Adrien Goetz
Ingres Collages

 

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Louis XIII dédie sa couronne et son sceptre à la Vierge et à l'Enfant

Jean Auguste Dominique Ingres, Le voeu de Louis XIII, 1824

 

Pour chaque détail, Ingres assemble, juxtapose : il suffit de prêter attention aux marbres du sol, cette géométrie savante de rouges et de bleus, ces pierres dures sciées et ajustées avec une science parfaite.

Adrien Goetz, Ingres Collages

 

Avant la peinture, celle qui est accrochée au mur des églises, des musées, il y a l'art, i. e. la fabrique, moment augural, à partir et à l'intérieur duquel ce qui arrive au peintre n'est pas essentiellement le fait de l'homme lui-même, mais celui des ressources dont l'homme use physicaliter : matériaux, techniques diverses, emprunts à d'autres tableaux, etc. La peinture est chose mentale, sous le couvert, et sous le couvert seulement, de quelque chosalité concrète. Elle se réclame à cet endroit, moins de l'essence qui est, ou serait, mystérieusement la sienne propre, que du comment de l'essence, autrement dit du travail, qui prévient l'essence et l'instruit.

C'est ce comment de l'essence qui intéresse Adrien Goetz dans Ingres Collages. L'intention n'a rien d'iconoclaste. Elle rétrocède toutefois de la représentation trop lisse dont le travail du peintre fait l'objet dans l'esprit du public contemporain. Elle montre par ailleurs que, jusque dans sa dimension subtilement composite, l'oeuvre recèle chaque fois quelque motif plus subtil encore, en quoi se réserve, conformément à la fonction définie par Henry James sous le nom d'image dans le tapis, le secret d''un style, indistinct du secret de l'homme.

 

Assise sur une chaise, la Vierge ` l'Enfant

 

Ingres, observe Adrien Goetz, reprend et magnifie dans Le Voeu de Louis XIII le motif de la Madone à la Chaise (1514), propre à Raphaël, déjà traduit en laines rouges et noires dans le tapis du Napoléon Premier sur le trône impérial, et figuré en abîme dans Raphaël et la Fornarina ou dans Henri IV et ses enfants.

 

Napoléon Ier sur le trône

Ingres, Napoléon Ier sur le trône impérial, 1806

 

La Fornarina, assise sur les genoux du peintre

Ingres, Raphaël et la Fornarina, 1814

 

Henri IV ` quatre pattes, portant un enfant sur son dos

Ingres, Henri IV jouant avec ses enfants, 1817

 

Dans Le voeu de Louis XIII, observe plus loin Adrien Goetz, Ingres reprend aussi, sur le mode plus sourd, l'un de ces motifs mosaïqués qui signent, d'une toile à l'autre, le Ingres fecit, partant, la maîtrise d'un comment de la peinture qui, à partir du pattern géométrique ou plan originel en quoi il se réserve, déploie, de façon variable, les fastes inexpliqués d'un mythe personnel.

 

Madame Leblanc, jupe à rayures

Ingres, Madame Jacques-Louis Leblanc, 1823

 

Monsieur Leblanc

Ingres, Jacques-Louis Leblanc, 1823

 

Rien, chez Ingres, non plus que chez nul autre peintre sans doute, qui rende le mythe personnel thématisable. Adrien Goetz n'y prétend du reste aucunement. Il se soucie en revanche de sur-éclairer cela même que déjà, par la seule et unique force de ses moyens propres, la peinture éclaire. A ce titre, il révèle, sans l'élucider, le secret que le peintre expose et d'une certaine façon partage, même si, en vertu de l'abyssal décret du noli me tangere, le dit secret demeure à jamais insaisi, puisque nativement absous de toute appartenance au domaine saisissable.

Telle que l'entreprend ici Adrien Goetz, l'interprétation de l'oeuvre de Ingres relève de ce que Heidegger, et plus généralement la philosophie herméneutique, désigne sous le nom de lecture concrète. Il s'agit d'une lecture ententive, proche de l'écoute musicale, dans la mesure où conformément à la formule du poète l'oeil écoute.

L'oeil écoute, chez Ingres, ce qui vient au peintre, d'un tableau l'autre, et au-delà des tableaux mêmes, sous l'espèce d'une vision relative à quelque autre scène, dont nous ne savons rien, mais dont la charge d'invu détrompe, en quelque façon, l'impossible du regard panoptique.

Adrien Goetz, qui a eu accès au fonds de dessins d'Ingres conservé au musée de Montauban et qui a minutieusement étudié les calques rapportés ainsi que les collages d'études sur d'autres études, toutes techniques pratiquées par le peintre et caractéristiques de l'atelier de ce dernier, Adrien Goetz, donc, montre comment, d'un tableau l'autre, Ingres use librement d'une série de motifs anatomiques, généralement croqués sur le vif, parfois nés de quelque effet de surprise relatif à l'optique du mouvement, parfois encore surgis d'une tache, d'un pli du papier, parfois aussi liés à la pente de la rêverie, - visages, bras, jambes, mains, pieds -, laquelle série fournit au peintre l'espèce de grammaire plastique dont il a besoin pour déployer comme en rêve, oneirôpolumen dixit Platon, autrement dit sur le mode de la pensée sans concept, en tout cas au-delà des tableaux, ou du moins indépendamment du sujet de ces derniers, la vision qui est sur l'autre scène celle de la peinture, ici reconduite au statut ontologique de cosa mentale.

 

Visage de la Muse, collage

Ingres, La Muse
Etude pour Cherubini (1842), d'après le visage de Mlle de Rayneval
in Ingres Collages, p. 31

 

Cherubini, sous l'auspice de la Muse

Ingres, Cherubini et la muse de la poésie lyrique, 1842

 

Dessin, étude de mains et de pieds mêlés

Ingres, Vierge, mains et pieds
Etude pour Le Voeu de Louis XIII.
In Ingres Collages, p. 137.

 

Peinture, étude de pieds

Ingres, Les pieds d'Homère
Etude pour l'Apothéose d'Homère, 1826-1827.

 

Homè et sa postérité, devant un temple grec

Ingres, L'Apothéose d'Homère, 1837

 

Dessin, odalisque aux trois bras

Ingres, Esquisse de La femme aux trois bras
Etude pour Le Bain turc
in Ingres Collages, p. 119

 

Peinture, scène de harem

Ingres, Le Bain turc, 1862

 

Dessin

Ingres, Zéphyr, avec double étude pour les bras et reprise du bras gauche
Etude pour la peinture murale L'Age d'or du château de Dampierre, 1843-1847

 

Personnages mythologiques dans un décor agreste

Ingres, L'Age d'or, 1843-1847

 

Le plus célèbre des collages d'Ingres, celui qui permet le mieux de l'imaginer au travail, remarque Adrien Goetz, c'est l'esquisse pour le portrait de Monsieur Bertin qui montre le modèle debout.

 

Dessin, Monsieur Bertin, tête collée

Ingres, Etude pour Bertin l'Aîné
in Ingres Collages, p. 29

 

Ingres découpe un visage, le colle sur celui qu'il avait d'abord tracé - que l'on aperçoit encore, par transparence. Ingres n'a pas, à cet instant, trouvé le fauteuil, la pose assise, les mains sur les cuisses.

 

Peinture, Monsieur Bertin

Ingres, Louis François Bertin, dit Bertin l'Aîné, 1832

 

Dans le tableau final, il ajoute quelques citations, comme s'il continuait à manipuler la colle et les ciseaux.

 

Devant le prêteur et sa femme, un miroir sorcière

Quentin Metsys, Le Prêteur et sa femme, 1514

 

Il "colle" sur le fauteuil sombre le reflet de la fenêtre qu'il "découpe" dans Le Prêteur et sa femme de Quentin Metsys.

 

Boule d'ivoire du trône de Napoléon

Ingres, Napoléon Ier sur le trône impérial, 1806
Détail. Cf. supra.

 

Un reflet qu'il avait déjà "décalqué" sur la boule d'ivoire du trône du Napoléon de 1806, tableau qui peut être interprété tout entier comme un collage de la tête de l'Empereur sur la silhouette du Dieu le Père du Retable de l'Agneau mystique des Van Eyck, alors exposé à Paris.

 

Napoléon Ier sur son trône

Ingres, Napoléon Ier sur le trône impérial, 1806
Cf. supra.

 

Figure trônante

Van Eyck, Retable de l'Agneau mystique (détail), 1432

 

Une image "trônante" qui évoque, en écho, le Jupiter assis devant Thétis, le tableau du musée Granet d'Aix-en-Provence, qui date de 1811.

 

Jupiter sur son trône

Ingres, Jupiter et Thétis, 1811

 

Dieu le Père, Napoléon, Jupiter, Monsieur Bertin : jeu de figures gigognes, qui s'emboîtent à la perfection, observe finalement Adrien Goetz.

Usant de la dite série par collage, Ingres développe ainsi, d'un tableau l'autre, des effets de condensation et de déplacement à la faveur desquels, tandis que ce qui est peint déborde le titre annoncé, ce que l'on ne voit pas et qui pourtant se donne à voir déborde ce que l'on voit, de telle sorte qu'ici, plus qu'ailleurs encore, la peinture montre en quoi consiste son pouvoir-être propre, cependant que la raison d'un tel pouvoir-être repose toujours dans l'obscurité de son origine.

Adrien Goetz, dans Ingres Collages, illustre par l'exemple ce destin de la peinture, de façon minutieuse, sensible, concrète, passionnante. Il mène l'étude pas à pas.

 

Saint Symphorien, en blanc, parmi ses bourreaux

Ingres, Le Martyre de Saint Symphorien, 1834

 

François Ier au chevet de Léonard de Vinci

Ingres, François Ier reçoit les derniers soupirs de Léonard de Vinci, 1818

 

Paolo, Francesca, et l'assassin dans l'ombre

Ingres, Paolo et Francesca, 1819

 

Le lecteur va de surprise en surprise, concernant des tableaux aujourd'hui délaissés, tels L'Apothéose d'Homère (cf. supra), Le Martyre de Saint Symphorien, ou dans le style troubadour Paolo et Francesca, François Ier reçoit les derniers soupirs de Léonard de Vinci  ; concernant aussi L'Age d'or, fresque réalisée entre 1843 et 1847 au château de Dampierre, oeuvre au demeurant mal aboutie, restée inachevée, mais dont les esquisses préparatoires, admirables de fluidité, montrent ce qu'a d'irrépressiblement jeune, libre, vif, l'inspiration du maître chargé d'honneurs.

 

Dessin, couple et enfant

Ingres, Famille au lapin
Etude pour L'Age d'or
in Ingres Collages, p. 53

 

Celui qui regarde ces feuilles comme par-dessus son épaule, note Adrien Goetz à propos des études pour L'Age d'or, peut voir Ingres composer en collant. Il s'en trouve maints exemples dans les tiroirs de dessins de Montauban. L'un des plus probants est la construction de la famille de L'Age d'or que l'on appelle "la famille au lapin" - le lapin figure aussi dans les cartons, dessiné à part. Ingres enlace le corps de l'homme et le corps de la femme, le dessin "cristallise" : il les "met ensemble", c'est aussi un des sens, trivial, que l'on n'ose évoquer dans un contexte aussi sublime et mythologique, du mot "collage".

 

Dessin, personnages nus, scène de séduction

Ingres, La Conversation galante
Etude pour L'Age d'or
in Ingres Collages, p. 57

 

La vie de ces personnages de L'Age d'or se limite souvent aux feuilles dessinées. Le groupe appelé "la conversation galante" évolue de dessin en dessin. Ingres rapproche l'homme et la femme, repasse à la plume son trait de crayon, le transpose dans une autre étude, très "idéale", au trait très Picasso, qu'il signe - étonnante signature sur ce petit "brouillon" de six centimètres de large, preuve de l'importance accordée par le maître à ces fragments. Puis il se lance dans une grande feuille, mise au carreau, mais dont le sujet disparut ensuite. Une seconde jeune femme est apparue aux pieds de l'homme assis, les corps s'enlacent, les visages sont une pure géométrie. A l'arrière-plan, les lignes se bousculent, c'est le flou de l'inspiration - inattendu chez Ingres -, le bruit du mur qui vibre.

 

Signature de Ingres

 

Le bruit du mur qui vibre...

Ce bruit, dont parle Adrien Goetz, n'est-ce pas celui du fond d'indifférente matérialité à partir duquel, en même temps que la chair s'extraverse, la vie s'imagine ?

Le bruit du mur qui vibre n'est par conséquent, en tant que signe, signe de rien, et il demeure énigme, puisque insignifiant : pur trophisme.

C'est, observe Adrien Goetz, de ce bruit-là que naît la peinture. Et c'est ce bruit-là que magnifie la peinture, justement en ce qu'elle a d'insigne.

 

J'eus un rêve : le mur des siècles m'apparut...
Où cela ?
Je ne sais. Dans un lieu quelconque des ténèbres...

Victor Hugo, La Légende des Siècles, Deuxième série, La vision d'où est sorti ce livre

 

Bibliographie :

Adrien Goetz, Ingres Collages
Dessins d'Ingres au musée de Montauban.
Ouvrage publié avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication (Direction régionale des affaires culturelles d'Alsace) ; couronné en 2006 par le prix du Syndicat National des Antiquaires du Livre d’Art.
Collection Carte blanche, Le Passage Musées de Strasbourg, 2005.

 

 

 

Février 2007