Naguib Mahfouz
et la trilogie du Caire

 

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Rue el Fawateya, quartier de Bab el Bahr, vers 1869
Cliché J.P. Sebah

 

Il y des livres qui font immédiatement aimer l'Orient, l'Islam, la vie ! Je pense, par exemple, au Voyage en Orient de Gérard de Nerval. Nerval avait emporté un daguerréotype. Il ne s'en est probablement pas servi. Je rêve à ce qu'auraient pu être des vues nervaliennes du Caire.

Au Caire, les rues n'ont pas d'écriteaux, les maisons pas de numéros, et chaque quartier, ceint de murs, est en lui-même un labyrinthe des plus complets. Il y a dix impasses pour une rue qui aboutit. Dans le doute, je suivais toujours. Nous quittons les bazars pleins de tumulte et de lumière, où tout reluit et papillote, où le luxe des étalages fait contraste au grand caractère d'architecture et de splendeur des principales mosquées, peintes de bandes horizontales jaunes et rouges ; voici maintenant des passages voûtés, des ruelles étroites et sombres, où surplombent les cages de fenêtres en charpente, comme dans nos rues du moyen-âge. La fraîcheur de ces voies presque souterraines est un refuge aux ardeurs du soleil d'Egypte, et donne à la population beaucoup des avantages d'une latitude tempérée.

Nerval, Le voyage en Orient, Les femmes du Caire, I - Les mariages cophtes, VI, Une aventure au Besestain

 

Ruelle menant à l'hôtel du Nil, vers 1871
Cliché Giuntini

 

J'ai lu récemment l'admirable trilogie dédiée par Naguib Mahfouz à la capitale des califes fatimides et des soudans, qui est aussi sa ville natale. Impasse des deux palais, Le Palais du désir, Le Jardin du passé, trois volumes au fil desquels la vie passe, les temps changent, la ville demeure. Au coeur de cette dernière, pli natal, la rue d'où l'on vient, et que, d'une certaine façon, l'on ne quitte jamais :

Les années avaient beau passer, il [Yasine] gardait toujours pour cette rue une égale tendresse [...].

En voilà une drôle de rue, tortueuse comme un labyrinthe ! Elle ne peut pas faire deux mètres sans tourner à gauche ou à droite ? Où que vous soyez, un angle vous bouche la vue, qui recèle derrière lui l'inconnu ! Son étroitesse lui donne un air humble et intime, en fait un genre d'animal familier... Un client assis dans une boutique sur le côté droit pourrait presqueserrer la main d'un ami assis dans celle d'en face ! Des bâches en toile de sac, tendues au-dessus des boutiques, lui font une toiture qui arrête les rayons brûlants du soleil et dispense une fraîche pénombre. Sur les banquettes, les étagères, s'alignent sacs de henné vert, de piment rouge, de poivre noir, fioles d'eau de rose et de parfums mélangés..., papiers multicolores..., frêles trébuchets... Plus haut, pareils à des guirlandes, pendent des lampions de toutes tailles et de toutes couleurs mêlant leur lumière aux senteurs des essances et des drogues que l'air charrie comme les effluves d'un vieux rêve égaré...

Je rêvais, disais-je, des vues du Caire de 1850, que Nerval n'a malheureusement pas prises. J'ai vu le Caire de l'entre-deux guerres par les yeux d'Amina, par ceux d'Ahmed Abd el-Gawwad, son mari, par ceux de leurs enfants, petits-enfants, parents et amis.

Amina, dans les premières pages d'Impasse des deux palais, attend vers minuit le retour de son mari noctambule.

Se dirigeant vers la porte du moucharabieh, elle pénétra dans la cage fermée où elle s'attarda, promenant son regard de droite à gauche à travers les fins ajourements des vantaux, en direction de la rue.

Le moucharabieh donnait sur la fontaine de Bayn al-Qasrayn et surplombait l'intersection de la rue du même nom, qui montait vers le nord, avec la rue d'al-Nahhasin qui plongeait vers le sud. A gauche, la voie apparaissait étroite, sinueuse, tapie dans l'ombre épaisse des étages supérieurs où s'alignaient les fenêtres des demeures endormies et celle plus diffuse des rez-de-chaussée profitant de la lumière des lanternes des voitures à bras, des enseignes des cafés ou d'une poignée de boutiques faisant nocturne jusqu'à la pointe de l'aube. A droite, elle s'engouffrait dans une zone obscure, désertée par les cafés au profit des grands magasins fermant tôt leurs portes. Rien, sur cette toile de fond, n'accrochait le regard hors les minarets des collèges de Qalawun et de Barquq, fiers comme des silhouettes de géants montant la garde sous la voûte étoilée.

 

Bayn al-Qasrayn. Sur la droite la Mosquée de Qalawun, puis le Sébil de Khosro Pacha. Puis le Minaret d'El Saleh negm-el-Dine Ayoub.
Plaque de verre, circa 1903.

 

Fin connaisseur de Zola, Mahfouz reproduit ici la situation d'attente tendue qui est celle de Gervaise dans les premières pages de L'Assommoir. Le regard est semblablement panoramique ; la ville, semblablement immense ; l'homme, semblablement absent. Mais, alors que Gervaise, désespérée, allait, les regards perdus, des vieux abattoirs noirs de leur massacre et de leur puanteur, à l’hôpital neuf, blafard, montrant, par les trous encore béants de ses rangées de fenêtres, des salles nues où la mort devait faucher, Amina demeure animée par une foi qui la sauve des démons de la nuit :

Il n'était pas rare que, seule avec son petit dernier qu'elle essayait d'endormir en le cajolant, [...] elle élève la voix, l'air de s'adresser à quelqu'un : "Arrière, ta place n'est pas ici parmi les bons musulmans comme nous !", pour conclure par la sourate de l'Eternel qu'elle récitait d'une traite avec ferveur. A force de côtoyer les esprits, avec le temps elle s'était affranchie sensiblement de ses craintes et jusqu'à un certain point habituée à leurs tracasseries qui ne lui avaient jamais porté atteinte, au point que, si le bruit d'un esprit rôdeur parvenait à ses oreilles, elle s'écriait sur un ton non dénué d'audace : "Respecte donc un peu les créatures de Notre Seigneur ! Dieu est entre nous deux, alors sois beau joueur, déguerpis !"

 

Entrée de la mosquée du sultan Barquq
Cliché Maxime du Camp, circa 1850

 

Certes, peu de personnages, dans le cadre du roman, se montrent aussi bons Musulmans que la sage Amina. Mais Yasine, le noceur, fils d'un premier lit de Ahmed Abd el-Gawwad, marche regorgeant de vie, aussi haut et fort qu'un dromadaire. "J'ai foi dans la vie et dans les hommes", dit Kamal, l'intellectuel, fils d'Ahmed et d'Amina. Les autres personnages volens nolens marchent de même. Nonobstant le poids des ans, les échecs, les deuils, les convulsions du monde, tous nourrissent la même fidélité à la famille, symbolisée par la demeure, lieu absolu, nombril du monde ; tous puisent à cette source la sérénité dont ils ont besoin pour frayer leur chemin sans savoir où ils vont.

Le crépuscule distillait une pénombre sereine, et ils s'en retournèrent côte à côte à la maison...

Ainsi se termine, après la mort d'Ahmed Abd el-Gawwad, Le Jardin oublié, dernier volume de la trilogie. Nous sommes en 1944. L'Egypte est encore sous domination anglaise.

 

Le roi Farouk dans le train royal
Alexandrie, 1936

 

Le 8 octobre 1944, le roi Farouk renvoie Nahas Pacha, son premier ministre, leader du Wafd, parti nationaliste et constitutionnaliste. En janvier 1945, il déclare la guerre à l’Allemagne et au Japon. Le 22 mars 1945, préparé par Nahas Pacha, l’acte constitutif de la Ligue Arabe est signé au Caire. Le 4 juillet 1946, devant le développement de l’agitation et des émeutes, les troupes anglaises évacuent Le Caire, Alexandrie et le delta.

 

Nahas Pacha avec le Mahatma Gandhi, délégation égyptienne du Wafd
Delhi, 1939

 

En 1950, Farouk rappelle Nahas Pacha. Il abdique en 1952, à la suite du coup d'état dirigé par Nasser.

Parmi les petits-fils de Ahmed Abd el-Gawwad, Ahmed, fils de Khadiga, est devenu communiste ; Abd el-Monem, Frère musulman. Ridwane, fils de Yacine, a rejoint le cercle de Nahas Pacha.

 

De gauche à droite : Hassan el-Banna, fondateur des Frères musulmans, assassiné en 1949 ; Henri Curiel, fondateur du PC égyptien, assassiné en 1978

 

Tandis que les temps changent, que le conflit entre progressistes et fondamentalistes s'annonce, cafés chantants, théâtres et maisons de plaisir perpétuent un certain art de vivre, dédié à la musique, à l'amitié et à l'amour.

"Ce soir, nous allons au théâtre voir La Ghandoura", dit soudain la demoiselle à la voix douce. Ismaïl lui demanda alors en souriant : "Tu aimes Mounira al-Mahdiyya ?". [...] Puis Husseïn, Ismaïl et Hassan se lancèrent dans une discussion au sujet de Mounira, de Sayyid Darwish, de Saleh Abd el-Havy et d'Abd el-Latif el-Banna..."

 

Le Théatre du jardin de l'Ezbékieh, 1928

 

Naguib Mahfouz évoque ici les chanteurs des années 20, ultérieurement détrônés par la grande Oum Kalsoum.

 

Oum Kalsoum, 1926

 

Mounira, Sayyid Darwish, Saleh Abd el-Havy et Abd el-Latif el-Banna interprètent des airs d'opérettes, ou des chansons courtes, gaies, sentimentales, et d'inspiration populaire. Après avoir chanté à l'Opéra La Ghandoura, La Coquette, Mounira al-Mahdiyya produit en 1936 le film éponyme, dans lequel elle joue le rôle principal. Abd el-Latif el-Banna incarne, de façon typique, la chanson légère, sucrée, qui invite à l'amour et au bonheur.

 

Rue Mahgrabi, les cafés

 

Le café Chicha, 1919

 

Ahmed Abd el Gawwad fréquente régulièrement le salon de l'almée Zubaïda.

 

Pascal Sebah, Salon arabe, circa 1870

 

Concernant le salon de Zubaïda, lieu de plaisir, distillant luxe, calme et volupté, Naguib Mahfouz montre qu'il s'agit aussi d'un lieu-seuil, à partir duquel, voyageant sur les ailes de la musique, l'âme du bon Musulman touche aux pures joies de la vie en Dieu.

Chez Zubaïda, l'almée, on appelait chambre de cérémonie une pièce occupant le centre de la maison à la manière d'un salon. [...] Ses vastes dimensions en faisaient un endroit propice à l'animation de cérémonies privées, allant d'ordinaire du rituel de dépossession au concert de chant, en passant par celles où la maîtresse de céans conviait ses amis de marque et leurs intimes connaissances. [...] La pièce était fortement imprégnée d'un cachet typique et attrayant, avec ses canapés disposés côte à côte, tapissés de brocart, confortables, inspirant le luxe et la licence, et qui la bordaient jusqu'au fond où se tenait le divans de l'hôtesse, entouré quant à lui de matelas et de coussins à l'intention des membres de l'orchestre. [...] Sur une console adossée au centre du mur de droite, belles et pures comme un grain de beauté, brûlaient les chandelles, plantées dans des candélabres, indépendamment d'une grosse lampe qui pendait du haut d'un lanterneau aménagé au centre du plafond et percé de fenêtres donnant sur la terrasse de la maison, laissées ouvertes pendant les nuits chaudes ou fermés au moyen de châssis vitrés par les nuits froides.

 

Théodore Chassériau, Jeune fille mauresque dans un riche intérieur, 1853

 

Zubaïda était assise, jambes croisées sur un divan, avec à sa droite Zannouba, la luthiste, sa fille adoptive, à sa gauche Abdou, le cithariste aveugle, et, assises de part et d'autre, ses musiciennes, l'une tenant le tambourin à cymbalettes, l'autre frappant la peau de la darabukka ou telle autre jouant des cymbales.

 

Félix Bonfils, Almée, circa 1870

 

L'almée frappa la peau du tambourin comme par amusement, mais le son du battement s'éleva comme un avertissement [...]. Ces messieurs vidèrent leurs coupes et tendirent leur tête vers la sultane. Régna alors sur l'endroit un silence éloquent, signe d'intense préparation à l'émotion musicale. L'almée donna le signal à l'orchestre qui attaqua aussitôt le bashraf d'Othmân Bey. Les têtes se mirent alors à suivre le flux et le reflux de la mélodie.

Ahmed Abd el-Gawwad s'offrit à la résonance cristalline de la cithare qui commençait à lui brûler le coeur et à y ranimer les échos des différents airs hérités d'une longue tradition de soirées d'extase musicale et semblables à des particules de pétrole tombant en gouttes sur un tison enfoui. [...]

A peine l'orchestre eut-il joué la dernière note du bashraf, l'almée enchaîna sur "Toi dont le miel de la bouche m'enivre" et l'orchestre prit l'accompagnement avec enthousiasme. De tout ce que la chanson offrait d'aptitudes à ravir l'émotion, la plus belle y était la réponse à deux voix, celle épaisse et ample du musicien aveugle et celle, délicate, humectée de la rosée de l'enfance, de Zannouba la luthiste.

L'expérience de la musique est ici celle de la vie, appelant amour et consentement comme les fleurs appellent les papillons. Une telle expérience élève l'âme, elle lui ouvre la porte des régions invisibles, et, à ce titre, la rapproche du Paradis. Flaubert, qui a effectué au cours de l'année 1850 un voyage en Egypte, relate dans une lettre adressée à son ami Louis Bouilhet la visite qu'il rend à l'almée Kuchuk-Hanem. Rapporté en termes très crus, son témoignage indique qu'il a méconnu le sens de la cérémonie à laquelle il se trouve convié. Réduisant l'almée à la seule fonction de putain, il ne voit ni n'entend ici rien de ce qui confère à l'almée, sur l'autre scène, un rôle essentiel. Le regard du touriste érotomane demeure vide de sens ; le texte de la lettre, trivialement anecdotique.

Kuchuk-Hanem est une courtisane fort célèbre. Quand nous arrivâmes chez elle (il était 2 heures de l'après-midi), elle nous attendait, sa confidente était venue le matin à la cange, escortée d'un mouton familier tout tacheté de henné jaune, avec une muselière de velours noir sur le nez et qui la suivait comme un chien. C'était très farce. Elle sortait du bain. Un grand tarbouch, dont le gland éparpillé lui retombait sur ses larges épaules et qui avait sur son sommet une plaque d'or avec une pierre verte, couvrait le haut de sa tête, dont les cheveux sur le front étaient tressés en tresses minces allant se rattacher à la nuque ; le bas du corps caché par ses immenses pantalons roses, le torse tout nu couvert d'une gaze violette, elle se tenait debout au haut de son escalier, ayant le soleil derrière elle et apparaissant ainsi en plein dans le fond bleu du ciel qui l'entourait. - C'est une impériale bougresse, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux démesurés, des genoux magnifiques, et qui avait en dansant de crânes plis de chair sur son ventre. Elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l'eau de rose. Sa gorge sentait une odeur de térébenthine sucrée. Un triple collier d'or était dessus. On a fait venir les musiciens et l'on a dansé. Sa danse ne vaut pas, à beaucoup près, celle du fameux Hassan dont je t'ai parlé. Mais c'était pourtant bien agréable sous un rapport, et d'un fier style sous l'autre. En général les belles femmes dansent mal. J’en excepte une Nubienne que nous avons vue à Assouan. Mais ce n’est plus la danse arabe, c’est plus féroce, plus emporté. Ça sent le tigre et le nègre.
Le soir, nous sommes revenus chez Kuchuk-Hanem. Il y avait 4 femmes danseuses et chanteuses, almées (le mot almée veut dire savante, bas bleu. Comme qui dirait putain, ce qui prouve, Monsieur, que dans tous les pays les femmes de lettres ! ! ! ...). La fête a duré depuis 6 heures jusqu'à 10 heures 1/2, le tout entremêlé de coups pendant les entractes. Deux joueurs de rebeks assis par terre ne discontinuaient pas de faire crier leur instrument. Quand Kuchuk s'est déshabillée pour danser, on leur a descendu sur les yeux un pli de leur turban afin qu'ils ne vissent rien. Cette pudeur nous a fait un effet effrayant. Je t'épargne toute description de danse ; ce serait raté. Il faut vous l'exposer par des gestes, pour vous le faire comprendre, et encore ! j'en doute.

Etranger à la misogynie ou, ce qui revient au même, à la misanthropie flaubertienne, Naguib Mahfouz prête à Ahmed Abd el-Gawwad la bonne nature qui est la sienne propre :

Sa modestie était une disposition naturelle, un trait inné qui avait pris sa source à une nature ruisselante d'aménité, de sincérité et d'amour. C'est qu'il aimait ainsi d'une tendance toute naturelle, perpétuellement en quête d'un surcroît d'amour, et sa nature, inspirée par cet instinct, avait pris le chemin de la sincérité, de la fidélité, de la pureté et de la modestie, toutes vertus appelant amour et consentement comme les fleurs attirent les papillons. On pouvait dés lors affirmer à bon droit que sa modestie était une délicatesse ou une disposition naturelle ou, mieux encore, une disposition naturelle tirant sa délicatesse de la voix de l'instinct, non des directives de la volonté.

Doté de la même bonne nature qu'Ahmed Abd el-Gawwad, son père, mais affligé d'une âme plus tourmentée, Kamal, le professeur, fréquente essentiellement les cafés, lieux de convivialité dont l'atmosphère l'inspire. Il s'y rend avec des amis, afin de jouer aux dominos, en discutant du sens de la vie, de l'avenir de l'Egypte, de la marche générale du monde ; il s'y rend également seul afin d'y écrire les articles qu'il publie dans le Balagh hebdomadaire, organe du parti Wafd.

 

Au café

 

Ils otèrent leur tarbouche, le déposèrent sur une chaise à côté d'eux, puis Kamal appela le garçon, à qui il commanda deux thés verts et une boîte de dominos.

Le café, bâti sous terre, ressemblait au ventre d'un animal d'espèce disparue enfoui sous les décombres de l'histoire, à l'exception de sa grosse tête, arc-boutée à la surface du sol, dont la gueule béante, figurant l'entrée, semblait, à travers les parches du profond escalier, découvrir une rangée de dents hérissée. A l'intérieur, un vaste parterre de forme carrée, tapissé de dalles en terre cuite d'Al-Maasara, accueillait en son centre un bassin à jet d'eau sur le rebord duquel s'alignaient des pots d'oeillets, et qu'entourait un cadre de banquettes recouvertes de coussins et de nattes multicolores. Quant aux murs, ils étaient, à intervalles réguliers, percés de petites niches voisines les unes des autres, semblables à des grottes, sans portes ni fenêtres et avec, pour tout mobilier, une table de bois, quatre chaises, ainsi qu'une petite lampe qui brûlait nuit et jour dans un renfoncement aménagé en haut du mur, face à l'entrée.

Le caractère souterrain du café d'Ahmed Abdou réfléchit celui de la démarche intellectuelle de Kamal. Enfoui sous les décombres de l'histoire, i. e. écrasé par le poids d'un héritage culturel dont il augure, non sans nostalgie, l'épuisement, Kamal, qui vient de pique-niquer au bord des pyramides, en compagnie d'une séduisante jeune fille du meilleur monde, éduquée à l'occidentale, Kamal donc songe à publier un article sur l'origine de l'homme, telle que la conçoit Darwin.

 

Pascal Sebah, Route des pyramides, vues de loin, circa 1870

 

Plus tard, après avoir lu l'article de Kamal, Ahmed Abd el-Gawwad entre dans une sainte colère :

- Ton Darwin est un mécréant ! rétorqua notre homme dans un cri de colère. Il est tombé dans les rets de Satan ! Si l'homme descend du singe ou d'un autre animal, cela voudrait dire qu'Adam n'a jamais été le père du genre humain ? C'est le blasphème à l'état pur ! Une impudence éhontée envers Dieu et sa majesté ! Je connais des coptes et des juifs dans la rue des orfèvres, tous croient à Adam ! Toutes les religions croient à Adam ! A quelle secte appartient donc ce Darwin ! C'est un mécréant et ce qu'il dit est un blasphème ! Rapporter ses paroles relève de la frivolité ! Dis-moi, c'est l'un de tes professeurs ?

- Darwin est un savant anglais mort depuis longtemps..., répondit-il d'une voix soumise.

A ces mots, Amina laissa échapper d'une voix tremblante :

- Dieu maudisse tous les Anglais !

[...]

A quoi Kamal répondit :

- J'explique simplement cette théorie pour que le lecteur s'y initie, pas pour qu'il y croie ! Jamais vues impies ne pourraient avoir prise sur le coeur d'un croyant !

- Tu n'as rien trouvé d'autre sur quoi écrire que cette théorie criminelle ?

Kamal, observe Naguib Mahfouz, s'était longuement posé à lui-même la question, pas moins inquiet que son père.

Cette nuit-là, il n'avait pas fermé l'oeil, se tournant et se retournant dans son lit en s'interrogeant sur Adam, Dieu et le Coran. Il s'était dit et répété, dix fois, cent fois : ou bien le Coran est vrai dans sa totalité, ou bien ce n'est pas le Coran !

 

Naguib Mahfouz

 

Très proche sans doute de Kamal, dont il fait l'un de ses doubles romanesques, Naguib Mahfouz regarde l'Egypte comme elle va, et s'interroge sans donner de leçon. Généreux, tolérant, il se montre respectueux de tous les hommes et toutes les convictions, parce que, semblablement à Kamal, il a lui-même souffert. Souffert du déchirement auquel sont voués ceux qui tentent de déterminer leur chemin relativement à deux directions de sens opposé, - passé et avenir, tradition et modernité, religion et science...

 

Ici ou ailleurs, inséparable de la vie, qui d'entre nous ne souffre pas d'un déchirement semblable ?

 

Maxime du Camp, Le Sphinx

 

Bibliographie :

Naguib Mahfouz, Impasse des deux palais, Le Palais du désir, Le jardin oublié, Editions J.-C. Lattès, Livre de Poche, collection Biblio, 1956, 1987, 1989.

 

Iconographie :

2 albums et 168 photos du voyage en Egypte, en Nubie et en Syrie de Maxime Du Camp en 1849-1850, provenant de la bibliothèque d'Henri Duveyrier, don 1893 (Chemin : Recherche ; Auteur : Maxime du Camp).

L'Egypte d'antan
Riche collection de photographies anciennes, dédiées au Caire, aux principales villes de l'Egypte, à la famille souveraine, aux personnalités, à la vie quotidienne, etc.

Charles Nes, Vintage photographies : Pascal Sebah

 

 

 

Mars 2006