Orhan Pamuk, Istanbul
et le regard occidental

 

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Photo Ara Güler
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Dans Istanbul - Souvenirs d'une ville, Orhan Pamuk consacre quelques très beaux chapitres au regard que voyageurs et écrivains occidentaux portent sur la cité stambouliote, et au rôle que joue le regard en question dans la genèse du sentiment fondamental qui règne désormais sur Istanbul, lequel est, selon l'auteur, incontestablement la tristesse.

Orhan Pamuk évoque ainsi tour à tour "Nerval à Istanbul : les promenades dans Beyoglu" (chapitre 23) ; "Le périple mélancolique de Gautier dans les faubourgs" ; Istanbul "à l'aune du regard occidental" (chapitre 25) ; "La mélancolie des ruines : Tanpinar et Yahya Kemal dans les faubourgs" (chapitre 26) ; "Le pittoresque des faubourgs" (chapitre 27).

L'ensemble du livre est illustré, de façon abondante, par d'admirables vues du vieux Istanbul, empruntées aux archives du photographe Ara Güler ou réalisées par ce dernier.

Orhan Pamuk débute le chapitre 23 par l'expression d'une stupeur, - stupeur éprouvée à la vue d'un tableau de Melling :

 

Anton Ignaz Melling, Blick über Istanbul
Aquarell auf Papier, 26 x 44 cm

Artiste, architecte, voyageur, Anton Ignaz Melling (1763-1831) est l'auteur du Voyage pittoresque de Constantinople et des rives du Bosphore. Il a exercé la fonction d'Architecte Impérial auprès du Sultan Selim III et de la princesse Hatice.

 

Les fragments de certains tableaux de Melling me saisissent de stupeur. Le peintre a vu et représenté des collines d'Istanbul où s'établiraient les rues, les routes, les maisons, les quartiers qui allaient devenir les cadre de toute mon enfance et de mon existence, alors qu'elles étaient encore vierges de tout peuplement et de toute construction. [...] Découvrir que les lieux qu'on a depuis son plus jeune âge assimilés comme le centre de son propre monde, et qui, pour cette raison, constituent le point de départ de toute connaissance, découvrir qu'en fait, récemment encore (cent ans avant ma naissance), ces lieux n'existaient pas, provoque une surprise et un choc aussi insoutenable que de voir après sa mort le monde qu'on laisse derrière soi. Ce frisson de stupeur est celui de toute l'expérience de la vie, de tout le difficile et fragile acquis des relations humaines, et des choses face au temps.

Familier du Voyage en Orient de Gérard de Nerval, Orhan Pamuk retire de cette lecture un égal sentiment de stupeur :

 

Le Monument de la Republique, à Taksim
Postcard collection of Maggie Land Blanck

 

L'actuelle place de Taksim, dans les parages de laquelle j'ai vécu depuis mon enfance, et qui était le centre et la plus grande place de mon univers, Nerval, en 1843, la décrit comme un espace vide [...]. Une phrase de Nerval à propos de ces planes étendues où je devais plus tard passer toute mon existence et qui m'apparaîtraient toujours couvertes d'immeubles très anciens, reste imprimée dans mon esprit : "C'est un plateau immense ombragé de sycomores et de pins".

 

Taksim Square

 

Mu par le besoin de rompre avec sa mélancolie, Gérard de Nerval, qui a déjà connu une première crise de maladie mentale, et qui vient de perdre Jenny Colon, son idéale bien-aimée, se rend à Istanbul, un peu comme on va au carnaval de Venise, dit Orhan Pamuk, pour y explorer les nuits et les divertissements du Ramadan, i. e. la féerie exotique, plutôt que la réalité d'une ville frappée par la défaite, le pauvreté et le déclin face à l'Occident.

 

Karagöz, le théâtre de marionnettes traditionnel

 

Pendant les nuits du Ramadan, Nerval assiste à une représentation de Karagöz, au spectacle de la ville illuminée de lanternes, et se rend au café pour écouter le conteur public.

 

Le cimetière d'Eyoub et la Corne d'Or
Postcard collection of Maggie Land Blanck

 

Il assiste par la suite à un rituel de derviches, guette la sortie du sultan, s'intéresse aux particularités du costume ottoman, et se livre à de longues flâneries dans les cimetières.

Datée de 1851, la publication du Voyage en Orient contribue à la diffusion d'un stéréotype qui, inspiré de Chateaubriand, Lamartine, Hugo, et relayé par nombre d'écrivains voyageurs de la fin du siècle, induit un siècle plus tard, sous le couvert de la fantaisie exotique, la représentation d'un Istanbul fossile :

Un siècle plus tard, en raison de la technologie moderne, de l'occidentalisation et de la montée de la pauvreté, ces scènes qu'observeraient et décriraient encore nombre de voyageurs occidentaux furent délaissées et oubliées par les Stambouliotes et Les nuits et les divertissements du Ramadan d'autrefois, ou autres titres semblables, devinrent cette fois le sujet de beaucoup d'oeuvres et de mémoires d'écrivains d'Istanbul.

Orhan Pamuk dit avoir goûté lui aussi, lorsqu'il était enfant, cette littérature enchanteresse.

Soumettant aujourd'hui l'oeuvre de Nerval à un regard plus critique, il relève que le poète, à fin de divertissement, se rend à Istanbul pour scruter, selon ses propres mots, les costumes et les moeurs bizarres des populations lointaines. Conscient toutefois de la facilité de l'écriture pittoresque, Nerval introduit dans cette dernière des récits merveilleux, inspirés peut-être de la tradition ottomane ou purement et simplement inventés, qui, à la faveur de la dérive onirique, reconduisent l'imagination créatrice à ses sources profondes, i. e. aux invariants de son mythe personnel. Nerval fait ainsi de la féerie stambouliote le décor de son théâtre intérieur.

Observant par ailleurs que, si l'aspect extérieur d'Istanbul est le plus beau du monde, on peut critiquer la pauvreté de certains quartiers et la malpropreté de beaucoup d'autres, Nerval compare la ville à une décoration de théâtre, qu'il faut regarder de la salle sans en visiter les coulisses. Orhan Pamuk relève cette comparaison. C'est suite à la lecture du texte de Nerval, constate-t-il, que Yahia Kemal et Tanpinar, tous deux poètes stambouliotes, ont su qu'ils ne pourraient déployer une vision authentique de la ville qu'en alliant la beauté de l'aspect extérieur à la misère des coulisses.

 

Vieilles maisons de bois à Scutari, sur la rive asiatique du Bosphore
Print collection of Maggie Land Blanck

 

Marchant sur les traces de son ami Nerval, Théophile Gautier, en 1852, visite à son tour Istanbul. Il tire de ce voyage la substance d'une série d'articles publiés dans la presse quotidienne, puis rassemblés dans un livre intitulé Constantinople. Plus curieux des coulisses que Nerval, il s'aventure dans les faubours, les quartiers délabrés, les rues obscures et sales, et fait pour la première fois sentir au lecteur que l'Istanbul miséreux et désolé a autant d'importance que les images touristiques.

Théophile Gautier, écrivain, se destinait initialement à la peinture. Il déploie, dans ses descriptions des paysages stambouliotes, l'oeil du coloriste, sensible aux vibrations de la lumière et de la matière, aux nuances, aux reflets. Il goûte par ailleurs le spectacle des ruines, qu'il rencontre partout, lorsque, quittant la Corne d'Or, il chemine à travers les faubourgs jusqu'aux anciens remparts de la ville.

 

Vieilles maisons de bois en 1920
Source : old-istanbul.com

 

Il se montre particulièrement attentif aux impressions morales qui émanent de ces quartiers lointains et désolés, de ces tours rongées de lézardes, vestiges des murs datant de Byzance. Il note un silence de fin du monde  :

Il serait difficile de supposer une cité vivante derrière ces remparts morts qui pourtant cachent Constantinople.

 

Rumei Hisan

 

Je ne crois pas, observe Gautier, qu'il y ait nulle part au monde une promenade plus austèrement mélancolique que ce chemin qui circule entre un cimetière et des ruines.

Orhan Pamuk, qui cite cette phrase de Gautier, formule, en écho à cette dernière, une question singulièrement troublante :

Pourquoi suis-je si heureux d'entendre dire par d'autres qu'Istanbul est une ville mélancolique ?

 

Siège de Constantinople

 

[...] Le sentiment fondamental qui règne sur Istanbul et s'est propagé dans les environs de la ville ces cent cinquante dernières années (1850-2000) est incontestablement de la tristesse, je n'en ai pas le moindre doute. [...] Pourquoi ce que pensent Gautier et les Occidentaux auxquels je l'identifie à propos de ma ville, de la vie d'Istanbul et de ses spécificités, a-t-il toujours été pour moi, et pour la ville, un sujet d'une telle importance ?

 

Vieille maison de bois à Istanbul, 1995
Maggie Land Blanck

 

Tentant de débrouiller cette difficile question, Orhan Pamuk observe que Yahya Kemal et Tanpinar, avant lui, ont tous deux lu avec beaucoup d'attention les notes du voyage à Istanbul de Nerval et Gautier et développé leur propre vision de la ville-mère, en contrepoint aux écrits de Nerval et Gautier, sur le ton du dialogue ou de la controverse par endroits.

Comme Yahya Kemal et Tanpinar, Orhan Pamuk admet que, concernant les moeurs stambouliotes, Nerval, Gautier, et les autres voyageurs occidentaux rapportent des faits dont la réalité est incontestable - le confinement des femmes au harem, la dissémination des cimetières dans la ville, le pullulement des chiens, la publicité des supplices, la charge des porte-faix, le commerce des esclaves, les incendies des maisons de bois, etc.

 

Porte-faix
Carte postale éditée à Istanbul par Max Fruchtermann

 

Mais, semblablement à Yahya Kemal et à Tanpinar, Orhan Pamuk critique la façon dont les écrivains occidentaux rapportent les faits en question. Soucieux avant tout de répondre aux attentes qu'ils savent être celles de leurs lecteurs, les écrivains occidentaux se plaisent à évoquer, sélectivement, le pittoresque de la vie stambouliote, l'étrangeté des moeurs. Ils contribuent de la sorte au renforcement des stéréotypes, d'où à celui des préjugés, supposément légitimés par ces derniers.

Orhan Pamuk, dans le même temps, reconnaît qu'en raison de l'occidentalisation de son pays, les valeurs et le jugement des écrivains occidentaux ont acquis une importance considérable pour les lecteurs stambouliotes. Mais ce jugement, observe-t-il, manque volens nolens de mesure. Plus exactement, il dépasse la mesure.

Un exemple : lorsque l'observateur occidental note que les cimetières d'Istanbul se fondent dans la vie quotidienne, pour moi, il dépasse la mesure. Mais, comme l'a remarqué Flaubert, cette particularité, qui disparaîtra sous l'influence de l'Occident, était cependant une caractéristique importante de la ville à cette époque.

Entre souci du jugement occidental et rappel de la mesure qu'il convient de respecter, sans qu'on sache dire, par ailleurs, en quoi elle consiste, l'exemple invoqué par Orhan Pamuk montre comment ses compatriotes et lui-même se trouvent soumis à une injonction contradictoire, autrement dénommée double bind, puisqu'ils ne peuvent ni agréer le jugement occidental ni se réclamer de leur propre mesure sans chaque fois, en quelque façon, perdre la face. Orhan Pamuk attribue à cette situation de double bind la mélancolie dont souffre sa ville natale, mélancolie qu'il évoque de façon poignante dans Istanbul Souvenirs d'une ville, ou encore dans Le livre noir, à mes yeux son plus beau roman.

La montée du nationalisme turc concomitante à l'occidentalisation rendit cette situation plus inextricable encore, observe longuement Orhan Pamuk.  

Tandis qu'embrassant le parti de la modernité, les Stambouliotes occidentalisés critiquent l'archaïsme de certaines pratiques traditionnelles, plus spécifiquement le sort réservé aux femmes du harem, aux porte-faix et aux esclaves, les mêmes Stambouliotes occidentalisés crient à l'injure nationale lorsqu'ils retrouvent les dites critiques sous la plume des écrivains occidentaux. De façon tout aussi ambivalente, ils reprochent à Pierre Loti son approche naïvement nostalgique du passé ottoman, mais s'accordent à promouvoir la question d'une nécessaire turcophilie.

La dite turcophilie se révèlera par la suite incapable de freiner le processus d'occidentalisation.

Déjà blasés, bientôt déçus de constater qu'Istanbul, en voie d'occidentalisation, n'égale pas la promesse des livres, peu curieux finalement de la réalité stambouliote, les voyageurs du XXe siècle s'offusquent désormais de l'arrièration des moeurs, de la pauvreté, de la saleté, des ruines.

 

Quai de Galata, Istanbul
Postcard collection of Maggie Land Blanck

 

La gare d'Istanbul ... et les chiens
Postcard collection of Maggie Land Blanck

 

Le rapprochement d'Istanbul et de l'Occident grâce aux navires et au chemin de fer commença à offrir au voyageur occidental, se retrouvant d'un seul coup dans les rues d'Istanbul, le luxe et le plaisir de se demander ce qu'il était venu faire dans ces lieux infâmes.

Dès lors, au lieu d'essayer de comprendre la différence des cultures, la bizarrerie des us et coutumes ou les caractéristiques structurelles du pays et de la culture, les voyageurs cultivés proclament qu'Istanbul (pas eux) est ennuyeux et sans originalité.

Ces touristes écrivains de la dernière période montrent que les victoires militaires et économiques de la civilisation occidentale ont prodigué à leurs ressortissants un orgueil et une confiance que même les intellectuels occidentaux les plus cririques n'ont pu dissimuler, et que désormais eux aussi croient du fond du coeur que l'Occident est une référence pour l'humanité.

 

Picture from The Graphic, July 2, 1882, titled
"THE CRISIS IN THE EAST: SKETCHES AT CONSTANTINOPLE"

Postcard collection of Maggie Land Blanck

 

Blessante pour l'orgueil national, cette approche arrogante contribue, par effet de réaction, à la fois au succès de la politique de modernisation, menée par Atatürk à marche forcée, et au renforcement de l'identité turque d'Istanbul.

Tandis que l'espèce de nettoyage ethnique pratiqué par l'état dans la capitale assèche toutes les langues autres que le turc, il suffit à André Gide, en 1914, de noter dans son Journal de voyage à propos des Turcs, que cette race porte les affreux habits qu'elle mérite, pour qu'un an plus tard, dixit Orhan Pamuk [N.R. : en réalité, en 1925], Atatürk interdise le port de tous les vêtements traditionnels.

 

Carte postale éditée à Istanbul par Max Fruchtermann

 

Exit de la même façon, i. e. suite aux réactions des voyageurs occidentaux et à fin de conformation aux standards de la modernité triomphante, le corps des janissaires, le marché aux esclaves, le harem, les tekke (couvents) des derviches crieurs, le sultan, les maisons de bois, et jusqu'aux caractères arabes, remplacés par des caractères latins.

 

Entrée du couvent des Mevlevis à Galata, Istanbul
Gravure du XIXe siècle

 

Mevlevis à Istanbul

 

Ruines du couvent des Mevlevis à Usküdar, Istanbul
A gauche, la cuisine ; à droite, le cimetière
Cliché daté de 1971
Edifice restauré en 1977-1978

 

De toutes ces pertes, remarque Ohran Pamuk, la plus lourde pour les Stambouliotes selon moi fut celle des jardins, des places, des tombes et des cimetières où s'immiscait la vie quotidienne, déplacés, au nom de l'occidentalisation, dans des endroits effrayants cernés de hauts murs ressemblant à ceux des prisons, sans cyprès, sans arbres, sans horizon.

Restent seulement, ultimes témoins du temps qui fut celui de l'enfance d'Orhan Pamuk, les chiens des rues :

 

Les chiens des rues
Carte postale datée de 1909
Postcard collection of Maggie Land Blanck

 

On compte néamoins un motif rescapé de ce processus observateur occidental, disparition de la chose observée. Ce sont les hordes de chiens qui traînent encore dans nombre de petites rues d'Istanbul. [...] Après l'instauration du gouvernement constitutionnel, tous les chiens de la ville furent ramassés un à un puis déportés sur l'île de Sivriada, mais ils réussirent victorieusement à en revenir. Qui sait si l'abondance de textes ironiques écrits à ce sujet par les Français, qui trouvaient les bandes de chiens errant dans chaque coin d'Istanbul très exotiques, et plus exotique encore leur confinement sur une île - des années plus tard, même Sartre y fait allusion dans son roman L'Age de raison - n'a pas joué un rôle là-dedans ?

Mêlant ici comme ailleurs, de façon très personnelle, sel de l'ironie et fleur de la nostalgie, Orhan Pamuk ajoute à cette défense et illustration de la liberté des chiens, une clausule en forme de carte postale, dédiée à l'éditeur Max Fruchtermann  :

Conscient de cet exotisme, l'éditeur stambouliote de cartes postales, Max Fruchtermann, parmi toute une série de vues d'Istanbul publiées à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, a toujours accordé une place aux chiens des rues, devenus des clichés, au même titre que les derviches, les cimetières et les mosquées.

Orhan Pamuk montre en l'occurrence le rôle complexe que jouent les clichés dans la représentation d'Istanbul et dans la mémoire du passé stambouliote.

 

Carte postale éditée à Istanbul par Max Fruchtermann

 

Le mot cliché jouit ici d'une acception double, puisqu'il désigne à la fois le résultat de n'importe quelle saisie photographique, i. e. n'importe quelle vue ainsi obtenue, et le résultat de la saisie fétichiste que l'on réserve à un motif culturellement obligé, car désigné comme emblématique du site visité, i. e. l'image stéréotypée, la vignette touristique. Tel l'arbre qui cache la forêt, rendant désormais forclose toute possibilité que l'oeil puisse se laisser surprendre, le motif ainsi fétichisé occulte l'infinie variété de ce que la réalité donne quotidiennement à voir.

Comme bien d'autres old pictures, les cartes postales de Max Fruchtermann, publiées par un Européen à destination des Européens, fournissent d'Istanbul des images attendues, forcément exotiques, pittoresques à l'envi, parfois macabres, auquel cas si terriblement révélatrices de la bonne conscience et du sentiment de supériorité associés au regard européen.

 

Turkish Outlaws hanged on Taksim Square in Pera (Beyoglu).

 

De ces clichés diffusés par les photographes et les écrivains occidentaux, Orhan Pamuk dit pourtant qu'il s'y intéresse, non comme au rêve exotique d'un autre, mais comme s'il s'agissait de ses propres souvenirs.

Mon intérêt pour les récits de voyages des écrivains occidentaux, même si leurs textes étaient de temps en temps contestables, ne provenait pas seulement d'une relation d'amour et de haine ou d'un désir trouble d'être malmené et confirmé dans mes propres observations. Jusqu'au début du XXe siècle, mis à part quelques documents officiels détaillés et une poignée d'épistoliers urbains critiquant le comportement des Turcs dans la rue, les Stambouliotes n'écrivirent que peu de choses sur Istanbul. La description des rues, de l'atmosphère, de l'ambiance, des détails de la vie quotidienne vus comme un tout, la transcription de la façon dont respirait la ville à chaque heure, ses odeurs, ce travail que seule la littérature pouvait mener à bien fut effectué pendant des siècles par les voyageurs occidentaux.

 

Alexandre Gabriel Decamps, Une école turque, 1846

 

Alexandre Gabriel Decamps, Marchand turc fumant dans sa boutique, 1844

 

De même, pour savoir à quoi ressemblaient les rues d'Istanbul dans le passé et comment s'habillaient les diverses catégories de la population, observe encore Orhan Pamuk, pour savoir qu'à l'emplacement de telle place actuelle il se trouvait jadis un terrain vide, et qu'à la place de tel terrain vague se trouvait autrefois une place avec des arcades, il faut regarder les images de Decamps ou les gravures des peintres occidentaux, ou encore les cartes postales de Max Fruchtermann.

Le journal de la vie d'Istanbul et son cahier de souvenirs, conclut Orhan Pamuk, ce sont des étrangers qui les ont tenus.

D'où l'intérêt voué par l'écrivain au détail des cartes postales, des photographies et des textes, lequel détail réveille, à l'insu de celui qui le rapporte, une sensation perdue, et, lié à cette dernière, un sursaut de la mémoire vive. Orhan Pamuk relève ainsi dans Loin de Byzance, article publié en 1985 par Joseph Brodsky dans le New Yorker, - article au demeurant plutôt négatif -, cette formule qu'il fait sienne : Comme tout ici est chargé d'ans.

"Ce n'est ni vieux, ni suranné, ni antique, ni même démodé, simplement chargé d'ans !" insistait-il, et il avait raison. Lorsque l'Empire ottoman déclinant s'effaça devant la République de Turquie en rupture avec le reste du monde et uniquement préoccupée d'une identité encore mal définie, Istanbul ressentit la perte de ses anciens jours bruissant d'une multitude de langues, de victoires et de faste, pour se transformer en un endroit déserté, vide, noir et blanc, monotone et monolingue, où chaque chose s'enroulait lentement sur elle-même.

De la même façon, Orhan Pamuk relève chez Knut Hamsun ou chez Hans Christian Andersen des notes sensibles qui appartiennent à son imaginaire et à son monde familier :

 

Le pont de Galata en 1900
Image : old-istanbul.com

 

J'ai toujours beaucoup de plaisir quand l'observateur occidental perçoit et relate quelque chose que j'ai remarqué, mais que je n'ai pas conscience d'avoir remarqué parce que personne n'en parle. Par exemple : le constat par Knut Hamsun du léger balancement du pont de Galata soutenu par des bateaux à l'époque de mon enfance, ou le fait que Hans Christian Andersen écrive que les cyprès des cimetières sont "ténébreux".

Orhan Pamuk, critique d'Istanbul à l'aune regard occidental, fournit, en tant que tel, un admirable exemple de mesure. De façon non dénuée d'ironie, il observe ainsi que regarder Istanbul avec les yeux d'un étranger est toujours un grand contentement et une habitude particulièrement nécessaire face au sentiment communautaire et au nationalisme régnants. Parfois le harem ou les vêtements et les costumes décrits avec réalisme me paraissent si éloignés de ma propre vie que, même si je sais parfaitement qu'il ne s'agit pas d'un rêve, tout ce qui est raconté m'apparaît comme le passé de la ville d'un autre. L'occidentalisation m'a donné, à moi et à des millions de Stambouliotes, le plaisir de trouver notre propre passé exotique.

 

Alexandre Gabriel Decamps, Scène de harem ou La favorite du Pacha, circa 1830

 

Suite aux chapitres 23-25 d'Istanbul Souvenirs d'une ville, qui évoquent Istanbul à l'aune du regard occidental, Orhan Pamuk dédie les chapitres 26 et 27, respectivement intitulés "La mélancolie des ruines : Tanpinar et Yahya Kemal dans les faubourgs" et "Le pittoresque des faubourgs", à l'âme de la ville, à la beauté de cette dernière, à sa dignité si paradoxale.

Ce sont, tout en nuance, discrètement lyriques, subtilement mesurés, les plus beaux chapitres du livre. Je laisse au lecteur le soin de les découvrir.

Tentant de définir les valeurs d'une esthétique qui, au regard de l'intime, pourrait être celle des paysages stambouliotes, Orhan Pamuk explique là comment, à l'âge de quinze ans, il conçoit le projet de devenir peintre...

 

Bibliographie :

Orhan Pamuk, Istanbul Souvenirs d'une ville

Gallimard, NRF, 2007

 

Iconographie :

Anton Ignaz Melling

Alexandre Gabriel Decamps

Ara Güler

old-istanbul.com

Old Istanbul Pictures

Postcard collection of Maggie Land Blanck

postcardman.net : turkey_ethnic (Max Fruchtermann)

postcardman.net : turkey_constantinople (Max Fruchtermann)

Kubrevi - Mevlevi Tariqa

 

 

Juin 2007