'événement se produit, dit Pierre Hadot, au moment de mon adolescence. C'était dans la rue Ruinart...

La nuit était venue. Les étoiles brillaient dans le ciel immense. [...] J'ai été envahi par une angoisse à la fois terrifiante et délicieuse, provoquée par le sentiment de la présence du monde, ou du Tout, et de moi dans ce monde. En fait, je n'étais pas capable de formuler mon expérience, mais, après coup, je ressentais qu'elle pouvait correspondre à des questions comme : Que suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Qu'est-ce que c'est que ce monde dans lequel je suis ? J'éprouvais un sentiment d'étrangeté, l'étonnement et l'émerveillement d'être là. En même temps, j'avais l'impression d'être immergé dans le monde, d'en faire partie, le monde s'étendant depuis le plus petit brin d'herbe jusqu'aux étoiles. Ce monde m'était présent, intensément présent. Bien plus tard, je devais découvrir que cette prise de conscience de mon immersion dans le monde, cette impression d'appartenance au Tout, était ce que Romain Rolland a appelé le sentiment océanique. Je crois que je suis philosophe depuis ce temps-là, si l'on entend par philosophie cette conscience de l'existence, de l'être-au-monde.

Esquissant ainsi une phénoménologie du moment philosophique, Pierre Hadot note que celui-ci, de façon doublement sagittale, découvre à l'adolescent qui regagne alors la maison familiale, et sa solitude d'homme, rançon de la singularité de son être-propre, et son appartenance au Tout, visage mystérieux de l'Un. L'angoisse, force vive qui se nourrit du différend des contraires, mobilise le moi dans le sens de l'ouvert, le déborde. Ainsi débordé, par là délesté des réponses qui préviennent les questions, le moi devient ententif, il se fait écoute, i. e. se laisse atteindre par ce qui vient à lui depuis toujours sur le mode de la pure question :

Que suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Qu'est-ce que c'est que ce monde dans lequel je suis ?

L'étrangeté d'un tel événement est justement celle de la philosophie, en tant que moment de l'expérience humaine. Cette conscience de l'existence, de l'être-au-monde, dont Pierre Hadot dit qu'elle constitue pour lui la réalité de la philosophie, cette conscience-là est question. A ce titre, elle ne produit pas de réponses. Mais elle change la vie, observe fortement Pierre Hadot.

J'ai commencé à percevoir le monde d'une manière nouvelle. Le ciel, les nuages, les étoiles, les soirs du monde, comme je me disais à moi-même, me fascinaient. Mettant le dos sur l'appui de la fenêtre, je regardais vers le ciel la nuit, en ayant l'impression de me plonger dans l'immensité étoilée. Cette expérience a dominé toute ma vie [...].

Depuis ce temps, j'ai ressenti très fortement l'opposition radicale qu'il y a entre la vie quotidienne, qui est vécue dans une semi-inconscience, dans laquelle les automatismes et les habitudes nous guident, sans que nous ayons conscience de notre existence et de notre existence dans le monde, entre la vie quotidienne, donc, et des états privilégiés dans lesquels nous vivons intensément et avons conscience de notre être-au-monde. Aussi bien Bergson que Heidegger ont nettement disingué ces deux niveaux du moi, le moi qui reste au niveau de ce que Heidegger appelle le on, et celui qui s'élève au niveau de ce qu'il nomme l'authentique. C'est depuis ce temps-là, parce que je n'osais dire à personne ce que j'avais éprouvé, que j'ai toujours ressenti qu'il y a des choses indicibles. Ce que j'aurais dit n'aurait été que banalité.

Rejoignant ici le propos de Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus (1921), - Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen, Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire -, et plus originairement la théorie stoïcienne des inexprimables, Pierre Hadot souligne le caractère indicible du moment philosophique. L'expérience de la philosophie est celle d'un moment d'intensification de la vie. A ce titre elle ne doit rien aux jeux de langage ni aux calculs de la raison. La vie va sans dire. C'est, dans notre tradition, le déploiement de la phusis ou de la Grâce. Le moment philosophique participe d'un tel déploiement.

 

Pierre Hadot, depuis l'événement de la rue Ruinart, a publié un nombre considérable d'ouvrages. Le besoin d'écrire, observe-t-il, suit de la brêche ouverte un jour par l'angoisse dans la forteresse du moi.

A cette époque je ne savais comment formuler ce que je ressentais, mais j'éprouvais le besoin d'écrire, et je me souviens très clairement que le premier texte que j'ai écrit était une sorte de monologue d'Adam découvrant son corps et le monde autour de lui.

De façon explicitement référente au jardin d'Eden avant la faute, Pierre Hadot montre ici comment la nuit et le moment de la philosophie changent la vie de façon heureuse.

Reconduisant le narrateur à son corps, grâce auquel il a proprioception, ou conscience du vif en quoi s'entretient son pouvoir-être propre, le moment de la philosophie découvre à la conscience du dit narrateur l'horizon d'altérité dont celui-ci a besoin pour déterminer ce qu'il a de même relativement à autrui.

A partir de ce moment, j'ai eu le sentiment d'être à part des autres, car je ne pouvais penser que mes camarades ou même mes parents ou mes frères puissent imaginer des choses de ce genre. Ce n'est que bien plus tard que j'ai découvert que beaucoup de personnes ont des expériences analogues, mais n'en parlent pas.

 

De l'aparté au jeu partagé de la pensée, Pierre Hadot écrit par la suite un grand nombre d'ouvrages, dédiés, entre autres, à Plotin, Marc-Aurèle, Socrate, - trois maitres à vivre, trois exemples de ce que l'auteur nomme la philosophie comme manière de vivre, ou la philosophie comme exercice spirituel.

Alors que les philosophes modernes se préoccupent de construire des systèmes, observe Pierre Hadot, les philosophes de l'Antiquité se soucient d'exercer et, le cas échéant, de conseiller une manière de vivre.

Diogène n'écrit rien. Il se contente de vivre en philosophe, i. e., dans son cas, de se conformer aux requisits de la nature.

Socrate n'écrit rien, lui non plus. Mais il remplit sa fonction de maître auprès de ses élèves : il se soucie d'eux. Il se soucie, plus exactement, de leur faire prendre la décision de se soucier d'eux-mêmes. Prêchant d'exemple, il leur apprend ainsi à distinguer entre le moi qui va bientôt devenir cadavre après avoir bu la ciguë, et le moi qui dialogue et agit spirituellement.

Platon s'est soucié de mettre en oeuvre la représentation d'un certain mode de vie, celui d'un politique éclairé par les Idées ; Aristote illustre le modèle du savant contemplateur de la nature, discrètement visité par le rai de lumière de la théologie astrale.

Plotin poursuit, toute sa vie durant, la quête de l'absolument simple, i. e. celle de l'Un, qui, justement parce qu'il est Un, ne se prête jamais en tant que tel aux tours et détours compliqués du discours.

Car si l'âme a passé en revue toutes les vérités, dès l'instant qu'on veut qu'elle les exprime et les articule de manière discursive, elle fuit ces vérités auxquelles nous participons, car la pensée discursive, si elle veut exprimer quelque chose, doit saisir une chose après une autre. C'est là précisément le parcours (et l'errance de la recherche dialectique dont parle Platon dans le Parménide). Mais quel parcours peut-il y avoir dans ce qui est absolument simple ?

Plotin, Ennéades, V, 3, 17, 15 (cité par Pierre Hadot)

Pourquoi, au regard de la priorité qu'il accorde à la philosophie comme manière de vivre, Pierre Hadot, lui-même, écrit-il des ouvrages philosophiques ?

Pierre Hadot s'en explique, de façon lumineuse, dans les entretiens évoqués ici, spécialement dans les chapitres intitulés Expérience unitive et vie philosophique et Le discours philosophique comme exercice spirituel.

Semblablement à Plotin, Pierre Hadot distingue plusieurs niveaux du moi : d'abord, la conscience sensible, où le moi se comporte comme s'il se confondait avec le corps ; puis, la conscience rationnelle, où le moi prend conscience de lui-même comme âme et comme réflexion discursive ; enfin, la conscience spirituelle, dans laquelle le moi découvre que finalement il a toujours été, inconsciemment, Esprit ou Intellect, et dépasse ainsi la conscience rationnelle, pour atteindre à une sorte de lucidité spirituelle et intuitive, sans discours et sans réflexion.

La philosophie, observe-t-il, consiste à s'élever de la conscience sensible à la conscience spirituelle. Au-delà de ce niveau de conscience s'ouvre parfois, dans une vie, le domaine mystérieux l'expérience unitive, celui que Platon nomme, dans un autre contexte, l'au-delà de l'epekeina, et Aristote, l'eskhaton. Dépassant son état d'identification avec l'Esprit et parvenant à un état d'unité et de simplicité absolues, le moi vit en quelque sorte avec l'Esprit l'état d'indétermination et d'infinité, d'ivresse, dit Plotin, dans lequel se trouve l'Esprit au moment de sa naissance à partir de l'Un. Il se dépasse donc lui-même et se transforme : il se dilate dans l'infini. Mais c'est, pour le philosophe, une expérience très rare et très exceptionnelle.

Pierre Hadot, dans l'ensemble de son oeuvre, tente de promouvoir une protreptique, i. e. une philosophie qui aide la conscience à s'élever du stade sensible au stade spirituel. A ce titre, il défend et illustre la cause de la philosophie comme exercice spirituel. Hors des moments océaniques, qui sont exceptionnellement ceux de la conscience unitive, chacun de nous, observe Pierre Hadot, a besoin de définir un choix de vie qui permette d'accéder au possible de la conscience spirituelle. Ce choix gagne en fermeté, lorsqu'il se déploie relativement à l'horizon d'explicitation fourni par la réflexion théorique. Pierre Hadot développe à ce propos une comparaison surprenante. Il en va, dit-il, de la réflexion théorique comme de l'éclairage des bicyclettes...

Il y a une causalité réciproque entre réflexion et choix de vie. La réflexion théorique va dans un certain sens grâce à une orientation fondamentale de la vie intérieure, et cette tendance de la vie intérieure se précise et prend forme grâce à la réflexion théorique. Quand j'étais jeune, j'avais déjà cette idée et je l'illustrais pour moi par l'éclairage des bicyclettes, qui était assuré par leur mouvement. Dans la nuit, il faut bien une lumière qui nous éclaire et nous permette de nous guider (c'est la réflexion théorique). Mais pour avoir la lumière, il fallait que la dynamo tourne par le mouvement de la roue. Le mouvement de la roue, c'est le choix de vie. Ensuite on pouvait avancer. Mais il fallait commencer par rouler un tout petit moment dans le noir. Autrement dit, la réflexion théorique suppose déjà un certain choix de vie, mais ce choix de vie ne peut progresser et se préciser que grâce à la réflexion théorique.

Les grands textes de la philosophie offrent le point d'appui nécessaire à la réflexion théorique. Pierre Hadot, historien de la philosophie, se propose de favoriser l'accès aux textes anciens, en fournissant aux lecteurs le moyen de questionner, chaque fois que possible, les motifs et raisons qui déterminent le sens de ces textes premiers.

Pour toutes sortes de raisons, dont l'éloignement chronologique n'est pas la plus importante, notre compréhension des oeuvres antiques s'est de plus en plus obscurcie. Pour y retrouver accès, il nous faudra pratiquer une sorte d'exercice spirituel, d'ascèse intellectuelle, afin de nous libérer d'un certain nombre de préjugés et de redécouvrir ce qui pour nous est presque une autre manière de penser.

Pierre Hadot, Introduction aux "Pensées" de Marc-Aurèle

De façon implicitement référente à Heidegger dans Interprétations phénoménologiques d'Aristote et Aristote, Métaphysique, De l'essence de la réalité et de la force, et à Gadamer dans Vérité et méthode, Pierre Hadot désigne ici, sous le nom d'exercice spirituel, d'ascèse intellectuelle, un mode de lecture explicitement opposé à celui de l'herméneutique contemporaine.

Il est de bon ton à notre époque d'affirmer que, de toute manière, nous sommes incapables de savoir exactement ce qu'a voulu dire un auteur, et que cela n'a d'ailleurs aucune importance, car nous pouvons donner aux oeuvres le sens qu'il nous plaît de leur donner. Pour ma part, sans entrer dans cette polémique, je dirais qu'avant de découvrir des sens non voulus, il me semble possible et nécessaire de découvrir le sens voulu par l'auteur. Il est absolument indispensable de tendre vers la reconstitution d'un sens de base, auquel on pourra se référer ensuite pour déceler, si on le veut, les sens dont l'auteur n'a peut-être pas été conscient.

Pierre Hadot, Introduction aux "Pensées" de Marc-Aurèle

Pierre Hadot, sans entrer dans la polémique, use de la prétérition pour fustiger l'esthétique de la réception, présentée en l'occurrence comme la maladie congénitale de l'interprétation contemporaine. Aux facilités de la dite esthétique, il oppose le travail de reconstitution d'un sens de base, voulu par l'auteur, et, en tant que tel, nécessairement élaboré sous l'unité d'une perspective qui est, en abîme, celle d'un milieu, d'un moment, d'une époque.

Hans-Georg Gadamer, dans Vérité et Méthode, critique la méthode dite de l'historicité. La reconstitution de ce que l'auteur avait dans l'esprit constitue, à ses yeux, une tâche réduite. Il demeure impossible à l'historien, et plus généralement à celui qui veut comprendre, de circonscrire l'horizon de sens auquel se trouve renvoyé le travail de la compréhension, observe en effet Gadamer.

C'est la tentation de l'historicisme que de voir en une telle réduction la vertu de la scientificité, et de concevoir la compréhension comme une sorte de reconstitution qui répète pour ainsi dire la genèse du texte.

Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode

Pierre Hadot, quant à lui, juge qu'il est possible de restaurer l'horizon de significativité au regard duquel un texte a sens, et sens voulu. Malgré les apparences, sa méthode rejoint, quant au fond, celle de Gadamer, puisque, nonobstant l'inversion de polarité ontologique qui veut que chez Pierre Hadot le souci de l'historique l'emporte sur celui de l'historial, elle consacre, sous le nom d'ascèse intellectuelle, le primat des questions sur les réponses, et assigne à la voix du passé le soin d'éclairer le présent, dans le cadre de l'exercice spirituel.

Le fait qu'un texte transmis devienne objet d'interprétation veut déjà dire qu'il pose une question à l'interprète. Dans ce sens, l'interprétation comprend toujours une référence essentielle à la question qui vous est posée. Comprendre un texte veut dire comprendre cette question.

Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode

Il ne s'agit nullement, chez Pierre Hadot, de lire les textes anciens pour lire les textes anciens, de reconstituer le sens voulu par l'auteur afin de l'établir au titre de la chose faite et en quelque sorte de l'exploit savant, - dont Pierre Hadot, rapportant ici un propos d'Ariston, dit qu'il est, semblablement à celui du dialecticien, inutile et ingénieux : Ceux qui approfondissent la dialectique ressemblent à ceux qui mangent des écrevisses : ils peinent sur beaucoup de carapace pour une maigre nourriture. Il s'agit en revanche de se laisser atteindre par la voix du passé afin de recueillir de cette dernière les enseignements dont elle est porteuse et qui demeurent, aujourd'hui comme hier, susceptibles d'éclairer nos choix de vie.

Pierre Hadot, dans Plotin ou la simplicité du regard, ou dans Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, fournit un admirable exemple de lecture conçue à la fois comme un travail d'ascèse intellectuelle et comme un exercice spirituel. De façon méthodologiquement déterminée, il entreprend de retrouver le sens voulu par l'auteur afin qu'ainsi retrouvé, celui-ci puisse éclairer et, le cas échéant, orienter nos propres choix de vie.

Dans la conclusion aux Pensées de Marc Aurèle, Pierre Hadot s'interroge sur la fascination qu'exerce ce texte célèbre. Suffit-il d'invoquer, à titre d'explication, le possible d'un stoïcisme universel ? Pierre Hadot assigne à cette fascination une raison à la fois plus simple et plus décisive :

Si ce livre a toujours pour nous un tel attrait, c'est qu'en le lisant nous avons l'impression de rencontrer, non pas un système, celui du stoïcisme, bien que Marc Aurèle s'y réfère constamment, mais un homme, un homme de bonne volonté, qui n'hésite pas à se critiquer lui-même, qui reprend sans cesse la tâche de s'exhorter, de se persuader, de trouver les mots qui l'aideront à vivre et à vivre bien ? Ce sont des exercices spirituels, sans doute, menés selon une certaine méthode. Mais nous y assistons en quelque sorte, ils sont pris sur le vif, au moment même où ils sont pratiqués.

Dans la littérature universelle, on trouve beaucoup de prédicateurs, de donneurs de leçons, de censeurs, faisant la morale aux autres avec suffisance, avec ironie, avec cynisme, avec aigreur, mais il est extrêmement rare de voir un homme en train de s'exercer lui-même à vivre et à penser en homme [...].

Nous éprouvons une émotion très particulière à entrer en quelque sorte dans une intimité spirituelle, dans le secret d'une âme, à être associé ainsi, directement, aux tentatives d'un homme qui, fasciné par l'unique nécessaire, par la valeur absolue du bien moral, s'efforce de faire ce qu'au fond nous essayons tous de faire : vivre en pleine conscience, en pleine lucidité, donner toute son intensité à chacun de ses instants et un sens à sa vie tout entière. Il se parle à lui-même, mais nous avons l'impression qu'il s'adresse à chacun de nous.

Historien de la philosophie et philosophe, Pierre Hadot, lui aussi, cependant qu'il se parle à lui-même, s'adresse à chacun de nous. Il montre, ce faisant, ce qu'est la philosophie comme manière de vivre : dans le secret de l'âme, être associé ainsi, directement.

 

Bibliographie

Pierre Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Albin Michel, Livre de Poche, biblio/essais, 2001.

Pierre Hadot, Introduction aux "Pensées" de Marc Aurèle, La citadelle intérieure, Arthème Fayard, Livre de Poche, références, 2005.

Pierre Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Gallimard, folio/essais, 2005.

Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, trad. Etienne Sacre, Seuil, 1976

Concernant la méthode de l'interprétation, cf aussi :

Interprétations phénoménologiques d'Aristote

La méthode de l'herméneutique

La tâche de l'herméneutique dans le cas de l'art

 

Dessin, style comics, personnage de Charles Schutz qui lit Plotin dans son lit

 

Que Pierre Hadot et ses lecteurs me pardonnent : je n'ai pu résister à la tentation de reproduire cette illustration, empruntée au site Neoplatonist Reader.

L'illustration s'intitule Reading Plotin in bed ?

 

 

 

Novembre 2006