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Léonard de Vinci, la Cène
Vue, recomposée, du paysage en arrière-plan

 

Ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, le paysage qui se déploie, en arrière-plan, dans l'oeuvre de Léonard de Vinci est sans doute celui d'Anchiano, le village natal de l'artiste.

Dimitri Merejkovski évoque l'enfance de Léonard dans un chapitre superbe du Roman de Léonard de Vinci. Le chapitre s'intitule Les ailes seront. En 1500, au lendemain de la bataille de Novare, qui met fin au règne de Ludovic le More, protecteur et ami du peintre, Léonard se rend à Anchiano afin de faire admettre dans la maison de son oncle l'un de ses élèves, le mécanicien Zoroastro da Peretola. En Toscane, entre Pise et Florence, non loin de la ville d'Empoli, sur le versant sud du mont Albano, se trouvait le village de Vinci, lieu de naissance de Léonard. Il avait désiré, avant son départ pour la Romagne, revoir son village...

Sous une avancée de roche, garanti du vent, il s'assit pour se reposer et regarda. L'horizon vallonné s'étendait en s'abaissant vers la vallée de l'Arno. A droite s'élevaient des montagnes arides, bigarrées de crevasses serpentiformes et de précipices gris violetés.

 

Léonard de Vinci, La Vierge et l'Enfant Jésus avec Sainte Anne
Vue, recomposée, du paysage en arrière-plan

 

A ses pieds, Anciano tout blanc était inondé de soleil. Plus loin, le village de Vinci ressemblait à une ruche collée sur un tremble.

Rien n'avait changé. Comme quarante ans auparavant, les violettes blanches poussaient, le mont Albano bleuissait, et tout était simple, calme, pauvre, pâle et septentrional.

 

Léonard de Vinci, La Madone à l'oeillet
Vue, recomposée, du paysage en arrière-plan

 

Léonard de Vinci, La Madone à l'oeillet
Autre vue, recomposée, du paysage en arrière-plan

 

Adossés à ce paysage fortement terrestre, mais séparés de ce dernier par la distance ou bien par un mur de fond, les personnages de Léonard de Vinci semblent figurer, au premier plan, l'autre de la terre, - qui est aussi, en vertu du geste créateur, l'avenir de la terre, des collines, des monts -, i. e. le mystère de l'incarnation, diversement réfléchi en ses visages multiples.

 

Bellini, Allégorie sacrée, 1478-1500

 

Contemporain de Giovanni Bellini, Léonard de Vinci participe en quelque façon d'une même conception du monde. Pour lui comme pour Bellini, l'histoire de la Création se confond avec le geste de la Grâce, i. e. avec l'histoire du Salut. Mais tandis qu'un fleuve, chez Bellini, sépare ostensiblement les deux rives, le chaos des formes élémentaires et la terrasse de l'âme, des vedute s'ouvrent, chez Léonard de Vinci, sur des lointains bleutés, découvrant ainsi dans la profondeur de l'espace le possible d'un trajet terrestre qui fait de l'Incarnation l'ici et le maintenant de la profondeur du temps.

Le système de la peinture, tel que le conçoit Léonard de Vinci, n'illustre jamais mieux que dans la Cène ce miracle de l'espace comme déploiement de la profondeur du temps, autrement dit comme avenir de l'Incarnation.

 

Léonard de Vinci, la Cène

 

Centrée sur le visage du Christ, la fresque décline la gamme des autres visages comme autant d'esquisses, variantes - voire caricatures - d'un visage ultime, resté, dans la genèse de l'oeuvre, jusque là invu.

En 1494, Léonard de Vinci, qui travaille depuis dix ans à la Cène, conduit son élève Giovanni sur la Piazza d'Arme, afin de lui montrer le Colosse, grande statue équestre créée par ses soins à l'intention du condottiere Francesco Sforza.

Le coursier gigantesque en argile vert foncé se détachait sur le ciel. Cabré, il foulait un guerrier sous ses sabots.

Le vainqueur étendait le sceptre ducal. C'était le grand condottiere Francesco Sforza, l'aventurier qui vendait son sang pour de l'argent, moitié soldat, moitié brigand. Fils d'un pauvre paysan de la Romagne, il était issu du peuple, fort comme un lion, rusé comme un renard, et grâce à ses crimes, à ses exploits, à sa sagesse, il était mort sur le trône des ducs de Milan.

Un pâle rayon de soleil tomba sur le Colosse.

Giovanni lut dans les doubles plis du menton, dans les yeux terribles, pleins de voracité vigilante, le calme indifférent du fauve repu. Au pied du mausolée il vit, gravées de la main même de Léonard, deux strophes [...]

Les deux derniers mots le frappèrent : Ecce Deus ! Voici le dieu !

- Le dieu, répéta Giovanni en regardant successivement, et le Colosse, et la victime transpercée par la lance du triomphateur, de Sforza l'oppresseur.

Et il se souvint du silencieux réfectoire de Santa Maria delle Grazie, des cimes bleutées de Sion, du charme céleste de Jean et du calme de la dernière soirée de l'autre Dieu, duquel il est dit : Ecce homo ! Voici l'homme !

[...]

- Pardonnez-moi, maître ! Je songe et ne comprends pas comment vous avez pu créer ce Colosse et la Sainte Cène en même temps ?

Léonard le regarda avec une indulgente surprise

- Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?

- O messer Leonardo, ne le voyez-vous pas vous-même ? Ce n'est pas possible... ensemble...

- Au contraire, Giovanni. Je crois que l'un m'aide à exécuter l'autre. Mes meilleures idées pour la Sainte Cène me viennent précisément au moment où je travaille à ce Colosse, et quand je suis au monastère, j'aime rêver à ce mausolée. Ce sont deux jumeaux. Je les ai commencés ensemble. Je les terminerai de même.

De façon mystérieusement simple, Léonard de Vinci découvre ici à Giovanni l'abîme de proximité qu'entretiennent l'un et l'autre quant au fonds, i. e. quant au vif de l'incarnation. La gémellité dont parle Léonard, c'est précisément cette actuelle indifférence de l'un et de l'autre, du divin et de l'humain, telle qu'elle apparaît, dans le secret de l'intime, au regard de qui, semblablement à Léonard, se laisse reconduire par l'art, l'imagination, le rêve, au comment de son pouvoir-être propre.

Giovanni, qui repousse avec horreur la tentation de l'anamnèse, méconnaît la portée de l'expérience mise en oeuvre par son maître. Il note ainsi dans son journal cette observation panique :

 

Léonard de Vinci, Cinq têtes grotesques, Venise, Accademia

 

Léonard de Vinci, la Cène, détail
A gauche, profil de l'apôtre Thomas ; à droite, profil de Judas

 

Le soir, il m'a montré une quantité de caricatures, non seulement de gens, mais d'animaux affublés de figures de cauchemar. Dans les animaux transparaît l'homme, dans les hommes l'animal, l'un passant à l'autre facilement et naturellement jusqu'à l'horreur. [...] Et le plus terrible est que ces monstres vous semblent familiers, qu'on les a déjà vus quelque part, et qu'ils ont en eux une séduction qui vous attire et vous repousse en même temps comme un abîme. On les regarde, on se tourmente et on ne peut en arracher les yeux, non plus que du sourire de la Vierge. Et là et ici, l'étonnement vous saisit comme devant un miracle.

 

Léonard de Vinci, La Vierge et l'Enfant Jésus avec Sainte Anne
Etude préparatoire (détail)

 

Contre son ami Cesare, qui voit dans le dispositif physiognomonique de la Cène la raillerie sous les choses saintes, Giovanni pourtant défend son maître, même si la défense qu'il déploie reste de l'ordre de la pensée sans concept :

 

- Certes, c'est une grande oeuvre, dit Cesare. Aucun maître n'a possédé ainsi la science anatomique, les lois de la perspective, de la lumière et des ombres. Parbleu ! tout est copié d'après nature ; la moindre ride sur les visages, le plus petit pli de la nappe. Mais la vie manque. Dieu est absent et le sera toujours. Tout est mort, à l'intérieur - l'âme n'y existe pas ! [...] La géométrie en guise d'inspiration, la mathématique remplaçant la beauté ! Tout est réfléchi, calculé, mâché par le raisonnement, examiné jusqu'au dégoût, pesé sur des balances, mesuré au compas. La raillerie sous les choses saintes 

[...]

Tu es injuste, Cesare, dit Giovanni. Le tableau n'est pas achevé ; le Christ manque.

- Tu te figures que le Christ y sera ? Tu en es certain ? Nous verrons ! Mais souviens-toi de mes paroles : Messer Léonardo n'achèvera jamais la Sainte Cène, il ne peindra jamais ni le Christ ni Judas, parce que vois-tu, mon ami, on peut atteindre à beaucoup de choses à l'aide de la mathématique, de la science et de l'expérience, mais non pas à tout. Ici il faut autre chose. Ici se trouve une limite qu'il ne pourra jamais franchir, malgré toute sa science !

 

Dédaigneux de l'invisible travail de l'âme qui préside à celui de l'art, Cesare se trompe, lorsqu'il affirme que Léonard de Vinci se contente de copier la nature et qu'il a la géométrie en guise d'inspiration. Mais l'artiste peine en effet à franchir la limite, i. e. à rendre visible, non le visage que le Christ tournait en l'an 33 vers ses apôtres, mais le visage qu'aujourd'hui comme hier, le Christ tourne continuellement vers nous.

 

Ayant achevé le visage de Jean par quelques légères touches de pinceau, le maître prit un morceau de fusain pour essayer l'esquisse de la tête de Jésus. Mais l'esquisse venait mal. Après avoir songé pendant dix ans à cette tête, il se sentait incapable d'en fixer les contours. Et maintenant, comme toujours, devant la place blanche du tableau où devait mais ne pouvait surgir la tête du Christ, l'artiste sentait son impuissance et son irrésolution.

Jetant le fusain, il effaça les traits avec une éponge humide et se plongea dans une de ces méditations qui duraient parfois des heures entières.

 

Un matin de 1498, Léonard de Vinci vient chercher Giovanni, l'emmène au réfectoire de Santa Maria delle Grazie, et à la place si connue, restée vide durant seize ans, entre Jean et Jacques, Giovanni voit le Christ. Il se souvient alors que, quelque temps auparavant, Léonard lui a montré, au coin du feu, un dessin bouleversant :

Le visage de l'adolescent représenté sur ce dessin semblait si connu à Giovanni qu'il le prit d'abord pour un portrait. Il y retrouvait une ressemblance avec Savonarole en sa jeunesse et avec le fils du riche usurier de Milan détesté de tous, le vieil israélite Barucco - maladif et rêveur enfant de seize ans -, plongé dans la secrète sagesse de la Cabale, élève des rabbins qui voyaient en lui une des futures lumières de la Synagogue.

Mais lorsqu'il examina plus attentivement cet adolescent aux cheveux roux et épais, au front bas, aux lèvre fortes, il reconnut le Christ, non pas celui des icônes, mais comme quelqu'un qui L'a vu, oublié et de nouveau retrouvé.

Dans la tête inclinée comme une fleur sur une tige trop faible, dans le regard naïvement enfantin de ses yeux baissés, il y avait le pressentiment de cette dernière et affreuse minute du mont des Oliviers, lorsque, effrayé et triste, Il avait dit à ses disciples : "Mon âme souffre mortellement", et s'éloignant sur un roc, tomba face contre terre en murmurant : "O Père ! tout T'est possible. Eloigne cette coupe de moi. Pourtant que Ta volonté soit faite". Et encore, une seconde et une troisième fois, Il répéta : "Mon Père, si je ne puis éviter de boire à cette coupe, que Ta volonté soit faite".

Et se trouvant en état de lutte, Il priait plus ardemment et Sa sueur tombant sur la terre semblait des gouttes de sang.

"Pourquoi priait-Il ? songea Giovanni. Comment demandait-Il que ne soit pas ce qui ne pouvait ne pas être, ce qui était Sa propre volonté, le but de Sa venue au monde ? Aurait-Il souffert comme moi et lutté jusqu'au sang contre ces mêmes et terribles pensées doubles ?"

 

Léonard de Vinci, la Cène
Visage du Christ avant la restauration de 1980

 

Léonard de Vinci, la Cène
Visage du Christ après la restauration de 1980

 

Quelques jours après avoir vu le Christ au réfectoire de Santa Maria delle Grazie, Giovanni, qui marche le long d'un canal au soleil couchant, songe non sans trouble aux deux interprétations du Christ par Léonard, - l'un, plein de faiblesse humaine, celui qui priait sur le mont des Oliviers avec une foi enfantine ; l'autre, surhumainement calme, sage, étrange et terrible. Giovanni, par hasard, croise Cesare. Ils font route ensemble.

- Cesare, dit très bas Giovanni, tu as vu le Christ de la Cène ?

 

Vinci, La Cè, cadrage sur le Christ

 

- Oui.

 

Vinci, La C&egrae;ne, cadrage sur le Christ, plan moyen

 

- Eh bien ? comment le trouves-tu ?

Cesare se retourna brusquement.

- Et toi ? demanda-t-il.

 

Vinci, La Cène, cadrage sur le visage du Christ, gros plan

 

- Je ne sais pas... Il me semble.

 

Vinci, La Cène, cadrage sur le visage du Christ, très gros plan

 

- Dis-le franchement. Il ne te plaît pas ?

- Non. Mais je ne sais. J'ai dans l'idée que... ce n'est pas le Christ.

- Pas le Christ ? Et qui donc ?

Giovanni ne répondit pas, ralentit le pas et baissa la tête.

- Ecoute, continua-t-il pensif, as-tu vu le dessin, l'autre dessin de la tête du Christ, au crayon de couleur, où il est représenté presque enfant ?

- Oui, un enfant à cheveux roux, à front bas, à lèvres épaisses, tel le fils du vieux Barucco. Alors ? Tu le préfères ?

- Non... je songe seulement combien ils se ressemblent peu, ces deux Christ !

- Se ressemblent peu ? dit Cesare étonné. Mais c'est le même visage. Dans la Cène il est plus âgé de quinze ans... Cependant, ajouta-t-il, tu as peut-être raison. Mais même si ce sont deux Christ différents, ils se ressemblent comme deux sosies...

- Sosies ! répéta Giovanni frissonnant et s'arrêtant.

 

Deux états du visage du Christ, avant et après la restauration de 1980

 

La nuit tombe soudain sur les deux amis. Le dialogue touche alors à ce qui fait pour Giovanni la question plus originaire :

 

Est-il possible que Celui que le maître a représenté dans la Cène, le Tout-Puissant qui sait tout, est-il possible qu'il ait pu pleurer sur le mont des Oliviers jusqu'à la sueur de sang et dire notre prière humaine, comme prient les enfants qui espèrent le miracle : "Que ne s'accomplisse pas ce pour quoi je suis venu au monde. O mon Père, éloigne de moi cette coupe ?" Mais cette prière contient tout, Cesare ! et sans elle, il n'y a pas de Christ, et je ne l'échangerais contre aucune sagesse. Celui qui n'a pas prié ainsi n'était pas un homme, n'a pas souffert, n'est pas mort - comme nous !

- Ainsi, voilà à quoi tu songes, murmura lentement Cesare. En effet. Oui, je te comprends. Oh ! sûrement le Christ de la Cène ne pouvait prier ainsi...

 

L'examen des reproductions réalisées avant et après la restauration de la fresque montre pourtant que le visage du Christ souffre d'apparaître de deux façons différentes, sous le couvert desquelles il est à la fois même et autre. L'examen confirme ainsi physicaliter ce qui, dans le secret de l'intime, qui est aussi le secret de l'art, se découvre à Léonard essentialiter.

 

Le Colosse, un peu plus tard, est détruit par l'envahisseur français. La Cène est endommagée par l'eau, suite au sabotage des écluses :

 

Léonard s'approcha du mur de la Sainte Cène.

Les couleurs paraissaient nettes.

[...]

Penché sur le mur, il examinait avec un verre grossissant la surface du tableau. Tout à coup, dans le coin gauche, en bas, sous la nappe, aux pieds de l'apôtre Barthélémy, il aperçut une félure et à côté la floraison blanchâtre d'une minuscule tache d'humidité.

Il pâlit. Mais se dominant, il continua plus attentivement encore son examen.

Par suite de l'humidité, la première couche de glaise s'était boursouflée, soulevait le plâtre, formait, imperceptibles à l'oeil nu, des crevasses par lesquelles suintait le salpêtre.

La destinée de la Sainte Cène était résolue. Les couleurs pouvaient se conserver encore pendant cinquante ans, mais la terrible vérité ne supportait aucun doute : la plus belle oeuvre de Vinci était condamnée à périr.

Avant de quitter le réfectoire, Léonard regarda une dernière fois le Christ et, comme s'il venait de le voir seulement, il comprit...

 

A la fois ultime et princeps, - ecce deus, ecce homo -, le visage qu'il vient de voir seulement, est celui du vif, tel qu'en lui, Léonard, comme en l'âme des apôtres, celui-ci se déploie transitairement. Témoin de l'oeuvre du temps, la fresque donne à voir, dans son transit même, le comment de la présence, qui est aussi celui de la transition christique.

 

A droite, portrait de l'apôtre Thadée, dont on dit qu'il constitue un autoportrait de l'artiste, puis Autoportrait de Léonard de Vinci en 1512

 

Bibliographie :

Dimitri Merejkowski, Le roman de Léonard de Vinci, 1901
Traduction de Jacques Sorrèze, actualisée et corrigée par Victor Loupan
Presses de la Renaissance, Le Livre de Poche, 2004.

 

 

 

Octobre 2006