Hans-Georg Gadamer
La méthode de l'herméneutique

 

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Hans-Georg Gadamer, dans Vérité et méthode, entreprend de dégager les grandes lignes d'une herméneutique philosophique, autrement dit les requisits d'une méthode orientée dans le sens de la vérité.

Methodos, en grec, veut dire chemin ; hermeneia signifie interprétation de la pensée par la parole.

Par herméneutique, dit Gadamer, j'entends la théorie, ou l'anamnèse, de cette expérience effective qu'est la pensée.

La méthode de l'herméneutique, c'est, au regard des définitions esquissées ci-dessus, la parole-même dans la relation qu'elle entretient avec la pensée.

Gadamer montre, au fil de Vérité et méthode, que l'expérience effective de la pensée est précisément celle de la parole, puisqu'elle se déploie dans le champ de la langue et actualise sur le mode du dialogue la structure à préalable qui est celle de la question et de la réponse.

D'où me parle-t-on ? Qu'est-ce qui m'est dit ? Se laisser atteindre par une telle question, tenter d'y répondre, c'est entrer dans le jeu partagé de la pensée, i. e. cheminer en direction de la vérité.

 

1. L'expérience proprement dite

L'expérience effective de la pensée est d'abord celle de la négativité : la chose n'est pas telle que nous le supposions. Notre savoir et son objet se modifient tous deux avec l'expérience d'un autre objet. On acquiert alors un savoir différent et meilleur, ce qui veut dire que l'objet lui-même " ne tient pas ". C'est le nouvel objet qui contient la vérité sur l'ancien.

L'expérience, à ce titre, se distingue radicalement de la science, puisque là où la science déploie une visée téléologique, l'expérience reste un processus foncièrement dialectique. La dialectique de l'expérience trouve son achèvement propre, non dans un savoir définitif, mais dans l'ouverture à l'expérience suscitée par l'expérience elle-même.

L'expérience effective de la pensée est ensuite celle de l'ouverture : l'expérience se constitue comme un procès dont nul n'est maître. Contrairement à la science qui se réclame d'une universalité préalable, l'expérience cristallise le possible d'une universalité sans principe.

Gadamer emprunte à ce propos l'image aristotélicienne de l'armée en fuite. Si d'aventure, au sein de la débacle générale, un homme se ravise, et si d'autres hommes suivent l'exemple du premier, toute l'armée finit par s'immobiliser et par se rallier à l'unité du commandement.

Il en va de même pour l'expérience de la pensée. On acquiert, à la faveur de cette dernière, un savoir meilleur, non seulement de ce qui fait l'objet actuel de l'expérience, mais de ce que l'on croyait savoir auparavant, donc de quelque chose d'universel.

L'expérience effective de la pensée est enfin celle de la finitude : toute expérience digne de ce nom contrarie une attente, dans la mesure où elle lui assigne une limite. Est expérimenté quiconque sait qu'il n'est pas maître du temps et de l'avenir.

L'expérience découvre la réalité, i. e. ce qui ne peut plus être ébranlé. A ce titre, elle induit la prise de conscience de notre propre historicité.

L'idée qu'on peut toujours revenir en arrière, que c'est toujours le moment favorable, et que les occasions finissent par revenir, se révèle n'être qu'illusion. Au contraire, l'homme placé dans l'histoire, agissant en elle, fait constamment l'expérience que rien ne se reproduit. Reconnaître ce qui est ne veut pas dire ici connaître ce qui se trouve être là, mais prendre connaissance des limites à l'intérieur desquelles l'avenir reste ouvert à l'attente et au projet - ou, plus fondamentalement encore, découvrir que toute attente et tout projet émanant d'êtres finis ne peuvent être que finis et limités. L'expérience proprement dite devient ainsi l'expérience de notre propre historicité.

 

2. L'expérience herméneutique

Reflétant la structure générale de l'expérience proprement dite, l'expérience herméneutique est fondamentalement expérience de notre propre historicité.

L'expérience herméneutique se déploie à partir et dans le sens de la tradition, i. e. à la fois sur le mode de l'héritage et sur le mode de la transmission. Mais elle ne se saisit pas de la tradition, comme on le ferait d'une boîte, dans le but d'inventorier le contenu de cette dernière ; elle se laisse au contraire saisir par la tradition, et par là, répond à l'appel que celle-ci lui adresse. Elle revêt ainsi le caractère d'un dialogue dans lequel la tradition, - qui, note Gadamer, est langage -, parle la première et nous invite à l'entendre, autrement dit à entrer dans le jeu partagé de la pensée.

. L'expérience herméneutique toutefois ne revêt pas le caractère interpersonnel du dialogue avec autrui par le truchement des oeuvres conçues comme l'expression vivante d'un toi.

Il ne faut pas comprendre que ce qui, dans la tradition, accède à l'expérience est conçu comme l'intention d'un autre, qui est un toi. Nous soutenons au contraire fermement que la compréhension d'une tradition ne s'adresse pas au texte transmis comme aux expressions vivantes d'un toi ; elle saisit un contenu de sens, libre de tout lien aux sujets des intentions, que ce soit moi ou toi.

L'expérience herméneutique fait de nous l'interlocuteur transpersonnel de cet autre, également transpersonnel, qui, sous le nom de passé, vient toujours déjà à notre encontre. Par là, note Gadamer, elle ménage la possibilité de l'ouverture à la tradition comme requête de la vérité qui se rencontre en elle. En faisant que nous admettions de nous laisser dire quelque chose qui a besoin de nous pour être entendu ; en faisant que nous admettions de laisser s'affirmer en nous quelque chose qui puisse nous être étranger ou contraire, l'expérience herméneutique rend possible la conscience de l'efficience de l'histoire.

Il me faut admettre la tradition dans son exigence, non au sens d'une simple reconnaissance de l'altérité du passé, mais en reconnaissant qu'elle a quelque chose à me dire.

Critiquant la certitude méthodologique de la critique historiciste, Gadamer cite une pénétrante observation de Friedrich Schlegel, dans le Lyceumsfragment :

Les deux principes fondamentaux de ce que l'on appelle la critique historique sont le postulat du commun et l'axiome de l'habituel. Postulat du commun : tout ce qui est vraiment grand, bon et beau est invraisemblable parce qu'extraordinaire, et pour le moins suspect. Axiome de l'habituel : ce qu'il en est de nous et de ce qui nous entoure doit avoir été ainsi partout, car qu'il en soit ainsi est tout naturel.

L'expérience herméneutique présuppose la structure logique de l'ouverture, et plus originairement encore celle de la question.

On ne fait pas d'expérience si on ne se met pas à questionner. Reconnaître qu'une chose n'est pas telle qu'on la croyait d'abord, mais autre, présuppose évidemment qu'on passe par la question de savoir s'il en est ainsi ou autrement. L'ouverture impliquée dans l'essence de l'expérience est précisément, du point de vue logique, cette ouverture de l'ainsi ou autrement.

L'ouverture suit de la question, dans la mesure où celle-ci, en même temps quelle découvre l'horizon de significativité sous le rapport duquel ce qui est demandé a destination ou sens, ouvre à la réponse un champ de possibilités significatives. Il y a effectivement ouverture quand la question est authentiquement question, i. e. souffre le caractère non fixé de la réponse, et quand la question est bien (richtig) posée, i. e. clairement définie quant aux présuppositions qu'elle requiert et au regard desquelles elle a sens (Richtung).

Toute question authentique demande cette ouverture. Si l'ouverture lui fait défaut, elle n'est au fond qu'une apparence de question, dépourvue du sens authentique de la question.

Ainsi, note Gadamer, la question posée dans un but pédagogique est une question sans véritable questionneur ; la question rhétorique, quant à elle, est dépourvue non seulement de véritable questionneur, mais aussi de véritable objet d'interrogation.

L'expérience herméneutique présuppose, au titre de l'ouverture de la question, la possibilité du oui et du non, du jugement pro et contra. Elle ménage ainsi la relation essentielle par où questionner et savoir s'entretiennent. Il y a effectivement accès au savoir quand la question découvre à celui qui s'interroge, la possibilité d'une réponse fondée à la fois sur la rectitude du jugement, ou visée du Vrai, et sur la capacité de negatio, ou d'exclusion du contraire.

Soulignant au passage les mérites de la disputatio médiévale, Gadamer observe qu'elle met en lumière le lien intime qui unit la science et la dialectique, c'est-à-dire la réponse et la question. Il renvoie, pour la définition d'un tel lien, au livre M 4 (1078 b 25 s) de la Métaphysique d'Aristote :

La dialectique n'était pas encore en ce temps-là une puissance assez forte pour faire porter un examen sur les contraires, indépendamment de l'essence, et pour déterminer si c'est la même science qui traite des contraires.

La leçon aristotélicienne a suscité ici bien des gloses. Elle lie en effet dialectique et science de façon dérangeante : une puissance assez forte pour faire porter un examen sur les contraires, indépendamment de l'essence, mérite-t-elle le statut de science, en l'occurrence science du possible ? Une seule et même science peut-elle cultiver la visée des contraires ? En réalité, dit Gadamer, le lien des deux questions devient immédiatement intelligible si nous maintenons la primauté de la question sur la réponse, primauté sur laquelle est fondé le concept de savoir.

Savoir veut toujours dire se tourner en même temps vers le contraire. La supériorité du savoir par rapport à la prévention que véhicule l'opinion consiste dans sa capacité à penser le possible en tant que possible. Le savoir est fondamentalement dialectique. Seul possède le savoir qui possède des questions. Or les questions contiennent l'opposition du oui et du non, du ainsi et du autrement.

L'expérience herméneutique, dans la mesure où elle vérifie la primauté de la question sur la réponse, en tant que condition de possibilité de l'accès au savoir-même, découvre la limite de l'idéal méthodologique du savoir.

Il n'existe pas de méthode pour apprendre à questionner. Au contraire, l'exemple de Socrate nous enseigne que l'important est de savoir qu'on ne sait pas. C'est ainsi que la dialectique socratique, qui conduit à ce savoir par l'art d'embarrasser, crée la condition sur laquelle repose l'acte de questionner. Tout questionnement et toute volonté de savoir présupposent un savoir du non-savoir, tel que ce soit une ignorance précise qui conduise à une question précise.

Il reste toute fois difficile de savoir qu'on ne sait pas, On se heurte à la puissance de l'opinion. L'opinion, c'est ce qui réprime le besoin de questionner. et qui, en vertu de sa tendance à la propagation, impose sous le nom de consensus l'empire du prêt-à-penser, i. e. le primat de la réponse sur la question.

Le mot qui, chez les Grecs, signifie opinion, doxa, désigne en même temps la décision finale à laquelle parviennent l'ensemble des citoyens réunis en assemblée. Comment donc peut-on en venir au non-savoir et au besoin de questionner ?

On ne peut parvenir au non-savoir, dit Gadamer, que de la façon dont la trouvaille vient à l'esprit. Une question surgit, elle se pose ; ce n'est pas nous qui la faisons surgir ni qui la posons. En fait, c'est sous l'impulsion de ce qui ne se plie pas à l'opinion préconçue que nous entrons dans le champ de l'expérience. C'est pourquoi questionner est plus pâtir qu'agir. Il y a une patience du questionner comme il y a une patience de la Grâce. La question est semblable à la visite d'un ange : elle s'attend, et cependant elle surprend. Finalement elle s'impose. On ne peut se soustraire plus longtemps à elle, en se réclamant du Mane, Thecel, Pharès de l'opinion dominante.

 

3. L'art de questionner

Concernant la patience de la question, le propos de Gadamer semble contredit par le fait que l'art de questionner, dans la dialectique platonicienne, induit la mise en oeuvre d'une démarche résolue et concertée. Gadamer montre toutefois qu'il n'y a là de contradiction qu'apparente.

. L'art de questionner, note Gadamer, reste l'apanage de Socrate, i. e. celui de l'homme qui veut savoir, donc qui a déjà des questions à poser. L'art de questionner au demeurant n'est pas l'art de s'opposer à la contrainte des opinions. Cette liberté, il la présuppose déjà. Il ne relève donc pas de la tecnh, au sens de pouvoir qui puisse s'enseigner, partant conférer à celui qui le possède le statut de maître de la vérité. Gadamer renvoie pour preuve à la digression dite gnoséologique de la Septième Lettre de Platon :

[Dans sa Septième Lettre, Platon nomme cinquième facteur de la connaissance, ce qui fait, en soi, l'objet de la connaissance. Ce cinquième facteur de la connaissance ne réside pas dans les sons que l'on profère, pas davantage dans les figures que l'on trace, mais dans l'âme] (VII, 341 c-d).

Ce n'est pas un savoir qui, à l'exemple des autres, puisse aucunement se formuler en propositions : mais résultat d'un commerce répété avec ce qui est la matière même de ce savoir, résultat d'une existence qu'on partage avec elle ; soudainement, comme s'allume une lumière lorsque bondit la flamme, ce savoir se produit dans l'âme et, désormais, il s'y nourrit tout seul lui-même.

D'où la possibilité, observe Gadamer à la suite de Platon, que celui qui accueille un tel savoir semble moins convaincant que les autres, car il se laisse atteindre par la vérité, là où les autres pratiquent l'art de d'argumenter triomphalement contre tout un chacun.

L'art de la dialectique, conclut Gadamer, c'est l'art de continuer à maintenir la direction vers l'ouvert, partant de continuer à questionner, i. e. l'art de penser. On l'appelle dialectique parce qu'il est l'art de maintenir un vrai dialogue.

. L'art de la dialectique peut prétendre au statut de vrai dialogue dans la mesure où il déploie la structure de la question et de la réponse. A ce titre, il doit se laisser conduire par la chose-même, - celle que visent les différents protagonistes du dialogue -, et prendre en considération le poids positif , des différents avis, de façon à ce que, le cas échéant, chacun de ces avis puisse tour à tour faire paraître sa vraie force.

Ce qui se dégage alors dans sa vérité, c'est le logos, qui n'est ni mien ni tien, et dépasse donc l'opinion subjective, à tel point que celui qui conduit le dialogue, solitairement ou en compagnie d'autres interlocuteurs, reste toujours lui aussi celui qui ne sait pas.

. L'art de la dialectique requiert, au titre du vrai dialogue, la capacité de regarder ensemble sous l'unité d'ue perspective la diversité des aspects propres à la chose questionnée, donc l'art de maintenir le questionnement dans son droit fil relativement à l'horizon de significativité dont la chose participe et au regard duquel elle a sens. L'exercice d'un tel art tire sa condition de possibilité de la langue, medium au sein duquel le sens circule et par où se trouve naturellement assurée la communication de ce dernier. C'est en effet à partir et à l'intérieur de la langue, via l'infinie diversité des vues dispensées au fil des mots par l'usage de cette dernière, que la dialectique se déploie et/ou s'oriente, de façon toujours provisoire, dans l'espace de jeu maintenu ouvert par le questionnement en tant que tel. Ainsi aiguillée par la langue, la pensée peut se porter à la rencontre de l'ainsi ou autrement, donc s'ouvrir au possible en tant que possible, mouvement en quoi, et seulement en quoi, - garantie contre tout abus dogmatique-, elle touche au savoir auquel elle prétend.

Gadamer souligne à ce propos le bien-fondé de la critique formulée par Platon à l'encontre de l'écriture. L'écrit fixe, et par là fige, induisant ainsi la tentation de la littérature, i. e. la prévalence de la réponse sur la question. D'où, chez Platon, le choix de la forme dialoguée et/ou de la forme épistolaire, qui ont toutes deux le mérite de ménager, de façon directe ou différée, l'espace de jeu dont la pensée a besoin pour délimiter son propre partage. Le caractère différé de la correspondance présente, quant à lui, un avantage particulier : parce qu'il donne à chacun des correspondants le temps de respecter et réaliser la mesure propre à la chose écrite, il permet à chacun, avant confrontation, de peser le poids de son propos, par là de mieux définir les présuppositions sous-jacentes à ce dernier.

Au passage, Gadamer laisse entendre que le déclin actuel du genre épistolaire augure mal du destin de la pensée comme elle va, tout du moins comme elle va de nos jours dans nos échanges écrits :

La distance temporelle qui sépare l'envoi d'une lettre de la réception de la réponse n'est pas un simple facteur extérieur ; il donne à cette forme de communication qu'est la correspondance son empreinte propre et essentielle en tant que forme de l'écrit. Il est significatif que la réduction des délais postaux n'ait nullement mené à une intensification de cette forme de communication, mais au contraire au déclin de l'art épistolaire.

Au passage toujours, Gadamer formule à l'endroit du monologue hegélien la remarque suivante :

La dialectique de Hegel est un monologue de la pensée qui croit pouvoir réaliser une fois pour toutes ce qui mûrit toujours à nouveau en chaque dialogue authentique.

Gadamer conclut par une sorte d'hommage, qui est aussi un verdict sans appel :

La tâche que Hegel s'impose - rendre fluides et plus vives les déterminations abstraites de la pensée - équivaut à résoudre la logique dans le procès même du langage, à résoudre le concept dans la puissance significative du verbe qui questionne et répond : souvenir magnifique, jusque dans l'échec, de ce qu'était, de ce qu'est vraiment la dialectique.

 

4. La méthode de l'herméneutique

. Rappelant que l'expérience herméneutique a nécessairement le caractère du dialogue, d'où la structure de la question et de la réponse, Gadamer assigne à la dite expérience le point de départ suivant :

Le fait qu'un texte transmis devienne objet d'interprétation veut déjà dire qu'il pose une question à l'interprète. Dans ce sens, l'interprétation comprend toujours une référence essentielle à la question qui vous est posée. Comprendre un texte veut dire comprendre cette question.

Gadamer rappelle également qu'une telle question ne peut être comprise qu'au regard de l'horizon de significativité dont elle participe et relativement auquel elle a sens.

Cet horizon nous apparaît en tant qu'horizon de la question, à l'intérieur duquel se détermine la direction de sens du texte.

Au regard des principes ainsi établis, note Gadamer, l'expérience herméneutique doit se déployer sur le mode du retour amont : soit, par le truchement de la question, en-deçà de la chose dite.

Il faut la [la chose dite] comprendre comme une réponse, sur la base d'une question dont elle constitue la réponse.

L'expérience herméneutique, conclut Gadamer, oblige au dépassement de la chose dite, en raison même de la question que pose cette dernière, - laquelle question ne peut elle-même être comprise en tant que réponse qu'au regard de l'horizon dont elle excipe, et relativement au possible des réponses alternatives qu'elle rend globalement concevables, par effet de différence à partir de ce qui fait son propre.

Dans cette mesure, le sens d'un propos transmis par la tradition est relatif à la question dont il constitue la réponse ; mais cela signifie qu'il dépasse nécessairement ce qui y est énoncé.

. Gadamer examine ensuite, à la lumière des travaux de R. G. Collingwood, inspirés eux aussi par la logic of question and answer, le rôle que joue dans l'herméneutique l'historicité propre à tout comprendre.

Comme Gadamer, Collingwood applique l'axiome dit d'anticipation de la perfection, - axiome en vertu duquel on ne peut se laisser atteindre par une question que si, et seulement si, l'on présuppose la justesse de la réponse que constitue per se la dite question. Une oeuvre d'art, souligne Gadamer, ne peut être comprise que si l'on présuppose son adéquation. , i. e. l'authenticité du rapport qu'elle entretient avec la question dont elle constitue, en tant que réponse, l'une des réponses possibles.

Gadamer note toutefois que Collingwood extrapole lorsqu'il suppose, dans son travail de réflexion sur la connaissance historique, l'accord de l'objectif et du subjectif dans la compréhension des événements, partant l'accord entre le sens des événements tel que celui-ci nous apparaît a posteriori, et le sens des événements tel que les auteurs des textes transmis par la tradition l'envisageaient au moment où ils écrivaient. Le déroulement de la bataille de Trafalgar, note Gadamer, ne nous permet pas de comprendre le plan authentiquement conçu par Nelson, puisque la dite compréhension ne suit en rien du fait-même que précisément le plan de Nelson s'est réalisé avec succès.

Ce qui advient dans l'histoire ne s'accorde généralement pas avec les représentations subjectives que s'en fait l'homme vivant et agissant au coeur de l'événement ; de la même façon, le sens d'un texte et la portée de ce dernier dépassent de loin ce que son auteur avait dans l'esprit. Or la tâche de la compréhension s'adresse en premier lieu au sens du texte lui-même.

La question qu'il s'agit d'expliciter dans le cadre de l'herméneutique, conclut fermement Gadamer, concerne en premier lieu, non les expériences de pensée de l'auteur, non sa philosophie personnelle, mais uniquement le sens du texte lui-même.

La réduction herméneutique à l'opinion de l'auteur est tout aussi inadéquate que, pour les événements historiques, la réduction à l'intention des individus agissants.

La reconstitution de ce que l'auteur avait dans l'esprit constitue, au regard de l'expérience herméneutique, une tâche réduite.

C'est la tentation de l'historicisme que de voir en une telle réduction la vertu de la scientificité, et de concevoir la compréhension comme une sorte de reconstitution qui répète pour ainsi dire la genèse du texte.

Reprochant à l'historicisme de reproduire le préjugé de la connaissance naturelle, selon quoi nous ne comprendrions un processus que si nous sommes capables de le provoquer artificiellement, Gadamer note qu'il demeure impossible à l'historien, et plus généralement à celui qui veut comprendre, de circonscrire l'horizon de sens auquel se trouve renvoyé le travail de la compréhension.

On ne peut comprendre la tradition historique que si l'on garde présent à l'esprit que c'est le cours même des choses qui contribue à en déterminer le sens fondamental. C'est la poursuite du devenir historique qui permet à la chose transmise d'apparaître sous de nouveaux aspects de signification. Par l'actualisation nouvelle qu'ils trouvent dans la compréhension, les textes sont replacés dans un véritable devenir historique, comme le sont les événements par la poursuite même de leur cours.

L'expérience herméneutique a besoin de l'efficience de l'histoire pour déployer elle-même l'efficience à quoi elle prétend.

Toute actualisation opérée par la compréhension a la capacité de se reconnaître comme une possibilité historique appartenant à la chose comprise.

Ainsi replacée dans son véritable devenir historique, l'oeuvre cependant reste la même, tout comme reste la même l'histoire, dont la signification ne cesse de s'enrichir puisqu'après nous il y aura d'autres hommes, qui chaque fois comprendront les choses autrement.

. L'explicitation de la question dont un texte transmis par la tradition constitue la réponse ne relève toutefois en rien d'une quelconque méthodologie historique, observe Gadamer.

Certes, via le texte sur lequel nous nous penchons, c'est la voix du passé qui nous interpelle. Mais nous ne pouvons répondre à cet appel que dans la mesure où, requérant ainsi le moyen d'entendre ce qui est, nous nous soucions d'assurer la médiation historique du présent relativement au passé, et non pas l'inverse.

Lorsque par exemple on se penche sur un texte ancien, on ne peut se soustraire à la nécessité de penser et de faire accéder à la pleine ouverture de la question ce qui, pour l'auteur, ne faisait pas problème, et donc n'était pas pensé par lui. Ce faisant, on ne donne nullement licence à l'arbitraire de l'interprétation ; on ne fait que dévoiler ce qui ne cesse de se produire. La véritable compréhension demande que l'on puisse recouvrer les concepts propres au passé historique de telle sorte qu'ils incluent notre propre capacité de les concevoir.

Gadamer nomme ce phénomène, préalable à toute compréhension de la tradition, et, au-delà de la tradition, préalable à toute compréhension en général, fusion d'horizons. Il n'y a de compréhension véritable que là où il y a fusion d'horizons. Ce principe vaut également, note Gadamer, dans le traitement des questions devenues notoirement obsolètes, par exemple celle du perpetuum mobile.

Comprendre une telle question, c'est alors comprendre les différentes conditions qui, en devenant caduques, ont également rendu caduque la question elle-même. L'horizon de telles questions n'est plus ouvert qu'en apparence. Elles ne sont plus comprises en tant que questions. Car ce qu'on comprend dans ce cas, c'est précisément qu'il n'y a pas là de question.

Gadamer, sur la base de telles observations et à la suite de Collingwood, critique sévèrement l'attitude des réalistes d'Oxford à l'égard des classiques de la philosophie, et plus originairement le concept d'histoire des problèmes, développé par le néo-kantisme.

Il n'y a pas en vérité de point de vue extérieur à l'histoire d'où l'on pourrait penser l'identité d'un problème à travers la variété des essais tentés au cours de l'histoire pour le résoudre.

Distinguant ainsi problème et question, Gadamer observe que le concept de problème suppose un processus d'abstraction, à savoir la séparation entre la teneur de la question, en quoi réside la force appelante de cette dernière, et l'item question, par où ce qui fait authentiquement question se trouve pour la première fois formulé materialiter, puis insidieusement converti en matière à problème.

Un tel problème s'est détaché du contexte motivé de la question, contexte qui, seul, confère à cette dernière une univocité de sens. C'est pourquoi un tel problème est aussi insoluble que toute question dépourvue de sens univoque parce qu'elle n'est pas vraiment motivée, d'où pas vraiment posée.

Aristote lui-même, dixit Gadamer, désigne sous le nom de problema, les questions de trop grande envergure, qui ne peuvent être tranchées de façon univoque au regard de raisons décisives. Il s'agit, pour le Stagirite, de questions qui relèvent de l'opinion, susceptibles en tant que telles d'un traitement rhétorique, mais non de la démarche herméneutique.

Il est significatif qu'au XIXe siècle, observe Gadamer, avec le déclin de la tradition immédiate du questionner philosophique et avec la naissance de l'historicisme, le concept de problème prenne une valeur universelle : ce signe atteste que tout rapport direct aux questions classiques de la philosophie a disparu.

Léo Strauss fait sensiblement la même remarque dans La Crise de la Philosophie politique, texte d'une conférence prononcée en 1962, consacrée aux questions que pose pour nous la toujours actuelle Politique d'Aristote.

Le positivisme et l'historicisme sont tous deux incompatibles avec la philosophie politique entendue comme la tentative de découvrir et de dévoiler les fins véritables de l'homme en tant qu'homme. [... ] Nous sommes donc séparés d'Aristote par un gouffre qu'il nous faut d'une manière ou d'une autre traverser si nous voulons le comprendre. Par conséquent, il nous faut chercher des équivalents dans notre expérience afin de comprendre ce qu'Aristote entendait lorsqu'il parlait de la polis...

Laissons provisoirement le mot de la fin à Hans-Georg Gadamer lui-même.

L'embarras de la conscience philosophique en face de l'historicisme tient précisément au fait que celui-ci s'est réfugié dans l'abstraction du concept de problème, sans poser le problème de savoir de quelle manière ce sont, à proprement parler des problèmes. L'histoire des problèmes, selon le néo-kantisme, n'est qu'un rejeton bâtard de l'historicisme. La critique du concept de problème, menée avec les ressources d'une logique qui est celle de la question et de la réponse, doit détruire l'illusion selon laquelles les problèmes exissteraient comme existent les étoiles au ciel. La méditation sur l'expérience herméneutique retransforme les problèmes en questions, qui surgissent et tirent leur sens des motifs précurseurs de leur surgissement.

 

Bibliographie :

Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, II. Elargissement du problème de la vérité. Compréhension dans les sciences humaines, b) Le concept d'expérience et l'essence de l'expérience herméneutique, c) La primauté herméneutique de la question, pp. 191-226, trad. Etienne Sacre, Seuil, 1976

Friedrich Schlegel, Lyceumsfragment, XXV

Platon, Septième Lettre, VII, 341 c-d

Aristote, Métaphysique, livre M 4 1078 b 25 s

Léo Strauss, La Crise de la Philosophie politique, in Nihilisme et politique, trad. Olivier Sedeyn, éd. Payot & Rivages, 2004

 

Crédits iconographiques :

Hans-Georg Gadamer

Friedrich Schlegel

Disputatio

Platon

Robin G. Collingwood

Trafalgar, vu par Turner

Aristote

Léo Strauss

Hans-Georg Gadamer

 

 

 

2004