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A gauche, Sigmund Freud; à droite, Hermann Broch

 

En 1936, à l'occasion du quatre-vingtième anniversaire de Sigmund Freud, Thomas Mann prononce une conférence intitulée Freud und die Zukunft. Tentant de revenir à ce que Freud ne dit pas, il s'interroge sur les options philosophiques sous-jacentes à l'oeuvre de ce dernier, options relatives à la structure de la conscience, partant, à la relation qu'entretiennent sujet et objet, Moi et Non-Moi, liberté et destin. Il place ce questionnement sous le signe de Schopenhauer, dont il cite l'article Spéculation transcendante sur l'intentionnalité apparente dans le destin de l'individu.

Saluant le propos de Thomas Mann, et observant que l'oeuvre littéraire requiert le même type de questionnement, Hermann Broch entreprend de présenter, dans Remarques sur la psychanalyse du point de vue d'une théorie de la valeur, quelques remarques inspirées par une théorie de la valeur, qui pourraient apporter un complément méthodologique à la construction du modèle psychique freudien.

 

1. Le modèle freudien des mécanismes pulsionnels

En quelques pages lumineuses, Hermann Broch rappelle les propriétés du modèle en question. Celui-ci mobilise, de façon interactive, pulsion de vie et pulsion de mort. La première serait vouée à la conservation de l'individu et de l'espèce ; la seconde tirerait dans le sens de la destruction. L'une comme l'autre, dans leur déploiement, peuvent toutefois produire des effets contraires. L'Eros qui cherche à se déployer dans un contexte extérieur défavorable, peut inciter l'individu à se retourner contre lui-même, i. e. à préférer son désir à sa propre survie. La pulsion de mort, quant à elle, peut jouer en faveur de la survie, dans la mesure où l'aggressivité qu'elle véhicule se déploie à l'encontre d'un objet extérieur, fournissant ainsi à l'individu le moyen d'engager un combat concret contre un adversaire autre que soi.

Si les deux groupes pulsionnels opposés entrent très souvent dans un conflit violent, note Hermann Broch, ils peuvent aussi, dans certaines circonstances, se servir - au moins partiellement - l'un l'autre pour satisfaire leurs propres besoins.

Hermann Broch parle à ce propos d'inconstance de l'effet pulsionnel. La dite inconstance résulte, dit-il, de la cécité du principe de plaisir, ou plutôt de la cécité du ça, qui ne connaît que le principe de plaisir, sans considération d'éventuels préjudices portés à l'individu ou à l'espèce. Le ça, hypostasié comme sujet pulsionnel, doit être rendu responsable des conflits psychiques permanents qui éclatent entre les pulsions.

La survie de l'homme et de l'espèce exige qu'inconstance de l'effet pulsionnel et cécité du ça soient compensées par l'intervention de quelque principe plus fiable, conclut Hermann Broch. L'inconstance du principe de plaisir doit être compensée par l'effet de limitation inhérent au principe de réalité. Et le ça aveugle doit être compensé par une instance voyante, rôle que remplit le Moi, porteur de la conscience.

Recentrant ici le propos sur le Moi, Hermann Broch constate qu'on perdrait son temps à tenter de déterminer si le Moi se développe en même temps que le conflit des pulsions, ou s'il constitue le produit ultime du dit conflit. Il observe cependant que, moins conflictuelle, la psyché des animaux s'aggrège de manière homogène autour du ça, et a donc, bien moins que celle de l'homme, besoin de l'instance de contrôle que constitue le Moi.

Le Moi constitue une instance de contrôle, dans la mesure où, appliquant le principe de réalité, il assure la possibilité d'un compromis dans le conflit permanent des pulsions.

Dans la masse désordonnée des pulsions dont le ça attend la satisfaction, le Moi doit dégager la combinaison dont les conditions extérieures permettront la mise en oeuvre.

Le Moi opère donc chaque fois un choix complexe, souvent obscurci par des faux-fuyants névrotiques. Il s'agit à la fois d'un choix qualitatif, relatif à des valeurs fluctuantes, et d'un choix quantitatif, relatif au degré de satisfaction auquel les différentes pulsions peuvent prétendre.

Le Moi doit pour cela forger un compromis avec le monde extérieur hostile, le meilleur compromis possible, en décidant quelles satisfactions seront poursuivies sous une forme directe, non sublimée, et lesquelles le seront à travers la sublimation.

Soulignant la complexité d'une telle tâche, Hermann Broch observe que le Moi a, en quelque façon, partie liée avec la pulsion de mort, puisqu'il impose un certain renoncement à l'individu, donc exige de ce dernier une part d'anéantissement. C'est précisément dans la forme de satisfaction la plus humaine, celle qui s'obtient par la sublimation, que se révèle cette perte de vitalité, tournée vers la mort. Là réside, selon Hermann Broch, ce qui distingue proprement l'homme de l'animal :

A la différence de l'animal, l'individu humain sain a constamment besoin pour sa propre conservation de s'auto-détruire, comme si c'était le prix à payer pour la grâce d'avoir un Moi porteur de connaissance, en un mot, pour sa dignité d'homme.

Hermann Broch note à cet endroit, de façon froidement distanciée, que l'histoire du peuple allemand, et spécialement l'épisode nazi, dès 1936 (date probable de la rédaction des Remarques sur la psychanalyse...), constituent l'ultime déformation du modèle héroïque qui est celui de la pulsion de mort et de la pulsion victimaire au service de la conservation de l'espèce. Il pointe de la sorte le lien qu'entretiennent nihilisme et pulsion de mort. Arrêté et emprisonné à la suite de l'Anschluss, Hermann Broch quitte l'Autriche en 1938, grâce à l'intervention de son ami James Joyce. Il émigre ensuite aux Etats-Unis.

Panneau de propagande et présence militaire dans l'Autriche hitlérienne

Coupant court à ce parallèle mythologico-héroïque, Hermann Broch observe que le Moi, dans la mesure où il est effectivement capable de compromis, acquiert dans la vie psychique de l'homme une position centrale identique à celle du ça dans la vie psychique de l'animal. Le psychisme animal tire son homogénéité du ça autour duquel il demeure concentré. Le psychisme humain tire son homogénéité du Moi seul, sous l'auspice duquel, surmontant ses conflits, il déploie le miracle d'un pouvoir-être-sain. Il prétend à ce miracle tout au moins.

La psychanalyse, constate ici Hermann Broch, postule sans le dire une telle homogénéité de l'âme. Elle la tient pour source et horizon, fondement ou raison. En pratique, elle travaille à la reconstruire. Mais elle s'interdit de spéculer sur le comment de la dite homogénéité, i. e. de s'engager, ou de paraître s'engager, sur le terrain métaphysique, de peur de perdre tout à la fois, et le statut de science positive, auquel elle prétend essentialiter, et la neutralité idéologique dont elle se fait fort dans le cadre de l'exercice thérapeutique. Médecin avant tout, Freud se fait auprès de ses patients la voix de la science, non point celle de la philosophie. Tentant de réadapter les dits patients au système de valeurs propre au monde dans lequel ceux-ci doivent vivre, il se contente d'observer, en matière de valeurs, un prudent relativisme.

Freud consulting room

Hermann Broch, quant à lui, se propose de questionner plus originairement le comment inexpliqué de l'homogénéité de l'âme. S'il était possible, dit-il, d'éclaircir méthodologiquement le lien entre les deux forces primitives, de telle sorte que la pulsion de mort ne semble plus surgir comme un bloc erratique étranger au dispositif d'ensemble des autres pulsions, toutes tournées vers l'affirmation de la vie, [...] on pourrait éclaircir les principes de la normalité et de l'anormalité, sans avoir à poser en critère les valeurs absolues tant redoutées. Certes il faudrait pour cela commencer par élucider d'un point de vue méthodologique le concept de valeur lui-même....

Hermann Broch s'y essaie dans la seconde partie de l'article.

 

2. L'apport d'une théorie des valeurs

De façon méthodologiquement déterminée, Hermann Broch assigne à sa théorie le principe suivant :

Il faut bien, parce qu'il n'y a pas le choix, partir du Moi pur, en tant que porteur de la conscience, et de son autonomie ; les composantes psychologiques du Moi, telles que le ça ou le sur-moi, appartiennent déjà, du strict point de vue de la théorie de la connaissance, au domaine du Non-Moi.

Invoquant à ce propos le témoignage de l'expérience vécue, Hermann Broch observe que le Moi tire de son autonomie la possibilité de s'énoncer sur le mode cartésien du Je pense, donc je suis. La tautologie se montre ici merveilleusement productive. Elle fournit deux nouveaux énoncés fondamentaux, tels que Le Moi se pense lui-même et Le Moi pense sa pensée, lesquels énoncés fournissent eux-mêmes, à titre de résultante, l'énoncé suivant : Le Moi pense quelque chose. Le miracle est dans le surgissement du quelque chose, qui fait ici événement, puisqu'il indique que, dans l'apparente indifférenciation du quelque chose, le Moi distingue des contenus de pensée différents, parmi lesquels le Moi et un Non-Moi.

En d'autres termes, bien que la pensée appartienne indissolublement au Moi, elle se distingue du Moi-sujet et ressortit donc en même temps d'un Non-Moi.

De cette différance initiale résultent, par effet d'accordéon, des conséquences étonnantes.

Le Moi, qui distingue sa pensée en tant en que Non-Moi, se trouve soumis par cette dernière à une limitation qui lui apparaît de fait comme la contrainte même de la vérité. Il s'en suit, constate Hermann Broch, que le Moi autonome se trouve en état de vérité permanent. On rejoint ici Spinoza, note l'auteur en passant.

La dite contrainte de la vérité suppose en arrière-plan l'intervention d'une mystérieuse instance d'approbation, que Broch qualifie de Moi-sentiment. Toujours présent, mais échappant à toute formulation, le Moi-sentiment demeure indissociable du Moi-pensée, dont il actualise, face à ce qui apparaît comme Non-Moi, le statut par définition réflexif. Il permet ainsi à la vérité approuvée, i. e. à la connaissance, d'accéder, sans solution de continuité, à la sphère subjective à partir de la sphère objective. Hermann Broch conclut ici à une trinité de la conscience, sur laquelle se construit purement et simplement le Moi.

Le Moi-pensée, le Moi-sentiment et le Moi-connaissance forment ensemble une trinité indissociable, dans laquelle chaque partie acquiert son sens des deux autres, l'existence de chaque partie étant impensable sans celle des deux autres.

D'apparence binaire, la relation sujet-objet se distribue finalement de façon ternaire, par effet de mouvement tournant à partir et à l'intérieur du Moi lui-même.

Le Moi-sentiment joue dans le dit mouvement un rôle-pivot, puisqu'en permettant au Moi d'entretenir l'intervalle à partir et à l'intérieur duquel celui-ci peut se déployer dans la disposition en vis-à-vis qui est celle du Moi-pensée et celle du Moi-connaissance, il rend possible le donc du cogito ergo sum, partant, l'effet de retournement, en quelque façon schizo-phrénique, à la faveur duquel il y a quelque chose plutôt que rien, en l'occurrence emboîtement, de type noético-noématique.

Le Moi-sentiment, tel que le conçoit Hermann Broch, se confond-il avec l'intuition kantienne ? La réponse à une telle question reste complexe, trop longue à débattre ici. Hermann Broch formule à ce propos quelques remarques, de type allusif (p. 58). A creuser.

Poursuivant l'exploration du Moi dans ses profondeurs merveilleusement redoublées, Hermann Broch s'attache ensuite à détailler l'ensemble des figures sous le couvert desquelles se déploie dans la psyché le procès cartésien du Je pense, donc je suis.

Il note que le Moi-sentiment se laisse lui aussi tautologiquement scinder en deux entités qui, dans leur différence, s'entretiennent :

le Moi-sentiment a le sentiment de lui-même et le Moi-sentiment a le sentiment d'un Non-Moi.

Il note également que, via le processus de conversion ménagé par le Moi-sentiment, la contrainte du Vrai se mue en vérité véri-fiée, i. e. l'évidence en répétition pensée. Hermann Broch, de façon assez drôle, dit de cette mutation qu'elle augmente le volume de la conscience, par là qu'elle rend possible la génération de ces rien-d'étant, pourtant efficients, désignés ici sous le nom de valeurs.

De cet usage purement nouménal, observe Hermann Broch, on peut déduire qu'il nous sera permis d'appeler valeur la vérité dans sa qualité cognitive.

Via le Moi-sentiment qui assure la conversion de la vérité objective en vérité véri-fiée, i e. connaissance, le Moi autonome se trouve en état de valeur permanent, et le Moi-connaissance en état de connaissance permanent, note fortement Hermann Broch.

Le modèle de conscience, imaginé ici en chambre noire et portant sur des contenus de pensée sans contenu, reste le produit d'un jeu de transformations tautologiques, i. e. d'un procès purement déductif, dixit Hermann Broch. Ce modèle trouve toutefois sa validation dans l'existence des mathématiques comme science des relations entre des objets dépourvus de propriétés. Il vaut également, dans le cadre du Moi psychologique, concernant les contenus de pensée fournis par le réel concret. Il y a dans ce cas, dit Hermann Broch, articulation et emboîtement des deux champs originairement étrangers l'un à l'autre - celui de la pensée et celui de l'expérience -, d'où conservation de l'unité du procès déductif. Ainsi déployée, la déduction découvre au Moi, dans le secret de l'intime, l'abîme de proximité qu'il entretient avec le Non-Moi, d'où le possible de la connaissance du réel concret.

De la déduction qui implique dans son procès le Non-Moi en tant que figure du réel concret, Hermann Broch dit qu'elle recouvre ce que l'on désigne improprement sous le nom d'induction. Observant qu'en soi, le déploiement d'un tel procès demeure aussi miraculeux que, pour le Moi, l'existence du monde extérieur, Hermann Broch note, à la façon de Russell, que le miracle trouve son expression déductive correcte, puisque les vérités qui se fondent sur lui, c'est-à-dire les énoncés empiriques, ne sont en dernier ressort que des énoncés de probabilité : d'un point de vue subjectif, ils contiennent une part de non-savoir ; d'un point de vue objectif, ils offrent, à la jonction des deux champs, l'image de la probabilité mathématique, découvrant ainsi en quoi consiste cette dernière.

L'homogénéité de la pensée ne peut être posée de façon thétique que si, et seulement si, l'on admet le caractère probabiliste des énoncés formulés par la science, dont la psychanalyse, relativement à l'empirie. Il n'existe pas, selon Hermann Broch, de science, dure ou molle, axiologiquement neutre, i. e. qui puisse faire l'économie du joker épistémologique désigné sous le nom de valeurs.

L'usage d'un tel joker permet de déterminer et comprendre comment le Moi, qui ne sait rien d'une quelconque succession temporelle et qui ne peut se former sua sponte aucune idée de sa propre mort, tire pourtant de son propre fonds le moyen de ressentir l'angoisse de la mort.

Il faut supposer que le Moi nourrit un sentiment d'inquiétante étrangeté relativement au temps, - phénomène qui, dans le monde, constitue ce qui lui est le plus extérieur ; relativement ensuite, et plus encore, aux signaux du monde extérieur intime, - sensations corporelles, pouls, respiration, fonctions organiques -, enregistrés par le Moi corporel, et rapportés par le Moi-sentiment au possible voilé qui est celui de leur fin initiale. Le pressentiment d'une telle fin, qui fournit au Moi une nouvelle possibilité d'élargissement à partir d'éléments du Non-Moi intime, perçus comme des fragments du monde extérieur, suscite des phénomènes de clivage, qui se manifestent déjà dans l'idée d'une séparation de l'âme et du corps, mais qui, dans certain cas, peuvent prendre un caractère pathologique.

Le Moi, qui, ainsi clivé, note Hermann Broch, distingue avec la plus grande clarté monde extérieur et Non-Moi intime, se trouve placé face à une alternative fondamentale quant à ses possibilités axiologiques.

Il peut, conformément à la direction de sens inhérente aux fonctions primaires du corps, chercher à surmonter les résistances du monde extérieur afin d'en tirer d'authentiques ressources et d'élargir ainsi son champ propre. Il peut, à l'inverse, nier le monde extérieur et toutes ses résistances, afin de préserver ainsi le noyau du Moi dans sa pureté intacte. Auquel cas, il peut encore, soit se refermer sur lui-même et adopter face au monde extérieur et à son propre corps, considéré comme appartenant au monde, un comportement ascétique ; soit tenter d'anéantir le monde extérieur et en dernier ressort son propre corps, par effet de passage à l'acte au sein du comportement ascétique même.

On retrouve dans ces comportements, les deux pulsions primitives de Freud, libido et pulsion de mort, - non plus cependant posées côte à côte, indépendamment l'une de l'autre, mais rapportées à une racine commune : l'inéluctable mouvement d'élargissement du Moi, avec son cas limite, la conservation du Moi.

Observant que toutes les tentatives axiologiques du Moi psychologique, même quand elles visent l'anéantissement, ont pour but dernier l'élargissement du Moi par l'assimilation de contenus venus du monde extérieur, Hermann Broch montre qu'elles mobilisent un couple de valeurs toujours le même dont la complémentarité dynamique confirme l'homogénéité structurelle du Moi. Il s'agit de la tautologie, propre au noyau du Moi, et de l'inclusion, ou absorption concrète de fragments du monde extérieur, propre au Moi corporel. La complémentarité de ces deux valeurs implique, dans le champ cognitif, celle du couple de figures, toujours le même, qui balise le travail de la pensée : déduction, induction; plus exactement, déduction et déduction inductive.

Appliqué au domaine du réel concret, ce couple de figures fournit à chacun de nous le moyen d'élaborer, dans le cadre d'un système symbolique, langage mathématique ou langage naturel , la représentation plus ou moins correcte de ce reste, dans sa totalité, étranger au domaine logique du Moi.

Appliqué à la dimension circumvoisine dans laquelle nous nous mouvons quotidiennement et jouissons d'un certain rayon d'action, le même couple de figures fournit, sur le mode direct de l'incorporation incluante, ou sur le mode plus complexe de l'annexion productive, le moyen de traiter une part, forcément réduite, de ce que contient le monde dans sa diversité.

Hermann Broch observe que, dans les deux cas, le Moi corporel, avec ses pulsions, est nécessaire à l'instauration de la relation, i. e. au processus d'assimilation qui, par effet de déduction inductive, ouvre le possible du passage à l'ordre symbolique.

Le monde extérieur fournit au Moi corporel nombre d'éléments affines, i. e. liés à ce dernier par certaines affinités biologiques, d'où susceptibles d'être directement assimilés à fin de conservation de soi. Il n'en va pas de même pour les autres instances du Moi, auxquelles le monde ne peut fournir aucun élément qui leur soit au moins symboliquement affine. L'or, dans la radicale étrangeté du monde, fait toutefois exception, remarque mystérieusement Hermann Broch dont le propos s'éclaire ici d'une lueur troublante, proche de celle qui, dans Tourmaline ou Cristal de Roche, baigne les paysages de Stifter.

 

Adalbert Stifter, Königsee mit dem Watzmann

 

Le Moi, dit Hermann Broch, reconnaît comme affines, et donc annexables, les constellations du monde dans lesquelles il retrouve sa propre structure, i. e. son inaltérable logicité et en celà son indéfectible infinité. Il ne la retrouve pas dans la nature comme telle, dont la pan-logicité reste, sur le mode probabiliste, l'affaire diverse et irréductible du seul physicien, mais seulement, lorsque parfois l'infini perd son caractère de diversité, par exemple devant l'immensité des flots, dans la contemplation infinie d'un sommet nuageux et sous l'effet d'impressions similaires, d'ordre résolument esthétique. L'or toutefois, ou les pierres précieuses, présentent eux seuls une parfaite affinité avec les besoins de l'âme :

Celle-ci réclame des symboles encore plus simples de son élémentaire infinité, des confirmations encore plus tangibles de l'immortalité et de l'inaltérabilité sur terre, et s'il se trouve un matériau qu'on puisse effectivement toucher du doigt, c'est lui qui devient la valeur première : tel est le rôle quasiment mystique dévolu à l'or.

Faute de trouver dans le monde d'autres symboles tangibles de sa propre infinité, symboles qui, en raison de ce qu'ils auraient d'affine, nourriraient pleinement son besoin d'élargissement continu, le Moi doit tirer de sa infinité même les moyens de nourrir cette dernière, partant, les créer, conclut Hermann Broch. Ainsi créés à partir de rien, sinon à partir du seul besoin d'infinité, qui distingue l'homme de l'animal, ces moyens dont use le Moi pour entretenir sa propre illimitation, ce sont les valeurs. Il s'agit, ajoute Hermann Broch, des moyens d'une rationalité bifrons, qui se déploie de façon logico-déductive sur le plan cognitif, et de façon inductive dans sa dimension sensible. Hermann Broch parle à ce sujet - superbe formule - d'une rationalité muette :

La combinaison du Moi-pensée et du Moi-sentiment inscrite en l'homme lui confère toutefois une autre rationalité, une rationalité muette : il peut agir rationnellement, c'est-à-dre accomplir dans le monde des actes intuitifs parfaitement logiques au regard de leurs causes et de leurs effets.

On ne saurait mieux dire ce qu'a d'insondablement mystérieux le postulat freudien de l'homogénéité de l'âme, ou plus originairement le donc du cogito cartésien.

 

Bibliographie

Hermann Broch, Logique d'un monde en ruine, Six essais philosophiques, Remarques sur la psychanalyse du point de vue d'une théorie de la valeur (pp. 45-82)
Traduction de l'allemand, avec le concours du Centre National du Livre, par Christian Bouchindhomme et Pierre Rusch,
Editions de l'éclat, collection philosophie imaginaire, Paris-Tel-Aviv, 2005.

 

 

 

 

2005