Léo Strauss
Nihilisme et politique

 

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Léo Strauss, photo

On ne peut pas réfuter ce que l'on n'a pas compris entièrement.

 

Le 26 février 1941, dans le cadre d'un séminaire organisé à New York par la Graduate Faculty of Political and Social Science de la New School for Social Research et dédié aux Expériences de la Seconde Guerre mondiale, Léo Strauss prononce une conférence intitulée Nihilisme et politique. Soixante ans plus tard, la lecture de cette conférence produit un effet saisissant.

L'incipit surprend, eu égard aux nécessités de la situation présente. Rétrocédant de la prémisse sensément attendue en 1941, i. e. la condamnation du national-socialisme, Léo Strauss entreprend de répondre aux deux questions suivantes :

Qu'est-ce que le nihilisme ? Et dans quelle mesure peut-on dire que le nihilisme est un phénomène spécifiquement allemand ?

Léo Strauss, qui fut jadis l'élève de Heidegger à l'Université de Marbourg, engage ici le pas qui rétrocède, - le pas qui rétrocède, non plus de la métaphysique, mais du national-socialisme.

Ainsi engagé, le pas qui rétrocède du national-socialisme, reconduit au nihilisme en tant que phénomène premier ou antérieur, dont le national-socialisme constitue une figure neuve, mais pas nécessairement la figure ultime.

Il faut immédiatement comprendre que le national-socialisme n'est que la forme la plus célèbre du nihilisme allemand - sa forme la plus vile, la plus bornée, la plus dépourvue de lumières et la plus honteuse. Il est probable que sa vulgarité même explique ses grands succès, si consternants soient-ils. Ces succès seront peut-être suivis d'échecs, et finalement par une défaite complète. Cependant, la défaite du national-socialisme ne signifiera pas nécessairement la fin du nihilisme allemand. Car ce nihilisme a des racines plus profondes que les discours de propagande de Hitler, que la défaite de l'Allemagne dans la guerre mondiale et tout cela.

Il faut, en conséquence, retourner au sol phénoménal à partir de quoi lève le nihilisme allemand, afin de requérir les motifs et/ou raisons qui ont rendu possible l'avénement du dit nihilisme, partant celui du national-socialisme.

 

Le nihilisme, observe Léo Strauss, n' a pas pour mobile la volonté d'autodestruction. A ce titre, il diffère radicalement de la morbidezza décadentiste, du lent et raisonné acquiescement aux suggestions de la fée verte.

Verlaine au café, photographié par Dornac

Le nihilisme allemand ne relève pas non plus du désir insane qui serait celui la destruction totale. La destruction à quoi il prétend, est sélectivement celle de la civilisation moderne, confusément perçue comme immorale, ou amorale, parce que sectatrice du bonheur. Sous le nom de civilisation moderne, le nihilisme allemand vise non pas le progrès technique, dont il ne méconnaît pas l'intérêt, mais les grandes pétitions contemporaines, jugées symptomatiques du manque de sérieux de l'Occident anglo-saxon :

Soulager la condition de l'homme ; protéger les droits de l'homme ; le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre possible...

Le nihilisme allemand revêt ainsi le caractère d'une protestation morale relativement à une société ouverte à tout et n'importe quoi, et qui, en raison de cette aperture même, se voue historialement à la chienlit.

Cette protestation vient de la conviction que l'internationalisme inhérent à la civilisation moderne, ou, plus précisément, que l'établissement d'une société parfaitement ouverte qui est, pour ainsi dire, le but de la civilisation moderne ; et par conséquent toutes les aspirations liées à ce but, sont inconciliables avec les exigences fondamentales de la vie morale.

Georges Grosz, La Ville, bruit, fureur rouge

Une telle protestation se fonde sur la représentation de la société ouverte comme lieu où se retrouvent ceux qui recherchent le plaisir, le profit, un pouvoir irresponsable, où se retrouvent en fait toutes les irresponsabilités. Elle se double d'une célébration des mérites de la société close, seule garante du sérieux, en quoi réside la condition de possibilité de la vie authentiquement morale. Une telle société entretient, en raison de sa clôture même, l'atmosphère de tension dont la vie morale a besoin pour se déployer sur le mode héroïque. Consciente de ce que sa survie dépend de sa moralité, une telle société a le sens du devoir, du sacrifice. A ce titre, elle vise le sublime. Tournant le dos aux valeurs héroïques, la société ouverte, quant à elle, n'est rien d'autre qu'une société anciennement close qui précipite sa désagrégation en se rendant incapable du sublime. La respectabilité dont elle se targue reste proportionnelle au degré de clôture qu'elle conserve. La dite respectabilité se trouve toutefois infirmée quant au fond par l'hypocrisie des raisons dont les thuriféraires de la modernité se réclament, telles que la contribution au progès moral, avec, par exemple, la substitution des sanctions aux châtiments, de la Défense à la guerre, bref celle des fictions juridiques à la réalité.

La conviction qui sous-tend la protestation contre la civilisation moderne, note Léo Srauss, n'a fondamentalement rien à voir avec le bellicisme, avec l'amour de la guerre ; ni avec le nationalisme : car il a existé des sociétés closes qui n'étaient pas des nations ; elle a en revanche quelque chose à voir avec ce que l'on appelle l'Etat souverain, dans la mesure où l'Etat souverain présente le meilleur exemple moderne d'une société close au sens indiqué.

Inspirée par la passion de la morale, une telle conviction est de type souverainiste, car elle assigne à l'Etat le statut de garant de la clôture, i. e. la fonction de gardien d'une morale en péril. La dite conviction, concède Léo Strauss, n'est pas sans noblesse ni raison. Elle fut jadis celle de Glaucon, qui, dans la République, stigmatise la cité des pourceaux. Elle fut plus tard celle de Rousseau, puis celle de Nietzsche. Plus tard encore, celle des opposants à la furia urbaine et au Kulturbolschewismus de la République de Weimar. Mais, même si la dite conviction n'est pas d'essence nihiliste, et même si elle peut apparaître, dans une certaine mesure, comme non dénuée de fondement, elle a conduit l'Allemagne de l'entre-deux-guerres au nihilisme, et entraîné la tragédie que l'on sait.

Georges Grosz, Les piliers de la société, figures grotesques

 

Le nihilisme, ou désir d'anéantir le monde présent et ses potentialités, est de nature d'autant plus difficile à comprendre, observe Léo Strauss, qu'il ne s'accompagne d'aucune conception claire de ce que l'on veut mettre à sa place.

Léo Strauss incrimine, de façon générale, les émotions de l'après-guerre.

Au titre des dites émotions, il évoque le climat délétère dans lequel baigne l'Allemagne des années 20.

Personne ne pouvait se satisfaire du monde de l'après-guerre. La démocratie libérale allemande sous toutes ses formes semblait à beaucoup absolument incapable de faire face aux difficultés auxquelles l'Allemagne était confrontée.

Le désespoir du présent inclut celui d'un futur, de type communiste, anarchiste, pacifiste, perçu, sans alternative aucune, comme la fin de l'humanité, le moment du dernier homme.

Après une révolution qui irait de pair avec une autre guerre mondiale, révolution qui déboucherait sur le dépérissement de l'Etat, sur la société sans classes, sur l'abolition de toute exploitation et de toute injustice, sur l'ère de la paix ultime, on assisterait à l'avénement d'un monde dans lequel chacun serait heureux et satisfait, dans lequel chacun aurait son petit plaisir diurne et son petit plaisir nocturne, un monde dans lequel aucun grand coeur ne pourrait battre ni aucune grande âme respirer, un monde sans sacrifice autre que métaphorique, c'est-à-dire un monde ne connaissant pas le sang, la sueur ni les larmes.

Une telle représentation de l'avenir, constate Léo Strauss, est le fait d'un bon nombre d'Allemands, très intelligents et très honnêtes, mais il est vrai très jeunes. Cette jeunesse-là cultive d'autant plus facilement le nihilisme qu'elle n'a matériellement rien à perdre et que, dans une société où, Nietzsche dixit, Dieu est mort, elle n'a plus d'eskhaton, car point de foi. Faute d'horizon de transcendance, faute de raisons d'espérer, certaine jeunesse allemande des années 20 se trouve incapable d'articuler autre chose que : "Non !".

Ce "Non !" se révéla cependant suffisant pour constituer le préalable à l'action, à l'action destructrice.

Georges Grosz, Explosion, dominante rouge

La jeunesse qui dit "Non !" ne voit pas que, sous le couvert d'un tel "Non !", elle fait valoir le caractère objectivement préférable de cela-même qu'elle refuse, à savoir le communisme anarchisme pacifisme, ou, en termes d'alternative, la décision rationnelle. La jeunesse qui opte pour la décision irrationnelle témoigne en cela de l'effet décervelant du on-dit, des conjectures venteuses, bref de l'astrologie sociale, alors devenue bouche-d'or dans les cercles estudiantins.

 

Concédant que l'avénement d'une nouvelle génération ne va pas sans contestation de la précédente, qu'il y a, lorsque la jeunesse est intelligente, une part de bien-fondé dans la dite contestation, qu'il est naturel d'aspirer au changement, de risquer l'inconnu pour trouver du nouveau ; observant enfin que le propre de la jeunesse est justement de manquer de modération, Léo Strauss impute à l'éducation progressiste dispensée aux jeunes Allemands des années 20 la responsabilité de la dérive nihiliste à laquelle se sont abandonnés une bonne partie de ces derniers.

Je suis convaincu que ce qui fut peut-être la chose la plus dangereuse pour ces jeunes gens a précisément été ce que l'on appelle l'éducation progressiste : ils avaient plus besoin de maîtres à l'ancienne, de maîtres à l'ancienne qui seraient assez peu dogmatiques pour être en mesure de comprendre les aspirations de leurs élèves.

Léo Strauss dénonce également la stratégie démagogique, dont participe selon lui l'émancipation politique de la jeunesse, autrement dit le vote des gamins.

Hindenburg âgé, Hitler enfant, photos

Le déclin du respect pour le grand âge trouva son expression la plus frappante dans l'évocation éhontée par Hitler de la mort imminente du vieux président Hindenburg.

Léo Strauss déplore enfin la collusion dangereuse qui s'établit, sur fond d'idéalisme déclinant, entre réaction et athéisme, via la philosophie, ou certaine lecture de la philosophie de Schopenhauer et plus encore de celle de Nietzsche.

Nietzsche soutint que le présupposé athée n'était pas seulement conciliable avec une politique antidémocratique, antisocialiste et anti-pacifiste radicale, il était même la condition indispensable à une telle politique : pour lui, le credo communiste lui-même n'est qu'une forme sécularisée du théisme, de la croyance à la Providence.

Léo Strauss reproche en somme aux professeurs et aux écrivains de n'avoir pas rempli correctement leur mission, d'avoir failli, là où leur devoir eût été de secourir une jeunesse en mal de sens, d'aider la dite jeunesse à s'orienter dans la pensée, bref de mener avec leurs élèves une réflexion politique digne de ce nom.

Les adolescents dont je parle auraient eu besoin de maîtres qui pussent leur expliquer en un langage clair la signification positive et non pas seulement destructrice de leurs aspirations. Ils croyaient avoir trouvé de tels maîtres dans le groupe de professeurs et d'écrivains qui ouvrirent la voie, à leur insu ou non, à Hitler.

Parmi ces professeurs et écrivains, Léo Strauss cite, entre autres, Ernst Jünger et Heidegger.

De façon empreinte d'ironie tragique, Léo Strauss attribue le succès des charmeurs de rats à la médiocrité de la partition concurrente. Les pédagogues du progrès s'y sont mal pris. Réfutation sans compréhension vaut dénégation, prise pour pueris decantata, rabâchages pour enfants. D'où l'admonestation de Léo Strauss : on ne peut pas réfuter ce que l'on n'a pas compris entièrement. Or les pédagogues progressistes ne pouvaient pas comprendre le doute que nourrissait la jeunesse quant aux principes de la civilisation moderne, car élevés à l'ombre de tels principes et préjugeant ces derniers intangibles, ils ne savaient parler que conservation, d'où se camper dans la posture défensive du perdant, faisant ainsi apparaître l'idée du bonheur, neuve en Europe s'il en fut, comme une vieille lune, l'idéal progressiste comme un reliquat d'encens, l'essor des sciences de l'homme en général, et celui des sciences politiques en particulier, comme un avatar de l'ancienne scholastique, dont le foisonnement terminologique recouvrirait un pur nominalisme. La seule réponse qui eût pu impressionner les jeunes nihilistes devait être donnée dans un langage non technique, i. e. le langage des émotions.

Or les pédagogues progressistes donnèrent l'impression d'être écrasés sous le lourd fardeau d'une tradition éculée et un peu poussiéreuse, tandis que les jeunes nihilistes, qu'aucune tradition n'entravait, avaient une liberté totale de mouvement. Et, dans les guerres de l'esprit non moins que dans les guerres réelles, la liberté d'action signifie la victoire.

Tentant de reconstituer ce que pouvait être à la veille de la Seconde Guerre mondiale le propos nihiliste, Léo Strauss montre qu'en tout état de cause, le meilleur des pédagogues progressistes n'eût rien pu trouver dans la philosophie de l'Histoire qui lui permît de réfuter le propos en question, puisque la dite philosophie, - avec le concept de progression vers un but qui est lui-même progressif et qui en cela ne peut-être défini -, non seulement faisait montre d'un caractère fumeux, invérifiable, car incapable de répondre aux réquisits de la raison et de la science (au sens de sophia et d'epistemê), mais apportait en somme un supplément d'eau au moulin nihiliste.

Léo Strauss renvoie ici au Faust de Goethe. Tandis que le nihiliste se réclame de l'Histoire pour dire que Hitler n'est que l'instrument de cette dernière ; qu'une nouvelle réalité prend forme, - elle transforme le monde entier, pendant ce temps, il n'y a rien - mais un rien fécond ; que ce qui vous semble la fin du monde est simplement la fin d'une époque, de l'époque qui a commencé en 1517 (publication des Quatre-vingt-quinze thèses de Martin Luther), etc., Méphistophélès murmure ceci, que le pédagogue progressiste n'entend pas : Méprise seulement la raison et la science, la plus haute puissance de l'homme, et tu seras entièrement à ma merci.

Jeunesse hitlérienne, bras tendus, photo

 

Abordant ici la dernière partie de la conférence, Léo Strauss prend soin de rappeler qu'il a vécu, entendu, vu et lu en Allemagne et qu'à ce titre, il lui fallait transmettre une impression sur un mouvement irrationnel et sur les réactions souvent irrationnelles qu'il a suscitées, plutôt qu'une argumentation raisonnée. Le chemin frayé à partir d'une telle impression est en l'occurrence celui de l'expérience herméneutique. Celle-ci touche maintenant au sol phénoménal, ou au fonds, sous-jacent au mouvement rapporté.

Face à la question qui se pose désormais quant au fonds : dans quelle mesure peut-on dire que le nihilisme est un phénomène spécifiquement allemand ?, Léo Strauss exprime une sorte d'effroi, signalé par la multiplication des références à l'ouvrage de M. Rauschning, La révélation du nihilisme, une avertissement pour l'Occident (1939), - ouvrage qui, en situation d'aporie, sert ici de pierre de touche et en quelque de sorte de de témoin.

C'est seulement parce que je n'ai pu trouver dans ce livre [une définition rigoureuse du nihilisme], que j'ai le courage de me satisfaire de ce que vous tiendrez pour une banalité, même si cette banalité est nécessaire. Je dirai donc la chose suivante : le nihilisme est le rejet des principes de la civilisation en tant que telle.

Au titre de la banalité nécessaire, Léo Strauss distingue, pour commencer, le nihiliste, le sauvage, et le soldat.

Le nihiliste est un homme qui connaît les principes de la civilisation, ne serait-ce que d'une manière superficielle. Un homme simplement non-civilisé, un sauvage, n'est pas un nihiliste.

Invoquant des exemples bien intéressants, Léo Strauss cite Arioviste versus Hitler, puis Archimède versus le soldat romain.

Arcgimède, buste, Hitler, photo

Telle est la différence entre Arioviste, le chef teuton défait par César, et Hitler, qui a par ailleurs en commun avec lui les qualités caractéristiques du parfait barbare (l'arrogance et la cruauté). Le soldat romain qui réduisit à néant les cercles que traçait Archimède n'était pas nihiliste : c'était juste un soldat.

Telle différence demeurant relative à des critères discutés, Léo Strauss distingue ensuite, de façon difficile à rendre en français, Kultur et Kultur, soit culture et civilisation.

Il note que beaucoup de nihilistes sont de grands amoureux de la culture, et que le mot culture lui-même laisse dans l'indétermination ce qu'est la chose qu'il s'agit de cultiver : le sang et la terre, façon nazie ; ou l'esprit ?

Le mot civilisation, quant à lui, désigne immédiatement le processus visant à faire de l'homme un citoyen et non un esclave ; quelqu'un d'urbain, et non un rustaud ; un amoureux de la paix, et non de la guerre ; un être policé, et non un voyou. Il ne s'applique donc pas à la la communauté tribale, qui, bien que dotée d'une culture, n'a pas bénéficié d'un tel processus.

De façon plus originaire encore, Léo Strauss définit la civilisation comme ce qui fait d'un être humain un être humain. C'est, dit-il, l'exercice conscient et résolu de la raison.

La civilisation fait d'un être humain un être pleinement humain, dans la mesure où elle requiert conjointement l'exercice de la raison pratique, clé de la vie morale, et celui de la raison théorique, condition de possibilité de la science.

Léo Strauss insiste sur la nécessité d'une rigoureuse conjointure entre morale et science. Toute disjonction met en péril la civilisation, partant le possible de l'humanité, auquel volens nolens chacun de nous prétend.

Dite identique à la philosophie, parce qu'elle se propose de comprendre tout ce que l'homme peut comprendre, la science a besoin de la morale pour conserver dans sa visée la direction de sens à laquelle l'oblige son pouvoir-être propre. Elle perdrait son âme à être cynique. Quid de la science moderne ? observe sobrement Léo Strauss.

La morale, quant à elle, correspond aux règles de la conduite honnête et noble, telles que les comprendrait un homme raisonnable. Il s'agit au demeurant de règles simples, à la fois dans leur lettre et dans leur esprit : ne pas infliger à autrui une douleur physique, ne pas tirer de plaisir à faire du mal ; la fin ne justifie pas les moyens.

Ces règles sont par nature applicables à n'importe quel être humain, bien qu'il nous faille éventuellement admettre que tous les êtres humains n'aient pas une aptitude naturelle égale à une conduite honnête et noble.

On note au passage qu'aux yeux de Léo Strauss, l'Art ne saurait constituer un critère de civilisation.

J'ai définitivement exclu l'art de la définition de la civilisation. Hitler, le champion bien connu du nihilisme, est célèbre pour son amour de l'art et il est un artiste lui-même. Mais je n'ai jamais entendu dire qu'il ait eu quoi que ce soit à faire avec la recherche de la vérité ou avec une tentative quelconque d'introduire dans les âmes de ses suppôts les semences de la vertu.

Place à Vienne, toile signée Hitler

On ne parlait ni d'Art ni d'esthétique chez les Anciens, rappelle Léo Strauss. Platon suspectait les artistes de préférer le mensonge à la vérité, l'agréable à l'utile, bref de s'absoudre de toute appartenance à l'oeuvre collective que constitue la recherche du souverain Bien. Semblablement à Platon, Léo Strauss juge qu'il doit y avoir, dans le cadre d'une société qui se respecte, précédence de la science et de la morale sur l'art. et, sauf à maîtriser le jeu des forces concurrentes, précédence de la raison sur la nature sans loi.

 

Fort des éléments de définition établis ci-dessus, Léo Strauss pose à nouveaux frais la question critique :

Dans quelle mesure peut-on dire que le nihilisme est un phénomène spécifiquement allemand ?

Il indique, pour commencer, ce qui distingue en la matière l'Allemagne du Japon, et plus largement de tout autre pays.

Le Japon ne peut pas être aussi nihiliste que l'Allemagne, parce que le Japon a été bien moins civilisé, au sens défini, que ne l'a été l'Allemagne.

Il relève ensuite, au titre de la spécificité allemande, l'interprétation de la science et de la morale en termes de race, de nation, de culture, d'où la promotion du concept de science nationale, - nordique, allemande, ou faustienne -, d'où, par effet de conséquence inverse, le rejet ipso facto de l'idée même de science, i. e. le rejet de la civilisation. La civilisation en effet, note Léo Strauss, est inséparable de l'instruction, du désir d'apprendre de quiconque peut nous enseigner quelque chose d'utile. L'Allemagne nihiliste fait en l'occurrence moins bien que la Gréce ancienne, qui, nonobstant ses prétentions à l'autochtonie, avait su apprendre des barbares.

Naturellement, précise Léo Strauss, un homme qui se limiterait à affirmer qu'une nation peut avoir une plus grande aptitude à comprendre les phénomènes d'un certain type que les autres nations, ne serait pas un nihiliste : ce n'est pas le sort accidentel de la science et de la morale, mais leur intention essentielle qui est décisive pour la définition de la civilisation, et par conséquent du nihilisme.

La question se pose maintenant de savoir, conclut logiquement Léo Strauss, en vue de quoi les nihilistes allemands rejettent les principes de la civilisation.

M. Rauschning, qui penche pour l'absence de but, parle de révolution sans doctrine, d'action inutilement destructrice, puisque sans projet. Le national-socialisme serait donc nihiliste dans son effet, mais pas nécessairement nihiliste dans son intention.

La thèse de M. Rauschning, observe Léo Strauss, n'est pas suffisante, car elle pourrait s'appliquer aussi bien à la révolution communiste. Et cependant on ne peut pas qualifier le mouvement communiste de nihiliste. Si la révolution communiste est nihiliste, elle l'est seulement du point de vue de ses conséquences, mais absolument pas du point de vue de ses intentions.

M. Rauschning, qui borne sa définition du nihilisme aux seuls effets de ce dernier, dit le national-socialisme nihiliste pour cause de destruction de tous les critères spirituels traditionnels.

Là encore, Léo Strauss juge le critère insuffisant. La tradition, en l'occurrence européenne, n'ayant rien d'homogène ni d'indiscutable, on ne voit pas en quoi contester, rejeter, détruire, même dans le domaine invoqué, relèverait du nihilisme, du moins concernant ce qui ne mérite pas d'être conservé. Léo Strauss cite à ce propos une superbe formule d'Aristote : nous recherchons ce qui est bon, et non pas ce dont nous avons hérité.

M. Rauschning, qui conclut à une révolution pour la révolution, se trouve magistralement contredit par Léo Strauss. Distinguant but et programme, celui-ci montre que, si le national-socialisme ne conçoit en termes de programme que la politique anti-juive, il se rêve et/ou se veut le maître du monde, et en cela justement il a un but.

Si basse que puisse être l'opinion que nous avons des nazis, je suis enclin à croire qu'ils ne désirent pas la domination du monde par l'Allemagne simplement comme un moyen de se maintenir au pouvoir, mais qu'ils tirent pour ainsi dire un plaisir désintéressé de ce tableau prestigieux : l'Allemagne gouvernant le monde.

Léo Strauss touche ici au coeur du phénomène nihiliste.

Justement dans ce qu'il a de désintéressé, d'esthétique, le but auquel prétend le national-socialisme, suscite le pressentiment du terrible. Il induit la représentation du guerrier comme figure essentielle du Beau. Il induit en celà le rejet des principe de la civilisation en faveur des valeurs militaires, donc le rejet des principes de la civilisation en faveur de la guerre.

Proche du militarisme, le nihilisme se distingue toutefois de ce dernier par la radicalité de la rupture qu'il opère relativement aux valeurs de la civilisation. Là où le militarisme tente de concilier l'idéal de la guerre avec la raison, le nihilisme se fonde sur la supposition que la civilisation, i. e. la raison, est finie. Dans le vide que crée la fin de la raison et au sein duquel il s'agit prioritairement de viser la survie, le courage, entendu comme la capacité à supporter n'importe quelle douleur physique, constitue la seule vertu qui subsiste. Le moment nihiliste apparaît ainsi, en dernière analyse, comme celui de la tabula rasa, par là celui du retour au commencement, supposé vierge, ou commençant, puisqu'indifféremment absous de toute civilisation existante et en puissance de toute civilisation possible. Certes radicalisé et subverti, on retrouve là un thème cher au Romantisme allemand.

Caspar Friedrich, Abbaye, ruines

Le nihilisme allemand est donc une forme radicalisée du militarisme allemand, et cette radicalisation vient du fait que, pendant le dernière génération, le jugement romantique sur l'ensemble du développement moderne, et par conséquent sur le présent, a été bien plus généralement accepté qu'il ne l'avait jamais été au cours du XIXe siècle. J'entends par jugement romantique un jugement qui se fonde sur l'opinion selon laquelle un ordre absolument supérieur des choses humaines a existé à une époque quelconque du passé connu.

 

Le militarisme allemand, dit Léo Strauss, est le père du nihilisme allemand. D'où la question, blanche et terrible, à quoi reconduit l'ensemble de la conférence :

Pourquoi l'Allemagne a-t-elle une aptitude particulière au militarisme ?

Léo Strauss montre que l'aptitude en question n'est pas le propre d'une Allemagne éternelle, mais qu'elle vient historialement à l'Allemagne des années 1760 à 1830, c'est-à-dire après que l'élaboration de l'idéal de la civilisation moderne a été presque complètement achevée, et alors qu'une révision de cet idéal, ou une réaction à cet idéal, s'amorce.

Vu comme une chose anglo-française, l'idéal de la civilisation moderne heurte la sensibilité luthérienne et/ou la tradition philosophque allemande. Il saperait les fondements de la morale, tels qu'établis auparavant par des maîtres dignes de foi.

Descartes déjà subsume sous la générosité souci de la justice et sens du devoir. La Révolution française vient ensuite, qui, faisant de la morale une affaire politique et juridique, croit épuiser les exigences de cette dernière en promouvant les droits de chacun, i. e. l'intérêt personnel, supposément éclairé ; en conférant le statut de l'honnête à la politique qui réussit ; en déléguant à l'industrie et au commerce le soin de régler le conflit entre l'intérêt commun et l'intérêt privé. Thomas More, sous le couvert de l'utopie, réhabilite un certain hédonisme. Locke, quant à lui, voudrait que la justice suivît de la propriété !

Criant à l'abaissement de la morale, les philosophes allemands invoquent la priorité du Bien sur l'intérêt personnel, de l'honestum sur l'utile ; la valeur du sacrifice de soi, de la négation de soi.

Ils insistèrent tant sur ce point qu'ils finirent par oublier le but naturel de l'homme, qui est le bonheur ; le bonheur et l'utilité ainsi que le sens commun devinrent presque des termes proscrits dans la philosophie allemande.

Telle qu'invoquée par la philosophie allemande des années 1760 à 1830, constate Léo Strauss, la priorité du sacrifice sur le bonheur trouve son expression la plus aboutie dans le comportement du soldat qui, en vertu de son courage, risque sa vie pour sa patrie, et, fine fleur du sacrifice de soi, tombe au champ d'honneur. Défense de la morale menacée et surestimation de la vertu militaire, ou, de façon plus générale, mépris pour le sens commun et pour les buts de la vie humaine tels que les voit le sens commun, constituent ainsi des thèmes récurrents chez Fichte, Hegel, et Nietzsche.

Je méprise Locke, disait Schelling. Tentant de surmonter ce qu'elle méprisait, la philosophie allemande se conçut, dans un premier temps, comme une synthèse de l'idéal pré-moderne et de l'idéal propre à la période moderne.

Cette synthèse n'a pas marché, observe Léo Strauss. Dans la première moitié du XIXe siècle, elle fut supplantée par le positivisme occidental.

Engageant alors le tournant décisif, la philosophie allemande choisit la voie du retour-amont, [Heidegger, qui radicalise la démarche, dit l'encontre ], i. e. celle du retour à l'idéal pré-moderne.

Léo Strauss vise ici, sans le dire, le Heidegger du retour aux Grecs, dont, par effet de succession phrastique, il souligne l'abyssale proximité avec le nazisme :

Le national-socialisme est l'exemple le plus célèbre, parce que le plus vulgaire, d'un tel retour à un idéal pré-moderne. A son plus haut niveau, il fut un retour à ce que l'on peut appeler l'étape pré-littéraire de la philosophie, à la philosophie présocratique.

De façon cette fois-ci explicite, quoique non dénuée d'ambivalence, Léo Strauss invoque Nietzsche, dont il rappelle qu'il exerça une grande influence sur l'Allemagne des années 20, et qu'il crédite d'une reponsabilité éminente dans l'émergence du nihilisme allemand.

La référence à Rousseau éclaire d'un jour plus indécidable encore l'ambivalence notée plus haut :

Portrait de Rousseau, photo de Nietzsche

La relation de Nietzsche à la révolution allemande nazie est comparable à la relation de Rousseau à la Révolution française. Cela revient à dire qu'en interprétant Nietzsche à la lumière de la révolution allemande, on est très injuste envers Nietzsche, mais on n'est pas absolument injuste.

Le propos vérifie ce que Gadamer, dans Vérité et méthode, dit de l'efficience historique :

On ne peut comprendre la tradition historique [ici, la lecture de Nietzsche] que si l'on garde présent à l'esprit que c'est le cours même des choses qui contribue à en déterminer le sens fondamental. C'est la poursuite du devenir historique qui permet à la chose transmise d'apparaître sous de nouveaux aspects de signification. Par l'actualisation nouvelle qu'ils trouvent dans la compréhension, les textes sont replacés dans un véritable devenir historique, comme le sont les événements par la poursuite même de leur cours.

Soulignant le possible du jeu que conserve la lecture de Nietzsche, Léo Strauss se réclame finalement de celui qui philosophe à coups de marteau , - ici, celui qui fustige l'esprit allemand.

Ce que l'on appelle les idées modernes, ou les idées du XVIIIe siècle, cet idéal, en un mot, contre lequel l'esprit allemand s'est élevé avec une répuison profonde - est d'origine anglaise, cela ne saurait être mis en doute.

(Par-delà le bien et le mal, aphorisme 253)

Je crois que Nietzsche a eu raison, conclut Léo Strauss.

Dédiés au génie anglais, les derniers mots de la conférence portent sur le pragmatisme et la vertu de modération.

Là où la synthèse allemande de l'idéal pré-moderne et de l'idéal propre à la période moderne n'a pas marché, les Anglais ont su ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, i. e. concevoir les idéaux modernes comme une adaptation raisonnable de l'idéal ancien à des circonstances nouvelles. ; promouvoir la modernité et préserver l'héritage classique, - à Cambridge et à Oxford ; bref, garder par devers eux une quantité substantielle du contrepoison qui a tragiquement manqué aux Allemands.

Léo Strauss, en 1941, a de l'humour, du coeur. Le sens du juste et de l'injuste aussi, fondement de l'art politique, dont il consigne ici le moment périlleux.

En défendant la civilistion moderne contre le nihilisme, les Anglais défendent les principes éternels de la civilisation. Personne ne peut dire à quoi aboutira cette guerre. Mais ceci au moins est hors de tout doute possible : en choisissant comme chef Hitler au moment crucial, au moment où la question de savoir qui doit triompher, du point de vue militaire, était à l'ordre du jour, les Allemands ont cessé de pouvoir légitimement prétendre être autre chose qu'une nation provinciale ; ce sont les Anglais, non les Allemands, qui méritent d'être et de rester une nation impériale : car seuls les Anglais, et non les Allemands, ont compris que pour mériter d'exercer un règne impérial, regere imperio populos, il faut avoir été instruit pendant un très long temps : parcere subjectis et debellare superbos (épargner les vaincus, désarmer les superbes).

Vue d'Oxford, style bucolique

 

Let us beware of pursuing a Socratic goal with the means, and the temper, of Thrasymachus.

Gardons-nous de poursuivre un but socratique avec les moyens, et le tempérament, de Thrasymaque.

Leo Strauss, Natural Right and History

 

Bibliographie

Léo Strauss, Nihilisme et politique
Traduit de l'anglais et présenté par Olivier Sedeyn, éditions Payot & Rivages poche/Petite Bibliothèque, n°40, 2004

Wikipedia : Léo Strauss

Claude Rochet, Léo Strauss

Concernant les impressions du nihilisme, on relira avec profit quelques grands textes de la période correspondante :

Hermann Hesse, Le loup des steppes ; Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre ; Thomas Mann, Mario et le magicien, La Montagne magique, Le Docteur Faustus ; Klaus Mann, Méphisto.

 

Crédits iconographiques

Verlaine au café, photographié par Dornac en 1896

Georges Grosz, La Ville, 1917

Georges Grosz, Les piliers de la société, 1926

Georges Grosz, Explosion, 1917

Paul von Hindenburg

Hitler enfant

Heidegger

Ernst Jünger

Jeunesse hitlérienne, in Le Crapouillot, 1933

Archimède

Hitler en 1939

Hitler, Wien, (vue de Vienne, peinte par Hitler lui-même)

Caspar Friedrich, Abbaye, 1810

Oxford

 

 

 

Janvier 2005