Orhan Pamuk Le livre noir
ou les Mille et Une Nuits d'Istanbul

 

 

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Léo Strauss, Nihilisme et politique

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Didier Franck, L'attente

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Le retournement de la sphère

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Le jour se lève

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Istanbul, pont de Galata, carte postale ancienne

 

J'ai passé ma vie à Istanbul, sur la rive européenne, dans les maisons donnant sur l'autre rive, l'Asie. Demeurer auprès de l'eau, en regardant la rive d'en face, l'autre continent, me rappelait sans cesse ma place dans le monde, et c'était bien. Et puis un jour, ils ont construit un pont qui joignait les deux rives du Bosphore. Lorsque je suis monté sur ce pont et que j'ai regardé le paysage, j'ai compris que c'était encore mieux, encore plus beau de voir les deux rives en même temps. J'ai saisi que le mieux était d'être un pont entre deux rives. S'adresser aux deux rives sans appartenir totalement à l'une ni à l'autre dévoilait le plus beau des paysages.

 

Prix Nobel de Littérature 2006, Orhan Pamuk est né en 1954 sur la rive européenne d'Istanbul, dans le quartier de Nisantasi. Il évoque ce quartier, de façon extraordinairement vivante, dans Le livre noir, roman largement nourri de souvenirs personnels - choses vues, choses lues, choses rêvées -, sans doute inspiré par l'histoire de sa propre famille, mais conçu, plus largement, en forme d'hommage à une terre, une ville, un peuple.

 

Immeuble dans le quartier de Nisantasi

Yayla Apartment Building, 1939, conçu par l'architecte Mehmet Vedat Tek, dans le quartier de Nisantasi

 

Il y avait des jours où Vassif et moi contemplions longuement les rails du tramway. L'une des fenêtres en saillie sur l'immeuble de béton donnait sur la mosquée, au bout du monde quoi, l'autre sur le lycée de jeunes filles, l'autre bout du monde, avec, entre les deux, le poste de police, le grand marronnier et la boutique d'Alâaddine, toujours aussi animée qu'une ruche.

Le livre noir, chapitre I

 

Double romanesque d'Orhan Pamuk, Galip marche dans Istanbul, à la recherche de sa femme Ruya et de son beau-frère Djélâl, journaliste de talent, auteur d'une chronique à succès, publiée dans le Milliyet. Le secret caché dans le passé des deux disparus se confond peu à peu, aux yeux de Galip, avec celui de la ville, et celui de sa patrie toute entière.

 

Sur le pont, qu'il franchissait à pied, il fut envahi par le sentiment d'être sur le point de découvrir, dans la foule dominicale, un secret qu'il cherchait depuis des années et dont il venait à peine de réaliser qu'il le cherchait. [...] Il voyait des soldats en permission, des pêcheurs à la ligne, des familles nombreuses qui marchaient très vite pour ne pas rater leur bateau. Eux n'en savaient rien, mais ils vivaient tous dans le secret que Galip s'efforçait de résoudre. Quand Galip y parviendrait, ce père de famille qui se rendait en visite, un bébé dans les bras et son fils chaussé de baskets à ses côtés, cette mère et sa fille dans un autobus, toutes deux coiffées d'un fichu, pouraient alors remarquer la réalité qui déterminait si profondément leur vie depuis des années.

Sur le trottoir du côté de la mer de Marmara, il marchait en observant de près les passants : leurs visages semblaient s'éclairer un instant, perdre leur expression usée, épuisée, vieille de tant d'années. Ils lançaient un bref regard à l'homme qui s'approchait d'eux d'un air si résolu, et Galip les fixait dans les yeux, les regardait avec insistance, comme pour lire leur secret sur leur visage.

 

Hommes qui marchent, l'hiver, sur le pont de Galata

Merlin, in Istanbul et les Stambouliotes

 

Les manteaux et les vestes de la plupart étaient usés, râpés et fanés. L'univers était pour eux aussi normal que le trottoir sous leurs pieds ; et pourtant, ils n'étaient pas solidement installés en ce monde. Tous étaient songeurs, distraits, mais à la moindre provocation, une curiosité enfouie au plus profond de leur mémoire leur rappelait un secret caché dans leur passé et surgissait un bref instant sur le masque figé de leur visage. "Je voudrais tant les déranger", se dit Galip, "leur raconter l'histoire du prince héritier !"

Membre d'une vieille famille stambouliote, jadis prospère, aujourd'hui déclassée, Galip, que Ruya a quitté et qui n'a pas d'enfant, tente de lire dans l'histoire du prince héritier le secret de sa propre histoire, et par là celui de la fin à quoi son histoire prétend. Marchant ainsi au devant de la dite fin, il relèvera l'héritage de Djélâl, son beau-frère journaliste, et, en cela justement, il sera prince.

 

Portrait de Mehmet II le Conquérant

Gentile Bellini, Mehmet II le Conquérant

 

Mais le prince hérite ici d'un royaume crépusculaire, dont, en même temps que s'assèchent les eaux du Bosphore, l'âme s'épuise, victime tout à la fois des excès d'une modernisation mal conduite et de l'échec du processus de tradition qui eût permis au développement actuel, si du moins le pire n'était pas toujours sûr, de relever et traduire l'héritage du passé, au lieu de précipiter l'oblitération et bientôt la forclusion de ce dernier.

 

Gratte-ciel et maisons traditionnelles au bord du Bosphore

Merlin, in Istanbul et les Stambouliotes

 

L'histoire racontée dans Le livre noir se déroule symptomatiquement en hiver, dans la neige, la pluie, la boue. Les deux premiers chapitres évoquent successivement la boutique d'Alâaddine, témoin d'un âge d'or, capable de mûrir jour après jour la magie des lieux, et cette nouvelle vallée, autrefois connue sous le nom de Bosphore, aujourd'hui arrosée par les cascades d'un vert foncé des égouts d'Istanbul, demain reconduite au statut de décharge à ciel ouvert, tapissée de transatlantiques américains, de Cadillacs noires, et de capsules de bouteilles de limonade.

 

Cliché réalisé par Pierre Loti, circa 1904 : la Corne d'Or vue de Kasimpasa. Au fond, la mosquée de Soliman.

 

Les chasseurs d'épaves, qui gagnent leur vie en ramassant les monnaies byzantines ou les boîtes de conserve vides apportées par les tempêtes du vent du sud, vivront alors de la récupération des vieux moulins à café en cuivre, des horloges aux coucous verdis par la mousse et des pianos noirs que les inondations arrachaient autrefois aux maisons de bois bordant les deux rives et s'entassaient dans les profondeurs du Bosphore.

 

Cliché réalisé par Pierre Loti, circa 1904 : caïques devant les maisons de bois traditionnelles et appontements sur le Bosphore (côte européenne)

 

Djélâl, le journaliste, brode, au chapitre IV, le portrait d'Alâaddine, - moderne avatar du personnage d'Aladin dans le conte des Mille et Une Nuits ? ou plutôt du génie qui hante la lampe d'Aladin ? ou encore du maître qui abandonne Aladin dans les ténèbres de la grotte ?

Ce magasin, il s'était battu bec et ongles pour en assurer le succès. Des années durant, il avait relié de ses mains les vieux Texas et Tom Mix, ouvert et balayé sa boutique très tôt le matin alors que toute la ville était encore plongée dans le sommeil, fixé avec des pinces à linge les journaux et les hebdomadaires sur la porte ou sur le tronc du châtaignier, disposé les nouveautés dans la devanture ; il avait passé des années à parcourir la ville, rue après rue, magasin après magasin, pour satisfaire les demandes de ses clients, en leur fournissant les marchandises les plus étranges (ballerines tournant sur place quand on en approche un petit miroir magnétique, lacets de souliers tricolores, bustes en plâtre d'Atatürk, avec, dans les prunelles, de petites ampoules bleues qui s'allument, taille-crayons en forme de moulin hollandais, pancartes Maison à louer ou Au nom de Dieu plein de miséricorde, paquets de chewing-gum à l'arôme de sapin, d'où sortent des images d'oiseaux, numérotées de un à cent, pions de trictrac roses que l'on ne trouve qu'au Grand Bazar, décalcomanies représentant Tarzan ou Barberousse, capuches aux couleurs des équipes de football (il en avait porté lui-même une bleue pendant dix ans), ou encore ces outils en fer, dont une extrémité sert à décapsuler les bouteilles de limonade et l'autre de chausse-pied. Aux questions les plus saugrenues ("Avez-vous cette encre bleue qui sent l'eau de rose ?" "Peut-on trouver chez vous des bagues qui jouent une mélodie ?"), il n'avait jamais répondu par la négative. "J'en ferai venir demain", affirmait-il chaque fois, se disant que cette marchandise existait puisqu'on lui en réclamait, et en en prenant note dans son carnet de commandes ; dès le lendemain, il reprenait ses investigations dans tous les quartiers, dans chaque magasin, tel le voyageur qui arpente les rues d'une ville à la recherche d'un secret, et il trouvait toujours ce qu'il cherchait.

Ami et admirateur d'Alâaddine, Djélâl reproduit, dans le cadre de son activité journalistique, la méthode de l'étrange boutiquier :

Dès le lendemain, il reprenait ses investigations dans tous les quartiers, dans chaque magasin, tel le voyageur qui arpente les rues d'une ville à la recherche d'un secret, et il trouvait toujours ce qu'il cherchait.

Muni des informations glanées auprès d'Alâaddine, chez qui, semble-t-il, tout se sait et tout se dit, Djélâl endosse à sa façon le rôle malheureux d'Aladin. Comme Aladin, il se croit libre de tout maître et capable d'exploiter à son profit les pouvoirs de la lampe. Ainsi aveuglé, il s'engage dans une ténébreuse enquête, à la faveur de laquelle il prétend mettre à jour les secrets d'Istanbul. Par effet d'ironie tragique, il se retrouvera finalement dans une grotte, ou plutôt sur le trottoir, par une sombre nuit d'hiver...

Insoucieux des forces dont il est le jouet, Djélâl rêve secrètement de troquer le statut d'Aladin pour celui d'Harun-al-Rachid, le prince des Mille et Une Nuits, qui se déguise pour visiter incognito son royaume et apprendre ainsi ce que son peuple pense de lui et de son administration :

 

Prince ottoman
Pochette du CD : Ethno-Electronic Music from the Ottoman empire

 

J'ai choisi dans l'armoire une tenue de paysan, je m'en suis revêtu. Et tout en me glissant hors du palais par la porte du Harem, inutilisée depuis si longtemps, j'ai pensé, pour me donner du courage, à tous les sultans qui durant cinq siècles étaient sortis par des portes dérobées dans tous les autres palais d'Istanbul - Topkapi, Beylerbey, Yildiz - ou encore par cette même porte, pour se plonger dans les ténèbres de la vie urbaine qu'ils désiraient tant retrouver, et qui étaient revenus sains et saufs de ces escapades.

Comme je parlais des Mille et Une Nuits, observe Djélâl, j'ai révélé à Alâaddine que l'histoire qui porte son nom n'a jamais en vérité été racontée au cours de ces mille et une nuits, mais qu'elle y a été introduite subrepticement par Antoine Galland quand il édita le livre en Occident il y a deux cent cinquante ans ; je lui ai appris que ce conte n'avait jamais été rapporté à Galland par Shéhérazade, mais par un chrétien qu'il dit se nommer Hanna. Je lui ai également rapporté qu'en réalité ce nommé Hanna était un savant d'Alep, du nom de Juhanna Dieb, et que le conte était un conte turc et que l'action se passe très probablement à Istanbul, comme le montrent les détails sur le café qu'on y trouve. Mais je lui ai également expliqué qu'on ne saura jamais quel était l'original, que ce soit dans le conte ou dans la vie, car, lui ai-je dit, j'oublie tout, vraiment tout. Parce qu'à vrai dire, je suis vieux [...]. Parce que, en vérité, après avoir passé ma vie à raconter des histoires, je voulais, avant de mourir, entendre Alâaddine me raconter l'histoire de tout ce que j'ai oublié...

Tandis qu'il évoque à l'intention d'Alâaddine le processus de transmission compliqué à la faveur duquel, depuis la Turquie, l'histoire d'Aladin s'est diffusée dans le monde entier, Djélâl traite, sans le dire, du possible que constitue la survie de la sagesse ancienne, nonobstant le passage de l'oral à l'écrit, puis de l'écrit au cartoon, dans le cadre du cinéma disneyien.

 

Dessin animé, Aladin et la lampe merveilleuse

Ub Iwerks, Aladin and the Wonderful Lamp, 1934

 

Le moment de la visite à Alâaddine représente pour Djelâl celui de la tradition en acte. Puisant à la source toujours vive, lui, Djélâl, le journaliste qui collecte les petites histoires du boutiquier, assure à sa manière la transmission d'un fonds commun qui, autrement, se perdrait. Moderne héritier de la tradition orale, le journaliste prétend de la sorte au statut de prince, prince des chroniqueurs, i. e. conteur.

Dès l'instant qu'il se lance à la recherche de Djélâl disparu, Galip s'inscrit à son tour dans le processus d'anamnèse qui est, de façon toujours recommencée, celui de la tradition. Visitant un à un les divers domiciles dont Djélâl avait fait successivement ses planques et entre lesquels il avait réparti ses notes, ses projets d'articles et sa documentation, Galip se plonge peu à peu dans la lecture de ce matériau foisonnant. Suite à une visite au Milliyet, le journal dans lequel travaille Djélâl, il refuse d'envisager que la chronique tenue par ce dernier et tant attendue des lecteurs, puisse s'interrompre. Il décide alors, dans l'instant, d'assurer la relève, i. e. de poursuivre la chronique, sous le nom de Djélâl. En une semaine d'enquête, sans qu'il le sache encore, son destin s'est noué.

 

Cela faisait six fois de suite qu'une chronique ancienne reparaissait dans le journal. Et ile ne restait plus qu'un seul article dans le dossier des "Réserves". Ce qui signifiait qu'à partir de jeudi les colonnes réservées à Djélâl demeureraient vides, s'il n'envoyait pas au journal de nouveaux articles dans les trente-six heures. Jusque là, Djélâl n'avait jamais abandonné sa chronique, comme le faisaient d'autres chroniqueurs, sous prétexte de congé ou de maladie. Et chaque fois qu'il pensait au vide qui pourrait ainsi apparaître à la deuxième page du journal, Galip ressentait avec terreur l'imminence de quelque malheur ; une catastrophe qui lui rappelait le retrait des eaux du Bosphore.

 

Héritier de Djélâl, Galip transmettra, à partir des notes laissées par ce dernier, la terrible histoire, demeurée volontairement secrète, de l'art du mannequin en Turquie.

A propos de ces mannequins, autrefois destinés au musée de la Marine, aujourd'hui relégués dans la cave de leur créateur, maître Bédii, Djélâl rapporte que dès qu'il aperçut ces créatures miraculeuses, réalisées avec un si grand talent, le Cheikh Ul Islam de l'époque, fort borné, fut pris de fureur : une imitation aussi parfaite de la créature humaine fut assimilée à une tentative de rivalité avec le Seigneur [...]. Par la suite, pour échapper aux accusations de sorcellerie, athéisme et déviation lancées contre lui par ses voisins, et aussi parce que ses enfants, de plus en plus nombreux, ne pouvaient plus tenir dans la maison d'un modeste musulman, il quitta la vieille ville pour s'installer dans une maison sur la rive européenne à Galata.

Dans la cave de maître Bédii, Djélâl note que tout était évident :

 

rue à Galata

Rue à Galata

 

Des centaines de visages et de regards expressifs nous observaient dans l'ombre ou se dévisageaient les uns les autres. Debout ou assis, ils bavardaient ou mangeaient, riaient ou faisaient leurs prières [...]. Il y avait chez ces mannequins une vitalité introuvable derrière les vitrines de Beyoglou ou de Mahmout-Pacha, mieux, que nous ne pouvions pas ressentir dans les multitudes du pont de Galata. La vie jaillissait en un flot de lumière de cette foule de mannequins parcourus de frémissements, comme animés d'un souffle. Je me sentais envoûté.

 

L'évidence, dit le fils de maître Bédii, est ici celle du geste, en quoi consiste, selon le vieux maître turc, notre essence, autrement dit ce qui fait que nous sommes nous.

 

"Mon père nous a toujours répété que nous devions, avant tout, étudier les gestes qui nous font ce que nous sommes", m'expliqua avec fierté le fils de maître Bédii, raconte Djélâl. Après de longues heures d'un pénible labeur, son père et lui surgissaient des ténèbres du quartier de la Tour de Galata, ils allaient s'installer à une table du café des souteneurs, d'où l'on voyait le mieux la place de Taksim, ils commandaient du thé et se mettaient à observer les gestes de la foule. Dans ces années-là, son père affirmait qu'on pouvait transformer la façon de vivre d'un peuple, son histoire, sa culture, sa technologie, son art et sa littérature, mais il refusait d'admettre que l'on pût changer ses gestes.

 

Photo, tour de Galata

Tour de Galata

 

Or finalement, par effet d'imitation des autres peuples, les gestes ont changé, observe Djélâl à la suite du vieux maître :

 

Quand l'homme ajouta : "Plus tard, mon père renonça à observer les gestes de tous les jours...", je compris que je ne m'étais pas trompé, que j'avais bien ressenti cette chose terrifiante. Le père et le fils avaient commencé à remarquer peu à peu que ces mouvements que je tente d'expliquer par le mot geste, ces attitudes quotidiennes qui vont de l'éclat de rire à la manière de se moucher, de la démarche au regard hostile jeté en coin, de la façon de serrer la main à celle de déboucher une bouteille, s'étaient mis à changer, à perdre de leur sincérité. [...] Ces gestes que les deux hommes qualifiaient de trésor le plus précieux des gens de chez nous, les mouvements de leur corps dans la vie quotidienne, se transformaient peu à peu, lentement, comme obéissant aux ordres d'un chef invisible et secret, puis finissaient par disparaître, remplacés par de nouvelles attitudes, calquées sur on ne savait quel modèle. Puis, un jour que le père travaillait sur une série de mannequins d'enfants, ils avaient brusquement compris la cause du phénomène : "C'est à cause de ces films de malheur !" s'était écrié le fils.

 

Oui, conclut Djélâl, les gestes de l'homme de la rue commençaient à perdre leur authenticité à cause de ces maudits films étrangers qu'on importait en veux-tu, en voilà, et que l'on présentait des heures durant dans les salles de cinéma.

 

Souvent évoqué dans Le livre noir, le cinéma fait l'objet d'observation singulièrement ambivalentes. Ruya, Galip, sont des habitués des salles obscures. Galip inclut dans la magie du lieu de mémoire que constitue la boutique d'Alâaddine, les photos d'acteurs de cinéma (Jerry Lewis), la revue L'Ecran de Cinéma, les romans traitant de la vie extravagante des stars de Hollywood, ou même des photos d'acteurs de chez nous au regard dénué d'expression.

 

Acteurs, cinéma turc

De gauche à droite :

Natuck Baltan, Lion Man (1975), avec Cüneyt Arkin, Barbara Lake, Charles Garrett

Zeki Demirkubuz, Confession (2002), avec Tamer Birsel, Basak Koklukaya, Mirac Eronat, Iskender Altin...

 

Ohran Pamuk, par le truchement de Djêlal, constate que le monde auquel il appartient s'est approprié le cinéma dans le même temps qu'il se laissait exproprier par ce dernier. Il s'agit d'une appropriation paradoxale à la faveur de laquelle, ou plutôt au risque de laquelle, dit Djélâl, ne sachant pas être assez heureux pour ne plus chercher à imiter les autres, nous souffrons à cause des souvenirs que nous avons oubliés, nous nous sentons diminués, mais en cela même nous nous obstinons à rester nous-mêmes. Le sentiment de la défaite et de la tristesse qui s'immisce dans nos gestes, dans tout ce qui faisait de nous ce que nous sommes, dans notre façon de nous moucher, de nous gratter la tête, d'avancer le pied, dans nos regards, est peut-être le châtiment de cette obstination.

Les photos des acteurs de chez nous au regard dénué d'expression disent assez le paradoxe d'une telle appropriation, en quoi châtiment et obstination s'entretiennent.

Du cinéma comme paradigme du processus de structuration de l'inconscient identitaire. Ou du cinéma comme moteur de l'anamnèse sur le mode triste.

 

Le livre noir, en revanche, ne se réclame pas de l'anamnèse sur le mode triste. Fourmillant de gestes, il fait de ces derniers, amoureusement retranscrits, la matière même du récit. A la recherche de Ruya et Djélâl disparus, Galil, qui ne dispose d'aucun indice, ne peut recourir, au hasard des rues, qu'à l'interprétation de tels gestes. Il entre, à cette occasion, dans le cercle d'une expérience herméneutique bouleversante, qui le reconduit finalement à l'énigme princeps, - celle de ses propres gestes.

Contrairement au cinéma, la littérature, du moins telle que la conçoit Ohran Pamuk, requiert chaque fois la mémoire de cette énigme première.

Le destin de Galip, mutatis mutandis, est sans doute celui d'Ohran Pamuk. C'est en tout cas celui de l'écrivain, dont Galip entend raconter l'histoire, dans une boîte de nuit du quartier de Beyoglou :

 

Alors que sa femme si belle et si mystérieuse dormait silencieusement dans son lit, il prit l'habitude d'errer en pleine nuit dans les rues sombres des faubourgs pauvres, où tous les réverbères étaient brisés, dans les vieux souterrains byzantins, dans les cafés fréquentés par les fumeurs de haschich et les marginaux, dans les tavernes et les boîtes de nuit. Ce qu'il vit lui apprit que le vie de cette ville était aussi réelle qu'un univers de rêve et confirma chez lui l'idée que l'univers n'est qu'un livre. Il aimait tellement lire cette vie, marcher des heures durant, chaque jour, en traînant dans les coins les plus reculés et en observant les visages, les signes, les histoires, qu'il rencontrait dans les pages sans cesse renouvelées que lui offrait la ville, que sa seule crainte à présent était de ne plus vouloir retourner à sa femme si belle qui dormait dans son lit ni à son roman inachevé.

 

Abandonné par Ruya, Galip, à la différence de l'écrivain de Bayoglou, devient écrivain en quelque sorte malgré lui. D'une façon ou d'une autre, dit Ohran Pamuk, la solitude participe du destin de l'écrivain. Elle en fait le prix. Elle en est le fonds. Elle est à ce prix aussi.

 

Je me rappelle, dit Galip à la fin du Livre noir, une autre histoire, celle qui expliquait que le seul moyen d'être soi-même, c'était d'être un autre, ou alors de se perdre dans les histoires racontées par un autre ; et ces histoires, que j'ai tenté de disposer côte à côte dans un livre noir, m'émeuvent en me rappelant une autre histoire, puis une autre encore, exactement comme cela se passe dans notre mémoire ou dans les histoires d'amour des contes de chez nous, qui s'emboîtent les unes dans les autres ; celle de l'amant perdu dans les rues d'Istanbul, et qui devint un autre homme ; ou celle de l'homme qui se lança à la recherche du secret et du sens perdus de son visage ; si bien que je me plonge avec plus de plaisir encore dans mon nouveau travail, qui consiste à récrire de vieilles histoires, très, très anciennes, et que j'arrive à la fin de mon livre si noir.

 

Noir comme les mille et un mystères de la nuit stambouliote. Noir comme l'émoi :

 

Je pense à Ruya, je quitte ma table de travail, et je contemple la ville plongée dans le noir. Nous pensons à Ruya, et nous contemplons la ville encore plongée dans le noir, et nous sommes tous envahis par l'émoi...

 

Héritier de la solitude d'Harun-al-Rachid, Galip nous désigne, d'un geste princier, le royaume. Notre partage à tous, le seul véritable, c'est l'émoi - source et horizon de la vie, qui anime les mannequins.

 

Photo, Istanbul nuit

 

Bibliographie :

Ohran Pamuk, Le livre noir
Traduit du turc par Munevver Andac, Gallimard, collection Folio, n° 2897, 1995

 

Orhan Pamuk, photo

 

Iconographie :

Alain Quella-Villeger, Istanbul - Le regard de Pierre Loti
Casterman Images, 1992

Ariane Bonzon, Merlin, Istanbul et les Stambouliotes
Glénat, 2004

Museum of Architecture

The National Gallery

Ethno-Electronic Music from the Ottoman empire

Aladin and the Wonderful Lamp

Istanbul Guide.net : Old Istanbul

Eski Ystanbul

Turkey Travel Planner

Psychovision Movies

http://www.cinemamed.irisnet.be/Archives/2002/films/turquie.html

 

 

 

Octobre 2006