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Buste de Parménide, vu de face, marbre blanc

 

La lecture de Parménide a accompagné ma vie.

Jean Bollack, in Parménide, de l'Etant au Monde

 

J'ai commencé une interprétation, sur des pistes que j'ai abandonnées depuis, en 1959, dit Jean Bollack, qui a débuté sa carrière en 1955 à l'Université Libre de Berlin. Près de quinze ans plus tard, à l'Université de Lille, j'ai entamé un commentaire. Puis Jean Bollack traduit Héraclite, auquel il consacre un maître livre en 1972. Concernant l'interprétation de Parménide, les progrès étaient certains, mais ce travail est loin maintenant, observe plus loin Jean Bollack. D'où le pas finalement franchi par ce dernier avec l'abandon des travaux antérieurs :  je ne m'y suis pas reporté pour ce livre, Parménide, de l'Etant au Monde ; je tenais à relire à neuf.

Relire à neuf... Jean Bollack s'y emploie méthodiquement dans Parménide, de l'Etant au Monde. Le principe a toutefois quelque chose de paradoxal. Jean Bollack ne le méconnaît aucunement :

Je ne relisais pas à neuf évidemment, mais le plus librement que je pouvais.

Le libre est ici, non pas celui de la lecture impossiblement naïve, mais celui de la lecture radicale, instruite par la familiarité avec le texte et l'histoire de la critique, et pénétrée, de façon mystérieusement nouvelle, par quelque rai de lumière, en quoi se manifeste dans le secret de l'intime la contrainte de la vérité.

Si mes positions ne me paraissaient pas assurées, remarque Jean Bollack à propos de ses essais antérieurs d'interprétation de Parménide, c'est que je ne tenais pas encore un ensemble. La situation était comparable à celle des Purifications d'Empédocle que je n'ai pas commentées à la suite des Origines, comme il était prévu. Repris il y a peu, les fragments se sont laissés comprendre et sont entrés dans une organisation qui m'a paru tenir. Il en va de même pour cette tentative appliquée à Parménide. Les idées restent longtemps des hypothèses. En un sens elles ne quittent jamais ce statut, mais une cohésion s'établit, et avec elle une signification précise.

Rien ne décide du moment où une cohésion s'établit, et avec elle une signification précise, observe Jean Bollack, sinon peut-être le geste de libération paradoxale par où, rétrocédant de l'interprétation généralement admise, et s'exposant ainsi à la contrainte de la vérité toute pure, on engage un nouveau départ :

La familiarité avec le texte et avec l'histoire de la critique m'a fortement soutenu, mais la relecture que je propose et le système qui s'y ébauchent reposent autant, sinon davantage, sur une mise en question ; c'est le propre d'un nouveau départ sur de nouvelles bases.

La table n'est pas rase, rappelle Jean Bollack. Eclairées par la vérité, les certitudes anciennes trouvent dans le cadre d'un nouveau départ la place qui leur revenait. L'expérience requiert, note-t-il, la mise en oeuvre d'un mode de lecture neuf, fruit de l'interprétation d'autres poètes anciens, Homère, Hésiode ou les tragiques, et autant de poètes modernes - Jean Bollack, ici, songe probablement à Paul Celan, auquel il dédie ailleurs une étude pénétrante*. L'expérience veut enfin que, répondant ainsi à la contrainte de la vérité, l'on recompose librement, à la place de l'auteur, ce qu'on n'a pas verbatim, en se servant de la logique qu'on est parvenu par ailleurs à reconstituer.

Si l'on s'entend sur cette obligation, on pourra faire d'autres progrès. J'ai essayé d'aller le plus loin possible sur la base de ce travail, sans me laisser effrayer par les lacunes et les pertes, dit Jean Bollack. On tente l'impossible et on a les moyens de s'aventurer avec ce qui se trouve déjà quasi archéologiquement repéré.

Obligation, aventure, archéologie... Les mots de Jean Bollack disent, de façon référente au poème de Parménide, en quoi consiste la lecture, quand, emportant le lecteur aussi loin que va son désir, elle fait de lui l'interlocuteur de la Déesse. Obligé par la vérité, et orienté dans le sens de cette dernière par le retour archéologique au texte même, le lecteur se trouve un jour libre d'entendre, à partir de l'horizon de significativité maintenu ouvert par les mots grecs, ce qui vient. L'aventure est alors celle de la Déesse, qui accueille en sa maison le héros parménidien et valide ainsi le chemin parcouru :

Réjouis-toi, puisque ce n'est pas un mauvais Destin qui t'a mené de l'avant

sur ce chemin-ci - car vraiment, il est à l'écart de la grand-route des hommes -,

mais c'est bien Loi, c'est Justice.

Parménide, vers 25-28a

 

Femme noble, détail d'une fresque trouvée à Paestum-Velia

Figure étrusque, caractéristique de l'influence grecque
Tombe d'Orcus, Velia (anciennement Elée)

 

On ne sait rien de sûr concernant Parménide d'Elée, sinon qu'il a vécu de la fin du VIe siècle jusqu'à la moitié du Ve siècle, qu'il a fréquenté les cercles pythagoriciens et qu'il fut le disciple de Xénophane. Platon, vers 450, dédie à Parménide le dialogue éponyme.

 

Carte, Italie et Grèce antiques

 

L'oeuvre de Parménide est presque totalement perdue. Seuls nous restent, transmis par les doxographes, quelques fragments du poème intitulé De la nature. Moins de cent vers, répartis en dix-neuf fragments, dont les dix premiers constituent, semble-t-il, un ensemble continu, et dont les neuf suivants souffrent d'une désastreuse solution de continuité.

 

Ruines à Paestum, style pré-romantique

Antonio Joli de Dipi (1700-1777), Basilica di Paestum-Velia

 

Le prologue du poème de Parménide est inoubliable. Je le reproduis ici dans la traduction établie au plus près du texte grec par Jean Bollack :

 

Les juments, qui me portent aussi loin que va mon désir,

me conduisaient, depuis qu'elles m'avait mis sur le chemin de riche langage

de la Déesse, celui qui porte l'homme de savoir dans toute ville.

C'est sur ce chemin que j'étais porté, c'est là que me portaient les juments de riche discours.

Elles tiraient le char ; les filles montraient le chemin.

L'axe dans les moyeux lançait un crissement de flûte,

en brûlant ; car il était pressé par le double tourbillon

des cercles de chaque côté, quand, se dépêchant de le mener,

les filles du Soleil laissaient derrière elles les maisons de la Nuit

pour la Lumière, et de leurs mains repoussaient les voiles loin de leurs têtes.

Là il y a la porte des routes de Nuit comme de Jour ;

un linteau au-dessus et un seuil de pierre la tiennent des deux côtés ;

elle est d'éther, pleine de ses grands battants.

Justice des nombreux retours tient les clés de l'échange.

Les filles lui parlèrent ; elles avaient des paroles de douceur,

et la persuadèrent intelligemment de repousser pour elles,

vite, la barre verrouillée, et de dégager la porte.

La porte s'envolait,

elle faisait des battants la béance vacante ; elle tournait

le bronze massif des gonds dans la flûte des paumelles, alternativement,

ils étaient fixés par des chevilles et des crampons.

Là donc, en passant par elle,

les filles tenaient droit sur la voie le char et les juments.

Et la Déesse, venant à moi, m'accueillit avec bonté ; elle prit ma main droite

dans la sienne. Voici le discours qu'elle tint ; elle me parlait :

jeune homme, tu as été le compagnon d'immortelles cochères,

avec les juments qui te portent ; tu arrives jusqu'à ma maison :

réjouis-toi, car ce n'est pas un mauvais Destin qui t'a mené de l'avant

sur ce chemin-ci - car vraiment il est à l'écart de la grand-route des hommes -,

mais c'est bien Loi, c'est Justice.

Il t'est utile de tout apprendre...

Parménide, vers 1-28b

 

La course des cavales, le cri de flûte qui accompagne la rotation de l'axe dans les moyeux du char, l'axe qui s'enflamme, le geste des filles du Soleil qui de leurs mains repoussent les voiles loin de leurs têtes, la porte mystérieuse dont les battants commandent le partage du jour et de la nuit, la main de la Déesse, tout s'enchaîne oneirôpolumen, comme en rêve, et comme en rêve tout fait signe, sans qu'on sache rien encore du sens auquel le rêve prétend.

Telle que figurée sur l'autre scène, l'expérience que rapporte le héros parménidien est celle de l'initiation. La dite expérience éclaire, par effet de mise en abîme, celle dont Jean Bollack se réclame dans l'Avant-propos de son Parménide, de l'Etant au Monde. L'expérience de l'initiation, en quoi se manifeste la contrainte de la vérité, n'a au demeurant pas d'époque. Riche d'enseignement quant au caractère toujours neuf de la dite contrainte, l'effet de mise en abîme montre en quoi consiste le possible de l'initiation. La vérité se déploie sans se laisser elle-même derrière soi quand, s'adonnant à la contrainte de cette dernière, l'homme de savoir se laisse reconduire au seul principe qui est celui de la répétition pensée. Jean Bollack, conformément à ce principe, fait voir ce que dit le poème de Parménide, lequel fait voir ce que la Déesse, sur l'autre scène, dit à l'homme de savoir en tant que tel. Ainsi mise en oeuvre, la répétition montre qu'en vertu de l'abyssale proximité par où la parole de la Déesse et celle des hommes s'entretiennent, l'interprétation de Parménide par Jean Bollack participe toujours du seul et même dialogue avec la Déesse, i. e. de ce que Platon nomme superbement le jeu partagé de la pensée. Le propos rapporté ci-dessous, qui fait de Parménide l'auteur du livre de Jean Bollack, illustre, de façon saisissante, ce partage :

Ce livre-ci [Parménide, de l'Etant au Monde] repose sur une lecture de ce que son auteur, Parménide (sic), a considéré en premier lieu comme un livre, un ouvrage composé pour être déchiffré, suivant un plan d'ensemble très élaboré. Nous n'avons pas le livre, pas le tout. Une totalité mi-présente (à déchiffrer), mi-absente (à construire) se précise progressivement au cours du travail d'élucidation des phrases. La composition de l'ensemble a sa logique. La matière de cet ensemble est finalement assez étendue pour faire voir dans le détail ce qu'était le projet, et donc suffisante pour découvrir la signification de l'oeuvre, pour son auteur, en son temps, dans la situation historique où elle a été conçue. Elle a visiblement été travaillée pour servir à une pratique savante de la lecture, se mettant elle-même livresquement en scène comme les oeuvres savent le faire partout d'elles-mêmes. Sinon, nous ne disposerions pas de ce réseau dense d'interrelations verbales, qui permet de relier un noyau à une fin, et d'arriver au bout de compte à faire parler une cohérence, malgré les lacunes.

Jean Bollack fonde sa relecture de Parménide sur la certitude suivante : ce que les hommes ont toujours dit, sans connaître le vrai, pourtant inhérent au dire, n'est autre que la langue dans laquelle s'expriment aussi le poète et la déesse, qui sait situer le parler et le purifie (p. 185).

 

C'est ceci même qu'est penser et ce à cause de quoi la chose est pensée.

Car sans ceci, l'Etant, là où se trouve la matière du dire,

tu ne découvriras pas ceci, le penser. Car rien ni n'est ni ne sera

d'autre en dehors de ceci, l'Etant, étant donné que c'est justement le ceci que le Destin a lié,

de façon qu'il soit entier et immobile. C'est par ceci que toute chose a un nom,

tout ce que les mortels ont établi, persuadés que c'était vrai,

devenir et périr, être et n'être pas,

et changer de lieu et échanger le corps pour la lumière.

Parménide, Fragment VIII, vers 34-41

 

De cette certitude première, selon quoi, chez Parménide, le vrai est inhérent au dire, en vertu de la langue, qui assure tout à la fois l'ancrage du dire et la détermination de l'étant, Jean Bollack tire une certitude seconde, qui se déploie radicalement à l'encontre de l'interprétation jusqu'ici reçue et avalisée par la tradition. L'initiation par la déesse, dixit Jean Bollack, n'a de sens que dans le cadre de la cosmologie adoptée traditionnellement par les philosophes, laquelle est rapportée par la déesse elle-même, dans la seconde partie du poème, sous le nom d'arrangement trompeur :

 

Apprends à connaître les opinions mortelles,

apprends-les en écoutant l'arrangement (kosmon) trompeur de mes mots.

Parménide, Fragment VIII, vers 51-52

 

Il y a pourtant, de façon notoirement connue, une contradiction, au moins apparente, entre les deux versants du discours de la Déesse :

Il t'est utile de tout apprendre,

aussi bien le coeur intrépide de Vérité bien arrondie,

que les opinions (doxas) des mortels ; en elles Certitude (Pistis) qui dit vrai n'est pas.

Pourtant, de cela aussi tu seras instruit.

Parménide, Fragment I, vers 28b-31

 

La déesse prêcherait ainsi d'abord le Vrai, puis le Faux, afin de précipiter, par effet de retour amont, l'adhésion au Vrai, partant, le rejet du Faux ? afin de dénoncer, sur le mode polémique, le caractère fantastique des théories cosmologiques inventées par les philosophes contemporains de Parménide ou prédécesseurs de ce dernier ? Vu l'état de fragmentation dans lequel nous est parvenu le texte à partir du fragment VIII, rien ne permet pas d'en décider de façon sure. Telle était du moins l'opinion des spécialistes jusqu'ici.

Jean Bollack s'inscrit en faux contre cette conclusion, qu'il juge contraire à la logique du propos parménidien ainsi qu'à la majestueuse poésie de ce dernier. Récusant l'hypothèse d'un discours qui relèverait ici, mutatis mutandis, de quelque sophistique inversée, il emprunte à la lecture concrète, i. e. à la lecture qui sur-éclaire le mot, la charge sémantique dont celui-ci est porteur, le réseau dense d'interrelations qui se déploie dans le cadre du champ sémantique maintenu ouvert par la langue, la certitude qu'il n'y a pas de solution de continuité entre la parole de la Déesse et celle des mortels, partant entre le dire du Vrai et celui de la Doxa.

 

Vestiges de la Porta Rosa

Velia, la Porta rosa, vestige des anciennes fortification grecques

 

Jean Bollack montre par exemple, à la faveur d'une telle lecture, que le mot doxa, repris par les philosophes modernes pour désigner l'opinion au sens péjoratif du terme, hérite d'Homère une valence initialement attentive, perceptible dans le tour apo doxês, "éloigné de l'attente". A partir du mot doxai (I, 30), Parménide développe une suite lexicale qui, par effet d'interrelation éclaire d'une lumière nouvelle le sens du participe ta dokounta, puis celui de l'adverbe dokimôs. Les termes se précisent l'un l'autre, observe Jean Bollack ; la sémantique s'ouvre et se détermine peu à peu, elle n'est pas flottante (p. 98). Eclairés par la valence attentive, qui court et se renforce au fil de la série, le participe ta dokounta et l'adverbe dokimôs révèlent peu à peu ce que la doxa récèle de valeur proprement ententive.

 

Il t'est utile de tout apprendre,

aussi bien le coeur intrépide de Vérité bien arrondie,

que les opinions (doxas) des mortels ; en elles Certitude qui dit vrai n'est pas.

Pourtant, de cela aussi tu seras instruit : que les valeurs (ta dokounta)

il fallait toutes les valider (dokimôs) en les faisant passer par le tout.

Parménide, Fragment I, vers 28b-32

 

Je risque ici, à partir de l'interprétation de Jean Bollack, une variation libre : il t'est utile de tout apprendre, aussi bien le coeur intrépide de Vérité bien arrondie, que les opinions des mortels, qui sont les figures, ondoyantes et diverses, de la vérité seule et unique dont chacun de nous nourrit l'attente, et qui tirent leur valeur première de cette attente même. De cela aussi pourtant tu seras instruit, à savoir que la valence proprement ententive des dites figures doit être validée au regard et à partir de l'horizon que constitue le tout.

La Déesse, dans le fragment V du poème, qui nous est sans doute parvenu incomplet, évoque sybillinement ce procès, en quoi consiste, et en quoi consiste seulement, le possible de la certitude, d'où, nonobstant leurs errements, leurs traverses, l'accès des mortels au coeur intrépide de la Vérité bien arrondie.

 

Coexiste dans mon discours

le lieu d'où je prends mon départ. Là même je retournerai en sens inverse (palin).

Parménide, Fragment V

 

Là même je retournerai en arrière... Les Grecs nomment palintropos cet effet de renversement par où la Déesse montre que la vérité de la doxa, des opinions, des représentations, des conceptions présentes ou anciennes du monde, ne se laisse déterminer qu'à partir de la vérité de l'Etant, i. e. du est primordial et principal, lequel est sans naissance, sans destruction, entier, et sans fin.

La vérité de la première partie du poème, dit Jean Bollack, c'est tout ce qu'on peut dire de estin (est) qui ne soit pas faux, au moyen de la construction d'un modèle, une entité rigoureusement exclusive. Il n'y a de place ni pour le mouvement, ni pour une extension illimitée. Un monde se construit, bien que ce ne soit pas le monde mais son référent, un pré-monde ou non-monde. A partir du franchissement d'un seuil de réduction, tout ce qui ne le concerne pas a été laissé derrière. On revient dans la seconde partie du poème au monde où nous vivons, muni de ce savoir accompli autour de est (esti), à l'exclusion de tout autre ; on ne dira rien de vrai en dehors de cette référence ; on ne peut plus parler de rien qu'en se rapportant à cette autre forme du savoir, constituée séparément. Le langage reste le même, il unifie, en se développant, et en se référant ailleurs à lui-même, à ce qu'il produit de juste et de pur. La norme qu'il s'est fixée ne pourra pas être évincée ; il n'est pas d'autre savoir que son transfert, permettant de parler correctement de ce qu'on ne sait pas avec certitude (p. 45-46).

Jean Bollack note que le schème du palintropos se déploie, de façon récurrente, tout au long du discours de la Déesse. Le déploiement du schème palintropique constitue per se à la fois le comment et le but de l'initiation.

Etrangement, on repère la première occurrence du schème dans le fragment VI, dédié au chemin qui ne mène nulle part, - chemin frayé par les mortels qui n'ont pas le savoir, à la pensée flottante, sourds et aveugles, un peuple indécis :

 

Ils se sont entendus pour faire de ceci de l'être et du non-être, le même

et pas le même ; tous suivent une route (palintropos) qui revient en arrière.

Parménide, Fragment VI, vers 8-9

 

Labyrinthe, tablette grecque

Revers d'une tablette mycénienne, portant le motif du labyrinthe

 

Comme palintropos est emblématique du style et de la réflexion d'Héraclite, la phrase peut-être lue comme une correction ironique de l'application à l'accord de l'arc et de la lyre, observe Jean Bollack ; c'est partout et pour tous que la route est à double sens.

On supposera par ailleurs que le contre-emploi du schème illustre ici, par effet de conséquence inverse, la nécessité d'un faire-retour qui, obligeant le dire à se déployer à partir de l'Etant, oriente les mortels dans le sens de la vérité. Parménide évoque la dite nécessité sous le rapport du mot khrên - imparfait du présent khrê, "il faut"-, au vers 32 du fragment I. L'imparfait indique que la nécessité du palin s'exerce, sans jamais d'épuiser, à partir et à l'intérieur du seul est, i. e. antérieurement au cheminement aveugle des mortels et indépendamment du hasard de ce dernier. Le battement de la porte des routes de Nuit comme de Jour montre, dans le poème de Parménide, en quoi consiste la nécessité du palin : khasm' akhanhes, une béance vacante, dotée sur le mode stérétique d'une formidable puissance dynamique que signale seul le cri de flûte arraché par la rotation du bronze massif des gonds dans l'axe des paumelles :

 

Là il y a la porte des routes de Nuit comme de Jour ;

un linteau au-dessus et un seuil de pierre la tiennent des deux côtés ;

elle est d'éther, pleine de ses grands battants.

Justice des nombreux retours tient la clé de l'échange.

[...]

La porte s'envolait,

elle faisait des battants la béance vacante ; elle tournait le bronze massif des gonds dans la flûte des paumelles...

Parménide, Fragment I, vers 11-14 et 17-18

 

On repère la deuxième occurrence du schème palintropique à la fin du prologue, lorsque, évoquant les opinions des mortels, la Déesse déclare à l'homme de savoir que les dites opinions doivent être regardées comme des figures possibles de la vérité, puis validées, par effet de mouvement tournant, à partir du tout de l'étant, en quoi consiste justement le coeur bien arrondi de la Vérité. Le tout de l'étant, qui à la fois se déploie et se concentre dans le est, c'est le lieu d'où, dixit la Déesse, je prends mon départ. Là même je retournerai en sens inverse.

On repère la dernière occurrence du schème palintropique au décours des vers 50-52 du fragment VIII, lorsque, posant un terme au discours certain et à la pensée autour de Vérité, et indiquant qu'elle parle désormais à distance de ceci, la Déesse invite l'homme de savoir à connaître les opinions mortelles et à les apprendre en écoutant l'arrangement trompeur de ses mots. Apatêlos kosmos, le discours trompeur, c'est, dénué de teneur essentielle, le discours du devenir, des cosmogonies, des générations des hommes, telles les générations des feuilles... L'apatê, la tromperie, tient toute entière dans l'abîme de différence qui, en vertu de la mêmeté immuable de l'être, s'ouvre entre l'immuable et le monde mouvant des choses en naissance. Mais lorsque, retournant en sens inverse et comblant ainsi chaque fois l'abîme, le discours rejoint le lieu où il prend son départ, le mouvant peut, via le dire, être reconduit à ce qui lui donne sens et par là le maintient dans le champ, bien arrondi, de l'intelligibilité.

Conduit de façon méthodiquement déterminée, le déploiement du schème palintropique dans le poème de Parménide témoigne de ce que l'Eléate a foi en la dite intelligibilité. Jean Bollack, lui aussi, a foi en la dite intelligibilité. La lecture de son Parménide, de l'étant au monde le montre assez.

Faute de savoir le décrire sans le trahir, j'ai choisi de ne pas aborder ici le détail des cosmogonies évoquées par la Déesse dans le poème de Parménide. Elles sont d'une beauté sidérante. Il faut lire ce qui subsiste du texte de l'Eléate. De quoi nourrir d'abord, en chacun de nous, la fibre visionnaire. Le commentaire de Jean Bollack fait valoir palin les droits de l'intelligible.

 

Buste de Parménide, vu de profil, marbre blanc

 

Bibliographie :

Jean Bollack, Parménide, de l'étant au monde
Ouvrage publié avec le concours du Centre National du Livre
Edition Verdier/poche, 2006

* Jean Bollack, L'écrit, une poétique dans l'oeuvre de Celan
PUF, Collection Perspectives germaniques, 2003

 

 

 

Février 2007