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Mon ruisseau, sous les arbres

 

Chaque fois que j'évoque la belle Histoire d'un ruisseau, narrée par le géographe Elisée Reclus, je songe, sans le dire, à mon ruisseau, celui que je fréquente chaque été, depuis mon enfance.

Il s'agit d'un ruisseau pyrénéen, qui serpente tout au long de la vallée, à l'abri d'une rangée de peupliers. D'étiage variable, il présente, l'été, un cours raréfié. Mais l'on doit se méfier des crues d'orage. Quittant soudain son pas tranquille, le ruisseau gonfle dangereusement. Ses eaux, devenues furieuses, charrient des branches, parfois même des arbres entiers, arrachés aux rives. Le nageur qui se serait laissé surprendre par la crue, risque à tout moment d'être emporté, voire assommé par l'une ou l'autre des épaves dont le ruisseau se charge, au fil du courant. Le bruit des galets qui s'entrechoquent, à lui seul, fait peur.

Les peupliers

On ne soupçonne rien de ces épisodes violents, quand on se rend au bord de l'eau, par un bel après-midi d'été. La ligne des peupliers s'étire au bout d'un paisible champ de fraises. Au-delà des peupliers s'ouvre, en contrebas, un chaos de pierres, parsemé de coquilles d'escargots, d'amas de bois flottés, de buissons d'herbes folles. Çà et là, on trouve des os d'animaux, des anses de cruche, des manches de cassolettes, et des morceaux de faïence ornés de figures naïves, typiques de la vaisselle d'antan. Sensible au charme de ces menus trésors, je les collectionne.

Menus trésors, rangés sur la cheminée

Envahies par une végétation profuse, les rives, alentour du ruisseau, forment des murs, des tunnels, des labyrinthes de verdure. Aux saules qui voisinent avec les acacias, les aulnes, les frênes, les trembles, s'ajoutent des avalanches de buddleias, des écroulements de vigne vierge, des cascades de lianes. L'air sent la menthe sauvage et la fleur de sureau.

Buddleia, l'arbre à papillons

Souvent toxiques, les fleurs des rives crèvent de santé. Le botaniste saura identifier dans ces parages subaquatiques, la balsamine, belle insolente, grande, forte, dotée d'une tige rougeâtre et de fleurs roses, à large lèvre, petit capuchon, éperon recourbé ; la douce-amère, discrète, pubescente, aux minuscules fleurs violettes, anthères jaunes en colonne très saillante, baies ovoïdes, vénéneuses, vertes, jaunes, puis rouges ; le datura stramonium, robuste, glabre, vénéneux, aux feuilles irrégulièrement dentées, à la grande fleur solitaire, en forme de trompette blanche, au fruit étrange, semblable à une pomme épineuse ; la ciguë, grande, glabre, très vénéneuse, à fleurs blanches disposées en ombelles ; l'onagre, grande, forte, à tige tachée de rouge, feuilles lancéolées, grosses fleurs en boutons jaunes, dont les pétales rougissent en flétrissant ; l'épilobe dressée, hirsute, à fleurs roses pourprées, dont les stigmates à quatre lobes forment une petite croix blanche ; la salicaire, à tige striée, verticillée en épis chargés de fleurs à six pétales pourpre vif ; la saponaire, envahissante, glabre, à longs rhizomes, feuilles lancéolées, fleurs roses en bouquets, pétales entiers, d'apparence pédonculée, bien détachés des sépales légèrement renflés ; la renouée, petite, rampante, glabre, radicante aux noeuds, à fleurs roses en épis compacts ; le bouillon blanc, robuste, grand, à duvet cotonneux, tige ronde non ramifiée, fleurs jaunes, presque planes, à deux étamines glabres et trois étamines à poils blancs...

De gauche à droite : balsamine ; bouillon blanc

De gauche à droite : ciguë ; datura stramonium

De gauche à droite : douce-amère ; épilobe

De gauche à droite : onagre ; renouée

De gauche à droite : salicaire ; saponaire

J'arrête là l'inventaire ; la liste serait trop longue. J'aime, pour lui-même, le lexique de la botanique. Objectif, précis, il traite du poil et de la cuisse de nymphe avec une sorte de crudité réjouissante. Bref, il sonne corps, et du corps des fleurs au corps du botaniste, il n'y a somme toute, si l'on considère l'unité du vivant, que la différence du sauvage au civilisé, i. e. du pubescent au poilu.

Datura stramonium, fruit naissant

L'eau du ruisseau descend de la montagne. Toujours fraîche, elle constitue un remède souverain contre la canicule. La première impression, quand on entre dans l'eau sous l'ombrage, est glaciale. Puis l'on s'habitue. Il faut chausser des méduses pour cheminer dans le lit du ruisseau, fortement accidenté par endroits, encombré de bois mort et de roches glissantes.

Méduses

L'allure du ruisseau change de place en place. Ici, peu profonde, l'eau court, chante, pailletant les galets de lumières vives. Là, elle s'interrompt, comme avalée par les profondeurs de la terre. Puis elle ressurgit, plus fraîche encore, dans un bassin de roches qui reflète des morceaux de ciel et des pans de montagne.

Reflets dans l'eau

La nuit, les animaux descendent de la montagne pour s'abreuver dans le ruisseau. Ils laissent des empreintes sur la rive, et des coulées qui s'enfoncent au coeur des feuillages. Il y a, murmure l'un d'entre nous à l'oreille des enfants, une armée de sangliers qui nous observent dans le bois. On voit leurs yeux qui brillent sous les branches.

Empreintes sur la rive

Dotées d'un profil équivoque, d'innocentes souches figurent ailleurs des pachydermes, des gargouilles, des monstres, survivants de quelque ère fantastique.

Souche en forme de pachyderme

Pour se baigner, on cherche des gouffres, comme disent les Ariégeois. Les Toulousains, eux, parlent de gourgues. Il s'agit de trous d'eau profonde, qui se créent, de façon variable, là où le ruisseau rencontre quelque obstacle, entassement de bois mort, chaos de rochers, rétrécissement des rives.

Le gouffre

Marie-Louise Escholier évoque les plaisirs du gouffre, dans une jolie page de Cantegril.

La scène se passe dans les breils (bras de rivière), sur les rives de l'Hers, à la sortie de Mirepoix. Mon ruisseau se jette dans l'Hers, à trois lieues de Mirepoix.

Accompagné de Boucabelle, le fils du tuilier, Philou ne tarda guère à reprendre le chemin des breils ombreux et enchantés, ce paradis aux vieux arbres vêtus de clématite, de vigne sauvage et de houblon [...].

Vigne sauvage

A la hauteur de la métairie de Fleurizel, Francézine, la petite cousine de Cantegril, et Dolorès, la fille d'Amandine la buvetière, venaient retrouver nos deux drolles. A la vérité, on ne s'occupait plus de tailler des flûtes naïves dans l'écorce des saules, ni de tresser avec des joncs la cage légère de quelque grillon mordoré ; pourtant, la curiosité naissante des deux gamines se contentait d'agaceries, de luttes pour rire, de grandes bourrades, de barbotages dans la rivière, le fin gravier fuyant sous les pieds, l'eau miroitante mettant des bracelets froids aux chevilles, puis aux mollets. Les jupes haut troussées encourageant certaines audaces, on passait de l'autre côté de l'eau, chacun emportant, pendue à son cou, la petite, cramponnée de toutes ses forces, effrayée, disait-elle, à la pensée du gouffre qui était tout près de là.

Marie-Louise Escholier, Cantegril, II, L'Oarystis ou l'amour inconstant

 

Profondeurs du gouffre

Les gouffres abritent des colonies de poissons, vairons, goujons, barbeaux, truites, et de temps à autre quelque serpent d'eau, inoffensif.

Je me souviens d'un été durant lequel, chaque jour, nous partagions les joies du gouffre avec Léonard, petit serpent noir, locataire d'un trou de rat creusé sous la berge. Nous nous observions mutuellement. Léonard n'a pas quitté ses pénates. Nous avions la carte ; il avait le territoire. Juste partage du monde.

Les poissons feignent de céder la place aux baigneurs. Cachés sous les branches, ils attendent que le rambail (chahut) cesse. Puis ils ressortent. - Et rien n'a dérangé le sévère portique.

L'ombre descend sur le gouffre

Vers le soir, lorsque les rayons du soleil couchant éclairent le fond du gouffre, les gros poissons montent à la surface. Nous les nourrissons. L'expérience montre que, comme nous, ils aiment les madeleines plutôt que le pain sec.

Poissons dans l'eau

Quand le soleil se couche derrière les peupliers, l'eau devient noire.

Le soleil descend derrière les peupliers

L'ombre gagne subitement les berges. Il fait froid.

Reflets du ciel dans l'eau

L'heure est venue d'allumer sur les cailloux un feu de bois mort et d'écouter le chant du crépuscule. La braise rougeoie. Le bruit de l'eau a quelque chose d'hypnotique.

A force d'écouter, on entend dormir l'eau.

Il semble que, pour bien comprendre le silence, notre âme ait besoin de voir quelque chose qui se taise ; pour être sûre du repos, elle a besoin de sentir près d'elle un grand être naturel qui dorme.

Gaston Bachelard, L'eau et les rêves, Essai sur l'imagination de la matière, Conclusion, La parole de l'eau, Librairie José Corti, 1942

 

L'eau devient sombre

L'expérience du ruisseau, dit superbement Elisée Reclus, est celle du retour amont.

Nous, civilisés, qu’ont vieillis l’étude et l’expérience, nous nous retrouvons enfants, comme aux premiers temps de la jeunesse du monde.

Elisée Reclus, Histoire d'un ruisseau, XII, Le Bain

 

 

 

Juillet 2005