Antoine de Lévis Mirepoix (1884-1981) – Le Seigneur inconnu – Première partie

 

Le hasard a voulu qu’après La Chambrière de Frédéric Soulié, je lise Le Seigneur inconnu, un roman d’Antoine Pierre Marie François Joseph de Lévis Mirepoix (1884-1981), publié en 1922. L’ouvrage était disponible sur Internet ; je l’ai commandé. J’ouvre le paquet, je vole à l’incipit de l’ouvrage, je me retrouve en pays de connaissance :

 

La petite ville de Ravenne d’Oc, dans le Comté de Foix, fut toujours renommée pour son élégante ordonnance et pour la courtoisie de ses moeurs. Siège d’un ancien évêché, et autrefois capitale d’une importante seigneurie, elle répondait par son aspect à la fierté de ses souvenirs. Les voyageurs ne la traversaient guère sans descendre de leur chaise de poste pour pénétrer dans sa cathédrale dont le clocher, finement découpé sur le ciel, fixait de loin le regard, ou pour admirer ses fameux couverts que d’antiques maisons à encorbellement projetaient autour de la place. Ça et là une figure sculptée dans les piliers de chêne montrait un teint noirci et une grimace accentuée par quelque fente du bois. Les rues étroites se croisaient à angle droit révélant parfois, à leur extrémité, une porte crénelée, vestige d’anciens remparts, et, par ces ouvertures, les passants se profilaient comme au bout d’une longue vue.

 

On se fût égaré dans cet échiquier si les maisons n’avaient varié leurs physionomies à l’extrême : enseignes des boutiques, façades des demeures bourgeoises, marches supportant une ogive, entrées voûtées, murs rêches, fenêtres timides, motifs riants de la Renaissance sur un seuil élargi, hautes croisées et petites cours d’hôtels, glycines romantiques aux balcons, commères toujours assises, au beau temps, sur la même chaise basse, les jambes engourdies, mais les doigts prompts au rouet ou à l’aiguille. Le puissant soleil d’Oc poudrait l’air bleuté de son or impalpable et faisait pénétrer au fond des poitrines sa bonne humeur royale.

Sans doute, les mesquineries et les jalousies n’étaient point rejetées de ces lieux, mais elles y étaient comme tamisées par un enjouement proverbial. On n’y pratiquait guère d’industrie et en fait de commerce, on y développait surtout celui de la conversation. Les potins couraient sous les couverts, faisaient des ronds, tournaient les coins de rues, se faufilaient par l’entrebâillement des portes, traînaient sur les comptoirs, entraient et sortaient avec les visites pour animer les salons. Car il y avait à Ravenne d’Oc, tout une petite société, réputée fort diserte et affable, où la curiosité avait bien des droits, pourvu qu’elle ne fût pas trop méchante et qu’elle y mît des façons.

Quel choix que celui du nom de Ravenne d’Oc, coruscant à plaisir, et hautement significatif sur le plan historique et politique, pour désigner nostre bonne petite ville Mirepoix ! Ravenne a été, de 404 à 476, le centre de l’Empire d’Occident. Moderne Ravenne, Mirepoix, fief des lointains ancêtres d’Antoine de Lévis, aurait été, de 1229 à 1789, le centre du pays d’Oc. L’écrivain toutefois, dans Le Seigneur inconnu, brosse de cette moderne Ravenne un tableau plus modeste que glorieux. La gloire de Ravenne d’Oc a passé ; reste le pittoresque provincial.

Antoine de Lévis Mirepoix évoque dans Le Seigneur inconnu le Mirepoix de 1854. C’est un bourgeois, « le grand chimiste Flavin-Maucert, fils d’un chantre de la cathédrale », qui a racheté l’ancien château de Ravenne d’Oc. On reconnaît dans la description de ce dernier, confondus comme en rêve, le château de Terride, qui fut à Mirepoix, en 1229, la première demeure des seigneurs de Lévis Mirepoix, le château de Lagarde, dit jadis « le Versailles du Languedoc », qui fut leur demeure suivante, et le château de Léran, que la branche seconde de la famille, après la Révolution, racheta, et dont on sait qu’Antoine de Lévis Mirepoix y a vécu bon nombre de ses jours.

Pierre Séverin, le héros du Seigneur inconnu, se souvient du jour de son jeune âge où, à l’invitation des enfants de M. Flavin-Maucert, il s’était rendu pour la première fois au château de Ravenne d’Oc :

Il se rappelait avec un effroi puéril, quand il passa sous le guichet voûté, étroit, dont les bornes étaient souvent frôlées par les roues des berlines, et le frisson que lui donna la vue du mur plein et moussu qui barrait l’espace en reliant les deux tours avancées. Là haut, entre les colonnettes d’une loggia qu’atteignait le soleil…

 

La demeure avait des issues étroites qui rendait plus saisissant l’aspect intérieur de ses proportions. Un escalier Louis XIII que six hallebardiers auraient pu gravir de front, donnait orgueilleusement la mesure de l’édifice. Ses volées droites se croisaient entre de de puissants piliers jusqu’au dernier étage, de sorte que chaque détour réservait des perspectives inattendues, faisait surgir des arcs-boutants, découvrait des profondeurs, ménageait de savants lointains de pierre, majestueusement suspendus. Les longues dalles inclinées qui formaient la rampe, les balustres faits pour en supporter le poids, les blocs épais des marches irrégulièrement taillés, toute cette ascension de marches restait aérienne dans sa puissance. Il y avait du jour, de l’ombre, de l’espace à travers ce monument. Sa matière était rude, peu travaillée, d’une couleur grisâtre, avec des aspérités, des dépressions, des tons de rocs encore rivés à leur montagne, disposés, façonnés avec une simplicité hautaine. Une porte de chêne appliquée à la muraille avait, pendant des années, sollicité l’imagination de l’enfant. Des signes mystérieux, grossièrement sculptés, ornaient les médaillons. Et il se représentait de l’autre côté quelque immense salle bien terrible et bien sombre emplie de revenants !

Antoine de Lévis Mirepoix prête probablement ici à son héros les impressions d’une enfance qui a été, au château de Léran, la sienne propre. Mais il mêle à ces impressions de l’enfance la pensée de l’âge mûr, qui mesure combien l’oeuvre de l’homme est ici fille des « rocs », et combien, semblablement à ces rocs, elle demeure encore rivée à sa montagne. Compris dans le champ d’une telle pensée, il y a l’oeuvre architecturale des seigneurs de Lévis Mirepoix, tous les châteaux, Terride, Lagarde, Léran, et les autres, mais aussi et surtout la longue histoire d’une maison qui, descendant, dixit la légende, de la tribu de Lévy, s’est voulue de tout temps attachée à la Vierge comme le roc encore rivé à sa montagne, et qui, par là, a vécu sa noblesse comme une sorte de fruit de l’ordre divin sive naturel. Concernant l’ordre naturel, Antoine de Lévis Mirepoix, dans le discours de réception qu’il prononce en 1954 à l’Académie française, relève cette phrase de Charles Maurras, à qui il succède : Les hasards de l’hérédité ne comportent-ils pas moins d’inconvénients et plus d’avantages que le choix précaire et vacillant des volontés humaines ?

On notera toutefois qu’Antoine de Lévis Mirepoix n’entreprend pas de raconter dans Le Seigneur inconnu l’histoire de sa maison, telle que celle-ci a été. Il le fera bien plus tard dans Aventures d’une famille française, ouvrage publié en 1955. Il déroule dans Le Seigneur inconnu une histoire inventée, inspirée certes de l’histoire de sa propre maison, semblablement noble, semblablement tragique aussi, mais autrement advenue à partir d’un commencement différent, d’où traitée en somme sur le mode de l’histoire fiction. Négligeant ainsi d’invoquer la croisade contre les Albigeois et, au titre des services rendus au cours de cette dernière, l’élévation de Gui de Lévis Ier au rang de seigneur de Mirepoix, l’écrivain prête à la maison de Ravenne d’Oc une origine autrement romanesque, moins lointainement polémique au demeurant que celle de la maison de Lévis Mirepoix :

Le château et la ville de Ravenne d’Oc devaient leur nom actuel à une histoire d’amour qui avait, depuis plusieurs siècles sur cette terre d’imagination, occupé bien des grands-mères au coin des âtres, enchanté les chroniqueurs et suscité les poètes.

Elle remontait au début de la Renaissance, à ces guerres d’Italie, copieusement décriées, dont les Français d’alors prisaient pourtant ce simple fait, que les gens turbulents de toutes les nations étaient retenus et occupés par le roi capétien hors des frontières.

L’histoire se rapporte à Gaston de Foix, le héros de Ravenne.

Lorsque ce vainqueur de vingt-trois ans fut relevé mortellement blessé, au soir de la bataille qu’il venait de gagner, on le transporta dans une cabane où il manda d’une voix faible son chapelain. Puis, penché à l’oreille du chevalier Pierre du Terrail, appelé aussi le chevalier de Bayard, qu’il tenait en haute estime, il le pria d’aller quérir lui-même une autre personne. […].

Dans l’encadrement de la porte, parut la bure du chapelain que le crépuscule changeait de pourpre. Puis vint le chevalier Bayard conduisant doucement une femme enveloppée d’un manteau qui couvrait même sa tête. La femme s’agenouilla, le manteau s’ouvrit et laissa paraître un visage dont les yeux avaient la profondeur d’une nuit d’été. C’était la fille d’un orfèvre de Brescia, une belle Italienne que le prince avait sauvée du sac de la ville et qu’il aimait passionnément.

– Mon Père, dit le mourant, mettez mon âme en paix. Et le chapelain les unit en mariage.

Puis, avant d’expirer, le neveu de Louis XII pria Bayard de placer la jeune femme et l’enfant qui pourrait naître d’elle sous la protection du roi.

La fille de l’orfèvre ne voulut pas profiter de son étrange fortune et, après avoir mis au monde un fils, elle alla cacher dans un couvent son deuil illustre. Le roi n’oublia pas le souhait du vainqueur. Comme il ne pouvait faire entrer l’enfant dans la maison de Foix, véritable dynastie, alliée à plusieurs trônes; il en fit le fondateur d’une race nouvelle. Il avisa, sur les confins du Languedoc et du comté de Foix, une des nombreuses seigneuries de son neveu et, profitant de ce que la bourgade principale en avait été détruite par un incendie, il la fit rebâtir à ses frais, et la nomma Ravenne d’Oc. Et ce fut la sirerie de Ravenne d’Oc, attribuée à cet enfant.

La maison de Ravenne qui parvint par la suite aux plus hautes dignités fut dépossédée de ses biens par la Révolution. Les habitants s’opposèrent à la destruction du château qui resta quelque temps la propriété de la ville.

Gaston de Foix Nemours, neveu de Louis XII, est mort en 1512 devant Ravenne à l’âge de 23 ans, sans descendance connue. Antoine de Lévis prête à ce jeune homme, sous le nom de Gaston de Foix, une descendance qui aurait pu être au vrai celle de l’un des fils de Jean V de Lévis Mirepoix, Jean de Lévis le Jeune, né à une date inconnue, mort en 1507 en Italie. Le vide de la biographie relative à ce fils sans visage offre au romancier toute liberté de broder. On sait cependant qu’après avoir perdu successivement Jean de Lévis, son fils aîné susnommé, puis Jean de Lévis, vicomte de Montségur, son deuxième fils, également mort en Italie, Jean V a eu pour successeur son troisième fils, Philippe III de Lévis, qui obtint de François Ier l’abandon de son ancien paréage et combattit toute sa vie durant contre les « hérétiques protestants », et, parmi ces derniers, contre Jean Claude de Lévis, son cousin, dont, en 1568, il assiégea le château à Léran.

Antoine de Lévis Mirepoix, dans Le Seigneur inconnu, imagine donc, sur le mode de l’uchronie, une autre histoire de Mirepoix, celle qui aurait pu advenir si quelque fils du Jean de Lévis mort en Italie eût régné sur la seigneurie en lieu et place de Philippe III, si Lévis Mirepoix et Lévis Léran ne s’étaient pas livrés entre eux à la guerre des deux religions, si, succédant à Gaston Pierre Charles de Lévis Mirepoix, Louis Marie François Gaston de Lévis (1724-1800), marquis de Léran et de Mirepoix, puis Charles Philibert Gaston (1753-1794), son fils, eussent été capables, ou en mesure de ménager pour leur maison un avenir dans le siècle nouveau, si… et si… Il semble bien qu’au jeu de l’histoire fiction, Antoine de Lévis Léran, Mirepoix, lointain descendant de Gaston VII de Lévis, seigneur de Léran, et de Gabrielle de Foix, tende à faire apparaître la branche seconde, dont il est issu, comme celle qui ab origine aurait eu possiblement pour vocation de poursuivre et de maintenir l’oeuvre de la branche première, partant, de partager a posteriori avec la dite branche première, le mérite dont la pare elle seule, depuis la crue de 1289, la fondation du nouveau Mirepoix.

Au jeu de l’histoire fiction Antoine de Lévis Mirepoix se montre hardi, puisqu’il y faut ici deux dates de fondation, 1289 pour le nouveau Mirepoix, 1515 pour Ravenne d’Oc ; deux rois, Louis IX, signataire du traité de Paris qui valide 1229 l’attribution de la seigneurie de Mirepoix à Guy Ier de Lévis, et François Ier, qui assigne la sirerie de Ravenne d’Oc au fils posthume de Gaston de Foix ; deux légitimités, d’ordre royal toutes deux, dont l’une, purement guerrière, et l’autre, entée d’amour, afin qu’ici comme ailleurs on pardonne à la guerre et aussi à la mort. Inspiré sans doute par la piété de ses ancêtres, Antoine de Lévis Mirepoix joue, dans Le Seigneur inconnu, la carte de la légende, ou de l’histoire rêvée, contre celle de l’histoire, ou, comment dire… celle de la science historienne. Et il gagne à ce jeu de pouvoir signifier une vérité qui lui appartient et qu’il lui importe de transmettre, la vérité du coeur. Le roman se trouve précédé d’une dédicace : « A mon fils ».

Le héros du Seigneur inconnu, qui, revenu au pays après quelques années parisiennes, est lui-même le « seigneur inconnu », d’où en quelque façon l’alter ego d’Antoine de Lévis Mirepoix, ce héros-là regarde le château de Ravenne d’Oc et les collines environnantes comme Antoine de Lévis Mirepoix a pu regarder le même château et les mêmes collines, avec les yeux du coeur :

Ci-dessus : alors propriété du Maréchal Clauzel, vue du site de Terride sous l’Empire.

Son regard cherchait les terres qu’il avait souhaité de parcourir tranquille et indifférent. Il franchit le pont de Ferragus où finissaient les maisons et tourna devant le promontoire gazonné qui soutenait la haute terrasse du château de Ravenne. La rivière, coulant, aisée et sinueuse, à travers une large plage de galets, où les aulnes développent leur labyrinthe, séparaient Pierre de la ville.

Au-delà s’étendait une plaine, coupée d’arêtes fines, où des faisceaux de cyprès semblaient s’aiguiser dans l’azur, au bout de ces petits villages aux tons d’ocre, dont les clochers à jour ressemblent à des livres de lumière. Au fond de l’horizon, le soleil étincelait sur l’amoncellement des Pyrénées diamantées de neige.

Du côté de la berge où se trouvait Pierre Séverin, il y avait moins d’espace, mais toutefois une grande liberté pour le regard. […]. Pas de grands effets de nature, pas de vastes futaies, pas de rochers grandiloquents, pas de cascades, c’était le sobre royaume de la ligne et de la nuance : depuis l’aube timide comme une biche, en passant par les midis farouches jusqu’à ces crépuscules qui, ailleurs, peuvent être de belles agonies et ici sont un dernier triomphe, lueur magique émanant de chaque touffe, sentiers où les pierres deviennent translucides, lointains lumineux sous un ciel effacé, clarté puissante et douce que le sol même semble répandre comme si la terre était un soleil mourant devant lequel s’agenouillerait la nuit.

Que de fois il s’était attardé sur ces pentes divines à la poursuite de quelque fameux lièvre, manqué par les principaux chasseurs de Ravenne d’Oc, après lequel ses chiens épuisés donnaient encore de la voix, là-bas, il ne savait où…

 

Je me suis souvenue en lisant ces lignes que, d’après le compoix mirapicien de 1766, le bois qui s’étend non loin du château de Terride s’appelle « bois des Conils », i. e. en occitan « bois des Lapins ». On devine qu’Antoine de Lévis Mirepoix a dû y chasser.

Et quand Pierre Séverin se laisse porter par ses pas jusqu’au château de Terride, qu’il n’a plus revu depuis son enfance, je me suis souvenue aussi de ma première visite à ce château.

Ses pas le portèrent le long d’un chemin bordé d’ajoncs en fleurs dont les lacets enveloppaient la colline jusqu’au château. On aurait dit, dévalant sur deux files, leurs pennons d’or veloutés arborés au bout de leurs flexibles lances, une troupe de gnomes, sortie de quelque trou de cette terre ravinée pour attaquer la forteresse. Le paysage avait une élégance féodale, à la fois délicate et rude, propre à cette vision. La verdure de quelques taillis de chênes bas et noueux qui, ça et là, coupaient les ondulations de cailloux, de genévriers et de bruyères, semblait durcie au four comme la terre fauve, les sentiers bronzés, les toits et les murs des hameaux, les carrés de maisons. On aurait dit des émaux translucides.

 

Au milieu de sa terrasse tapissée de lierre et couronnée d’une large haie de buis, le château de Ravenne s’appuyait sur des quartiers de roc tellement incorporés à la construction qu’il était impossible, même de près, de découvrir la soudure. Ses tours aux arêtes vives dont la base s’incurvait en forme d’immense proue, étaient rassemblées sans symétrie comme à la hâte pour soutenir un choc. De certains côtés, leurs saillants et leurs rentrants n’offraient, sur toute la hauteur, qu’une seule fenêtre grillée accentuant au lieu de l’atténuer la sévérité des grandes murailles muettes.

Tout à coup, Pierre aperçut la cour d’entrée, lointaine caverne d’ombre au-dessus de laquelle était suspendue la galerie à colonnettes accessible au soleil…

 

Ces impressions si vivantes sont celles que l’on éprouve, inchangées, lorsque, aujourd’hui comme hier, on se rend à pied au château.

On éprouve à Ravenne d’Oc, alias Mirepoix, aujourd’hui encore, mutatis mutandis bien sûr, les riantes impressions de Pierre Séverin, alias Antoine de Lévis Mirepoix, lorsque, venant d’une ruelle adjacente, on se rend sur la place en fête. Jeunes gens et jeunes filles toutefois se hâtent désormais seulement vers les bus qui les embarquent route de Limoux, à la sortie du lycée. Et s’il subsiste encore quelques commères, assises sur leur pliant au bord du cours Louis Pons-Tande, elles ne sont plus impotentes, et repartent de leur caquetoire en vélo. Mais les musiciens continuent de « souffler dans leurs instruments ». Frédéric Soulié, au XIXe siècle déjà, notait que les Ariégeois témoignent d’une dilection marquée pour les instruments à vent.

Mais revenons au Ravenne d’Oc du Seigneur inconnu

A part quelques commères impotentes, il n’y avait pas grand monde dans la rue. Quelques jeunes gens avec la blouse courte et le grand béret se hâtaient vers la rumeur de la place. Un groupe de jeunes filles sortit d’une maison comme un envol de colombes.

Ci-dessus : Gratiane de Gardilanne et Elizabeth Whitney, Costume d’Ariégeoise, 1928.

Sous les couverts régnait une grande animation. Le côté réservé à la danse offrait les couleurs les plus vives. Sur une estrade faite de tonneaux et de planches entourées de buis, les musiciens soufflaient dans leurs instruments. Maintes femmes portaient encore avec apparat le costume du pays : la coiffe abritant les oeillades et laissant apercevoir les longues boucles d’oreille en filigrane d’or ou d’argent, le fichu bariolé moulé sur le corsage, la jupe de laine rouge sur laquelle se nouait le petit tablier noir bordé de velours.

Ci-dessus : Eugène Trutat, Maison de bois, Mirepoix, 7 mars 1906.

L’ombre des maisons à encorbellement garantissait les couples contre la brutalité du soleil, que narguaient seuls les enfants, plus libres de se poursuivre au milieu de la place.

Les contreforts de la cathédrale avançaient, au milieu de tout ce bruit, leur ossature puissante.

 

Voici comment Antoine de Lévis Mirepoix en son temps a vu Mirepoix, alias Ravenne d’Oc, et comment il en témoigne dans Le Seigneur inconnu. Le roman date de 1922. C’est donc au Mirepoix de la fin du XIXe siècle et du premier quart du XXe siècle que l’écrivain voue la passion familière, si sensible dans les pages longuement citées plus haut. Outre l’intérêt historique qu’elle présente, la vision qu’il consigne de nostre Mirepoix a le charme de ces choses qui meurent lentement, mais qui, pour peu qu’on sache les regarder encore, s’attachent à votre âme et la forcent d’aimer.

Suite : Antoine de Lévis Mirepoix (1884-1981) – Le Seigneur inconnu – Deuxième partie.

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2 réflexions sur « Antoine de Lévis Mirepoix (1884-1981) – Le Seigneur inconnu – Première partie »

  1. Tout comme dans « La chambrière » de Frédéric Soulié, on a ici une autre façon « détournée » de décrire Mirepoix et sa société. Très intéressant. En attendant de trouver le livre, je lirai votre deuxième partie avec grand intérêt.

  2. Belle découverte, langue sensuelle, on pense à Giono.

    Je note les très belles lignes autour du roc, brut, dans lequel sont taillés les châteaux, et dont l’écrivain semble provenir lui-même.

    J’ai été touché enfin de lire sous la plume d’Antoine de Lévis Mirepoix la description d’un monde qui disparaissait dans les années 20 déjà, d’une époque qui allait passer, comme j’ai vu le Mirepoix de mon enfance disparaitre, se transformer. Né à la fin du XXe siècle, je crois juste qu’aujourd’hui tout va plus vite et que ce qui subsiste du Mirepoix du XXème va disparaitre plus vite encore que ce qui subsistait du Mirepoix du XIXe siècle aux yeux d’Antoine de Lévis Mirepoix.

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