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Ferdinand Delannoy, d'après Hyacinthe Rigaud, Jean de La Fontaine

Château-Thierry, musée Jean de La Fontaine

 

Récemment, une amie m'offrait un supplément de L'Illustration, daté du 7 juillet 1928. Celui-ci reproduisait, sous une couverture ornée d'une estampe d'après Rigaud, le texte d'une comédie de Sacha Guitry, intitulée Jean de La Fontaine.

Fondée sur une documentation très riche, empruntée aux historiens et à la chronique du temps (cf. note 1 infra), la pièce évoque, en quatre actes, la vie et l'oeuvre du fabuliste. A la fois légère et grave, elle sonne juste. Plausibles dans la bouche du fabuliste, dignes du génie de ce dernier, les mots de Sacha Guitry font mouche. La fantaisie des situations, traitées dans le style du vaudeville, facilite, en la précipitant, l'expression de désirs et de craintes que la politesse commande généralement de dissimuler.

 

Acte I : scène de la vie conjugale, en 1654, à Château-Thierry, dans la maison natale de Jean de La Fontaine.

Déçue par son mari, qui la trompe de façon éhontée, qui par ailleurs, dit-elle, ne veut rien faire, car il ne s'intéresse à rien... sinon à ses lectures, Madame de La Fontaine se confie au capitaine Poignan, son amant. Elle ignore que son mari vient de terminer la rédaction d'une comédie en vers imitée de Térence, intitulée... L'Eunuque. Jean de La Fontaine survient. Constatant que la nature des mots échangés entre les deux amants l'oblige à se camper dans la posture du mari offensé, sans prévenir Madame de La Fontaine, qui ne doit rien savoir du dessous des cartes, il invite le capitaine Poignan à régler l'affaire sur le pré.

Acte II : scène de la vie de bohème, en 1672, dans le modeste appartement de Jean de La Fontaine, à Paris.

Séparé par une cloison de briques de Mademoiselle Certain qui occupe l'appartement voisin, Jean de la Fontaine a démonté une dizaine de briques afin de pouvoir communiquer directement avec la donzelle. Il file une romance avec cette dernière. Mademoiselle Certain, dite "le Rossignol", est une jeune chanteuse d'opéra, élève de Lully (cf. note 2 infra). Jean de La Fontaine, qui se déploie ici dans le style tendre, compose pour elle des vers inspirés par la différence d'âge, empreints d'une douce mélancolie. Madame de La Sablière survient. Jean de La Fontaine lui dédie les vers qu'il vient d'écrire pour Mademoiselle Certain. Madame de La Sablière lui offre de résider à l'avenir en sa vaste demeure. Jean de La Fontaine accepte cette offre.

Pierre Mignard, Madame de La Sablière

 

Acte III : scène d'explication entre époux.

Fraîchement débarquée de Château Thierry, Madame de La Fontaine survient. Elle souhaite renouer avec son mari. Revisitant l'histoire de leur mariage, les deux époux tentent d'éclaircir la nature de leur différend. Madame de La Fontaine, qui, suite au mariage du capitaine Poignan, voudrait bien retrouver une place aux côtés de son mari, promet de ne pas contrecarrer les aventures de ce dernier et se targue de pouvoir être désormais l'amie, la confidente dont celui-ci, dit-il, a toujours rêvé. L'arrivée d'une autre dame attendue révèle à Madame de La Fontaine le caractère insoutenable de son projet.

Acte IV : scène de vaudeville et happy end à l'envers, en 1673, dans le pavillon que Madame de La Sablière a fait aménager pour Jean de La Fontaine dans le parc de son hôtel particulier, à Paris.

Antoine-Jean-Baptiste Coupé, Ninon de Lenclos, portrait gravé

 

Tandis que les invités de Madame de La Sablière, dont Ninon de Lenclos, assistent à une représentation donnée par Lully, Jean de La Fontaine, qui est resté dans son pavillon, fait porter une lettre à une dame dont il tait le nom. Il écoute un air de violon venu du parc, puis entend s'élever une voix ravissante qu'il reconnaît pour être celle de son Rossignol, désormais promu au rang de vedette par Lully. Ninon de Lenclos survient. Plaidant la cause de Madame de La Fontaine, elle tance le poète pour sa conduite et lui mande de retourner vivre auprès de son épouse. S'en suit un échange de propos vénéneux, à la faveur duquel Jean de La Fontaine persifleur se rit de la vieille gourgandine, avant de lui révéler le coup qu'il prépare, i. e. le happy end de sa façon. Je n'en dis pas plus...

 

La pièce est créée en décembre 1916 au Théâtre des Bouffes-Parisiens. Dans les rôles de Jean de La Fontaine, Mme de La Fontaine, Mlle Certain dite "le Rossignol", on trouve M. Sacha Guitry, Mme Charlotte Lysès et Mlle Yvonne Printemps, alors chanteuse dénudée, dotée, dit-on, d'une "voix de rossignol", qui obtient ici son premier rôle au théâtre. Charlotte Lysès est, à la ville, l'épouse de Sacha Guitry ; Yvonne Printemps est depuis peu la maîtresse de ce dernier.

[Je distinguerai ici, pour la bonne compréhension, La Fontaine, ou l'homme historique, et Jean de La Fontaine, le personnage de Sacha Guitry.]

 

Jean de La Fontaine peint par Rigaud, 1684 ; Sacha Guitry dans Remontons les Champs-Elysées, 1938

Charlotte Lysès, dans Une Gueule en Or de Yves Mirande, détail de l'affiche, 1936 ; Madame de La Fontaine par David Joseph Desvachez, d'après Pierre Mignard (cf. infra)

Marie-Françoise Certain, claveciniste, chanteuse, 1662-1711 ; Yvonne Printemps, chanteuse, comédienne

 

La vie des acteurs répète ici celle de La Fontaine. La Fontaine fut, pour sûr, un mari volage ; Catherine Héricard, sa femme, une épouse copieusement trompée.

Madame de La Fontaine - ... les personnes que je reçois, et qui sont au courant de tout ce qui peut se passer dans une ville comme Château-Thierry, ne manquent pas de me renseigner sur les aventures qu'il lui plaît d'avoir... à droite... à gauche... partout ! D'ailleurs, c'est bien simple, il n'a rien changé à sa vie. Elle continue d'être ce qu'elle était lorsque nous nous sommes rencontrés. Dans chaque rue de la ville, il y a un mari trompé...

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte I

 

Monsieur hanta bientôt la cour de Fouquet, à Saint-Mandé : plus tard, la demeure parisienne de la Duchesse d'Orléans, de Madame de La Sablière ou de Madame Ulrich. Madame, délaissée, fit définitivement retraite en sa maison de Château Thierry.

Madame de La Fontaine - ... Pourquoi me fuyez-vous ? Pourquoi, depuis un si long temps, ne vous ai-je pas revu ? Pourquoi, l'autre jour, étant venu à Château Thierry, ne vous ai-je pas rencontré ?

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte III

 

De façon qui ne surprendra personne, Sacha Guitry se plaît à mettre en scène le La Fontaine infidèle, celui qui se disait "mal marié" :

J'ai vu beaucoup d'Hymens, aucun d'eux ne me tentent :
Cependant des humains presque les quatre parts
S'exposent hardiment au plus grand des hasards ;
Les quatre parts aussi des humains se repentent.

La Fontaine, Fables, "Le Mal Marié", VII, 2

 

David Joseph Desvachez, d'après Pierre Mignard, Marie Héricart, épouse de Jean de La Fontaine. La famille de Marie Héricart était apparentée à celle de Jean Racine. Le mariage fut contracté le 10 nov 1647 à la Ferté Milon.
Château-Thierry, musée Jean de La Fontaine

 

Marie Héricart avait 14 ans, La Fontaine 26 ans, lors de leurs noces. La Fontaine parle d'un mariage "de complaisance", contracté à la demande de son père, - sans doute pour conjurer la dette familiale, et, l'un n'excluant pas l'autre, pour sauver l'honneur d'une très jeune fille, serrée de trop près, disait-on, par un cousin suborneur. La jeune fille était jolie, intelligente, fine. La Fontaine eût pu l'aimer. Il n'en fit rien. Il honora poliment son contrat et, après qu'elle lui eût donné un fils - dont il ne s'occupa guère -, pressé d'aimer ailleurs, il vola vers d'autres conquêtes.

Sacha Guitry prête à ce mariage des raisons simplissimes, qui, invoquées par les parents au titre du bonheur bien compris, induisent a contrario le malheur des époux :

Jean de La Fontaine - ... je vous trouvais jolie, gracieuse et très fine... je vous ai désirée...

Mme de La Fontaine - Mes parents s'en sont aperçus...

Jean de la Fontaine - ... avant même que j'aie eu le temps de vous le dire...

Mme de La Fontaine - On a eu peur d'un malheur...

Jean de La Fontaine - ... et l'on nous a mariés hâtivement. Et un beau soir vous étiez chez moi, dans mon lit... victime résignée, craintive et sans défense... dont je n'avais pas eu le loisir et l'agrément de faire la conquête !... On vous donnait à moi... vous étiez ma femme, vous portiez mon nom... un contrat nous liait pour toute la vie... et nos parents se réjouissaient en se disant : "Nous avons évité un malheur !"... Et ce crime-là se commet tous les jours !

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte III

 

Faisant de son cas exemple, Jean de La Fontaine, qui était aussi avocat, conclut à l'inhumanité du mariage. Opposant à l'artifice de l'institution le naturel du désir, il revendique, au titre du droit de vivre humainement, la liberté d'aimer où l'on veut, quand on veut :

Jean de La Fontaine - ... et la vie serait déjà finie pour nous ?... Ah ! Non !... Nous avons humainement le droit de vivre !... Si d'autres peuvent s'accommoder du mariage conçu de la sorte... c'est leur affaire ! Mais - je vous le demande à genoux - ne soyons pas comme les autres. Soyons plus malins que les autres !... N'ayons pas, dans vingt ans, des regrets superflus !...

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte III

 

Le discours est spécieux, qui confond le droit de vivre humainement et les requisits de la nature. La suite de la pièce montre que, dans le cadre du mariage, Jean de La Fontaine revendique la liberté d'aimer au seul bénéfice des maris. Soupçonnant l'infidélité de sa femme, il en fait potentiellement grief à toutes les épouses. Il observe par ailleurs qu'en sus d'être infidèles, les épouses sont mères, c'est-à-dire ennuyeuses... Tel serait, à ses yeux, le double handicap de Madame de La Fontaine, qui aurait entretenu durant les absences de son mari une liaison avec le capitaine Poignant, et conçu, dans le même temps, un fils que lui, Jean de La Fontaine, comme il s'en ouvre à Ninon de Lenclos (acte IV), regretterait d'avoir signé.

Et Jean de La Fontaine de conclure, quant aux joies du mariage 

C'est insensé que, après tout ce qui est arrivé, il y ait encore des hommes qui se marient !... Le premier homme qui s'est marié, mon Dieu, il n'y a rien à lui dire... Il ne savait pas... mais, vraiment, le deuxième est inexcusable !

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte III

 

Pressé dans ses retranchements par Madame de La Fontaine, Jean de La Fontaine déclare distinguer, dans l'autre sexe, deux espèces contraires : les épouses, et les femmes.

Mme de La Fontaine - Mais vous détestez donc les femmes ?

Jean de La Fontaine - Moi, détester les femmes ? Ah ! Grands Dieux, non !... Car une femme, une vraie femme, c'est adorable, c'est charmant !...

Mme de La Fontaine - Qu'appelez-vous une vraie femme ?

Jean de La Fontaine - Une femme qui aime et qui est aimée !

Mme de La Fontaine - Alors, pour vous, les autres ne comptent pas ?

Jean de La Fontaine - Si... elles comptent le linge...

Mme de La Fontaine - Et les mères ?

Jean de La Fontaine - Mais nous ne parlons pas des mères, en ce moment, nous parlons des femmes !

Mme de La Fontaine - Eh ! Bien, et les vieilles femmes ?

Jean de La Fontaine - Ah ! Celles-là, je les consulte et je cause avec elles volontiers. Car j'aime infiniment celles qui ont su vieillir.

Mme de La Fontaine - Bon... celles-là, vous les aimez "infiniment". Mais pour que vous les aimiez... simplement... comment faut-il qu'elles soient ?

Jean de La Fontaine - Il faut qu'elles soient très jolies !

Mme de La Fontaine - Qu'appelez-vous une femme très jolie ?

Jean de La Fontaine - Toutes celles d'abord qui sont très jolies... et puis celles qui me trouvent encore bien !

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte III

 

Jean-Baptiste Oudry, L'Homme et son Image, in Illustrations de Fables choisies
Desaint & Saillant, et Durand , Paris, 1755-1759

 

Trahissant ici le fond d'anxiété que recouvre l'éclat de son discours, Jean de La Fontaine incarne en l'occurrence le Narcisse de la fable intitulée L'Homme et son Image (I, 11). Le Narcisse est ici un homme vieillissant, qui n'osant plus des miroirs éprouver l'aventure (v. 13), quête le miracle renouvelé des amours premières, car l'amour, comme on sait, est initialement et provisoirement aveugle... Lucide toutefois quant au sens de sa quête, Jean de La Fontaine évoque à mots couverts la peur de vieillir, et, plus généralement, le sentiment de la brièveté de la vie.

Le Rossignol - A quel âge est-on vieux ?

Jean de La Fontaine - Hum... comment te dire... Ah ! Ma foi, l'on est vieux la première fois...

Le Rossignol - La première fois qu'on aime ?

Jean de La Fontaine - Ah ! Non. La première fois qu'on cesse d'aimer. Cela m'est arrivé de bien bonne heure, hélas !

Le Rossignol - Et l'on ne rajeunit pas la seconde fois qu'on aime ?

Jean de La Fontaine - Malheureusement, non. Cela serait trop beau.

Le Rossignol - On ne rajeunit jamais ?

Jean de La Fontaine - Si... la seconde fois qu'on est aimé.

Le Rossignol - A quoi voit-on qu'on est aimé ?

Jean de La Fontaine - Aux yeux de celle qu'on aime.

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte II

 

Sensible à l'inquiétude de Jean de La Fontaine, le Rossignol note ce trait, si caractéristique de l'oeuvre du poète : quand vous êtes gai, on dirait qu'il y a, là-dedans, quelqu'un qui est triste (acte II).

 

Jean de La Fontaine, qui souffre à l'acte IV de rhumatismes, avoue à Ninon de Lenclos qu'il se sait voué à la douleur en guise d'ultime compagne :

Jean de La Fontaine : - ... Mais ce n'est pas un mal qui tue ! Il ne me quitte pas, il m'accompagne partout où je vais, il exaspère mes désirs et me fait regretter chaque matin les plaisirs que j'ai pris la veille... mais ce n'est pas un mal qui tue !... Et c'est un peu comme une femme, quand j'y pense. Oui, c'est une femme - une autre ! - intolérable, à laquelle pourtant il faut que je m'habitue, puisque nous devons vivre ensemble et que nous sommes inséparables. Cela ne tue pas, cela énerve, cela tourmente, cela fait du mal, se déplace sans cesse... mais est toujours là... hein ?... c'est tout à fait une femme, une autre, - en plus !... Et avouez que c'est une malchance d'être bigame pour un homme qui, déjà, n'aime pas beaucoup le mariage !

Bien avant ceux de Vigny, Baudelaire, les mots de Jean de La Fontaine disent, à leur façon, l'inconvénient d'être né, l'horreur de vivre, l'écoute tendue de la nuit qui marche...

Au fil des mots qu'il prête à Jean de La Fontaine, Sacha Guitry, sans rien qui pèse ou qui pose, tisse un beau portrait de La Fontaine écrivain. Il le montre grand lecteur, amoureux des Anciens, Homère, Esope, Virgile, Plaute, Térence, dont les figures peuplent son cabinet de travail qu'il appelait "la Chambre des Bustes". Il rappelle aussi le goût du fabuliste pour Rabelais et Malherbe, qui l'enchantent. Il évoque l'apparente facilité, ou plutôt le rythme libre, secret, de cet écrivain que sa femme disait paresseux :

Jannart - Vous devez avoir une grande facilité.

Jean de La Fontaine - Oui, très grande !... Et, en vérité, je n'éprouve aucune difficulté. Je n'appelle pas difficulté la recherche d'un mot, bien entendu, et, sincèrement, je ne m'explique pas que l'on puisse avoir à faire un effort pour travailler. Un peu de bonne humeur et de tranquillité d'esprit... et cela vient... cela vient... et c'est un tel soulagement pour moi ! Je me libère ainsi des pensées qui m'obsèdent... et c'est avant d'écrire que je suis fatigué, tant j'ai la tête lourde. Je me repose en travaillant... et quand c'est fini, je vais cent fois mieux.

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte I

 

C'est là, semble-t-il, le rythme auquel souscrivait Sacha Guitry également.

Considérant la façon d'être de l'écrivain, Sacha Guitry montre que celle-ci le condamne à demeurer, même couvert de femmes, un homme seul.

Chante, continue, dit Jean de La Fontaine à son Rossignol. Elle reprend sa chanson, mais, tandis qu'il est allé s'asseoir à son bureau, elle est un peu comme une âme en peine, car, s'il l'écoute encore, il n'y paraît guère.

Prenons loisir de vivre notre vie,
Et sans craindre l'envie
Donnons-nous du plaisir !
...

Toujours chantant, elle est allée jusqu'à la fenêtre. Un instant, elle y est restée accoudée., - et maintenant elle ne sait plus que faire. Il continue d'écrire. Elle chante encore...

Mais notre jour,
Quand une fois il tombe,
Demeure sous la tombe
Sans espoir de retour.

Il écrit toujours, - alors elle s'est rapprochée de ce passage qu'ils ont fait dans le mur, et, tout en chantant, elle est rentrée chez elle. Elle a fait retomber en passant la petite tapisserie, et, doucement, sa voix s'est tue. La Fontaine ne s'est aperçu de rien et il ne sait pas qu'il est seul à présent.

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte II, didascalies

 

Seul dans ses amours, l'écrivain, observe Sacha Guitry, l'est encore davantage dans son mariage. Madame de La Fontaine, en 1654, s'étonnait de ce que son mari perdît son temps à traduire L'Eunuque de Térence :

Madame de La Fontaine - Pourquoi fait-il cela ? On n'en sait rien. A trente ans, tout à coup, il lui a plu de recommencer ses études !... Non, ce n'est pas un homme normal.

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte I

 

En 1672, la même Madame de La Fontaine croit flatter son mari en lui remontrant qu'à l'école on fait apprendre ses fables aux enfants. Jean de La Fontaine sursaute :

Jean de La Fontaine - Mais en voilà une idée saugrenue, voyons, d'apprendre cela à des enfants !

Mme de La Fontaine - Je ne vois rien là que de très flatteur pour vous.

Jean de La Fontaine - C'est flatteur, en effet, si l'on veut... mais c'est peut-être aussi me faire courir un grand danger, car de là à devenir une sorte de pensum, il n'y a qu'un pas, songez-y ! Et puis n'est-ce pas diminuer la valeur de mes fables que de s'en servir dans le but d'exercer mécaniquement la mémoire des enfants ? Ces enfants seront un jour des hommes, et sans doute conserveront-ils le plus mauvais souvenir de ces vers qu'ils auront appris de force, sans les comprendre, et qu'ils auront appris comme des perroquets ! Ils sauront par coeur huit ou dix fables de moi, soit - mais chercheront-ils à en connaître davantage ?

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte III

 

La condition de l'écrivain veut que celui-ci demeure, aujourd'hui et à jamais, comme le souligne l'anachronisme, un homme seul.

Il y a ainsi, observe Jean de La Fontaine, alias Sacha Guitry, un abîme de proximité entre la solitude de l'écrivain et le besoin éperdu de plaire. Sacha Guitry attribue à ce besoin les nombreuses tentatives, hélas, toutes malheureuses, auxquelles se risqua La Fontaine dramaturge pour s'imposer au théâtre.

Bercé par les rêves de son Rossignol, Jean de La Fontaine, en 1672, croit encore en son étoile d'auteur dramatique :

Le Rossignol - Il faut être intelligent pour faire du théâtre ?

Jean de La Fontaine - Non.

Le Rossignol - Il faut tout de même comprendre ?

Jean de La Fontaine - Non. Il faut deviner... et tu devines très bien. Et puis, vois-tu, bien que nous soyons très différents l'un de l'autre, nous avons l'un et l'autre une chose inestimable... mystérieuse et irrésistible... et c'est justement le don de plaire !... Tu n'es pas très jolie et je ne suis pas beau, il y a bien des voix bien plus belles que la tienne et j'en sais qui ont plus de talent que moi... mais j'ai le don de plaire et tu l'as également. Ceux à qui nous ne plairons pas nous haïront sans doute et seront irrités, mais nous ne connaîtrons jamais ce sentiment affreux : l'indifférence ! Nous ne serons jamais indifférents à personne.

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte II

 

Dernière oeuvre de La Fontaine dramaturge, L'Astrée, en 1691, sera un four. L'écrivain s'enfonce bientôt dans l'âge des grandes douleurs et de la repentance. L'écrivain est un homme seul. On trouvera sur lui, après sa mort, un cilice dont personne ne savait rien. La question, encore aujourd'hui, n'a rien d'indifférent. Ce qui touche à La Fontaine, l'homme et l'oeuvre, ne sera jamais indifférent à personne. A preuve, ici, l'étonnante comédie dédiée par l'immodeste Sacha Guitry à l'écrivain de génie dont il fait son alter ego.

Sacha Guitry a 32 ans lorsqu'il écrit, met en scène et joue son Jean de La Fontaine. Il s'agit là d'un auteur encore jeune, qui dispose toutefois d'un métier solide, car Jean de La Fontaine constitue déjà l'opus 16 de l'abondante série de pièces qui assurent le succés de Sacha Guitry au théâtre.

Succédant à Faisons un rêve, pièce créée également en 1916, Jean de La Fontaine s'inscrit dans le même registre intimiste, porté sur le tendre, caustique mais point trop, absous du poids des réalités politiques, bref, adapté aux attentes du public en temps de guerre.

Les deux pièces participent en outre du moment privé qui est pour l'auteur/acteur et pour ses actrices - mêmement distribuées dans les deux pièces, et dans les mêmes rôles d'épouse ou de maîtresse - celui de la redistribution des cartes sentimentales.

Sacha Guitry divorce de Charlotte Lysès en 1918 ; il épouse Yvonne Printemps en 1919. Yvonne Printemps, en 1931, quitte Sacha Guitry pour Pierre Fresnay. Sacha Guitry, en 1935, épouse Jacqueline Delubac. Etc. Il se mariera finalement cinq fois, lui qui parlait ainsi, par le truchement de son ami Jean de La Fontaine :

C'est insensé que, après tout ce qui est arrivé, il y ait encore des hommes qui se marient !... Le premier homme qui s'est marié, mon Dieu, il n'y a rien à lui dire... Il ne savait pas... mais, vraiment, le deuxième est inexcusable !

Sacha Guitry, Jean de La Fontaine, Acte III

 

Le vrai La Fontaine avait pourtant magistralement tranché sur le sujet :

J'ai vu beaucoup d'Hymens, aucun d'eux ne me tentent :
Cependant des humains presque les quatre parts
S'exposent hardiment au plus grand des hasards ;
Les quatre parts aussi des humains se repentent.

La Fontaine, Fables, "Le Mal Marié", VII, 2

 

Sacha Guitry, lui, que l'on dit misogyne, ne se repentait pas !

Jean de La Fontaine peint par Rigaud, 1684 ; Sacha Guitry dans Remontons les Champs-Elysées, 1938

 

Note 1 - Solidement documentée quant au fond, la pièce de Sacha Guitry prend toutefois quelques libertés avec la chronologie. L'auteur prête à Mademoiselle Certain, née en 1662, un âge (19 ans) qu'elle ne pouvait pas avoir en 1672, date à laquelle Madame de La Sablière invite La Fontaine à venir résider auprès d'elle. La Fontaine ne pouvait pas non plus avoir 44 ans en 1672, puisqu'il est né en 1621.

Ces libertés témoignent d'une intention dramatique forte : Sacha Guitry a voulu que toutes les femmes invoquées dans la pièce puissent se croiser chez Jean de La Fontaine de façon plausible ; il place ainsi son héros au centre d'un dispositif panoramique qui lui représente, dans le même espace, ce que sont les femmes et ce qu'elles deviennent, aux divers âges de la vie.

Note 2 - Contrairement à ce que donne à penser la pièce de Sacha Guitry, Mademoiselle Certain, qui a certes collectionné les amants, ne semble pas avoir été la maîtresse de Lully, car celui-ci, bien qu'ayant épousé la fille du maître de chant Michel Lambert, préférait notoirement les garçons.

Marie-Jacqueline Certain, artiste, femme libre, qui a su s'imposer au XVIIe siècle dans le monde très mâle des musiciens, demeure, quoi qu'il en soit, un personnage passionnant. Il faut lire à ce sujet la belle étude de Bertrand Porot : Mademoiselle Certain, femme illustre, claveciniste du
Grand Siècle, savante musicienne…

On rapporte que Mademoiselle Certain, femme libre, savante musicienne, de surcroît était belle. Il ne nous est parvenu, hélas, aucun portrait.

La Fontaine, qui s'adresse ici à son ami musicien Pierre de Nyert, consacre à Mademoiselle Certain les vers ci-dessous, inspirés en 1677 à la fois par l'admiration qu'il voue la jeune artiste, et par la rancune qu'il conserve à l'encontre de Lully, lequel refusait en 1674 de mettre en musique sa dernière pièce, intitulée Daphnée :

Mais aussi, de retour de mainte et mainte église,
Nous irons, pour causer de tout avec franchise,
Et donner du relâche à la dévotion,
Chez l’illustre Certain faire une station :
Certain, par mille endroits également charmante,
Et dans mille beaux arts également savante,
Dont le rare génie et les brillantes mains
Surpassent Chambonnière, Hardel, les Couperains.
De cette aimable enfant le clavecin unique
Me touche plus qu’Isis et toute sa musique.
Je ne veux rien de plus, je ne veux rien de mieux
Pour contenter l’esprit, et l’oreille, et les yeux ;
Et si je puis la voir une fois la semaine,
À voir jamais Isis je renonce sans peine.

Référence empruntée à Bernard Porot dans Bertrand Porot : Mademoiselle Certain, femme illustre, claveciniste du
Grand Siècle, savante musicienne…

 

NB : Isis désigne ici la tragédie de Quinault, mise en musique par Lully, représentée devant le Roi par L'Académie Royale de Musique en août 1677.

 

 

 

Octobre 2008