A Mazerettes, la table de Philippe de Lévis

 

L’année 1533 marque un tournant, successivement funeste et glorieux, dans l’existence de Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix. Celui-ci, qui n’a plus que quatre ans à vivre, enterre au printemps de cette année-là son frère et meilleur ami, Jean V, seigneur de Mirepoix, ambassadeur du roi de France auprès du royaume d’Espagne, et il reçoit à l’automne de la même année, dans son palais épiscopal, dit »château de Mazerettes », “messeigneurs les enfants de France et les Roy et Reyne de Navarre”, i. e. le futur Henri II, Marguerite, qui sera duchesse de Savoie, Henri II d’Albret, et Marguerite de Valois, soeur de François Ier. Le château de Mazerettes s’élève à proximité immédiate de la petite église romane du même nom, fondée au XIIe siècle par des moines de l’abbaye Saint Victor, venus de Marseille, leur maison mère, afin de contribuer à l’oeuvre d’évangélisation encouragée par la papauté depuis le Ve siècle. C’est en 1318, Raymond Atton d’Auterive, premier évêque de Mirepoix, qui fait du château de Mazerettes, alors simple maison forte, sa résidence épiscopale. Trouvant en 1493 cette maison ruinée, Philippe de Lévis entreprend de la réhabiliter et, après l’avoir aménagée confortablement, d’y demeurer à son tour. La proximité de la petite église participe en l’occurrence de ce même confort. Lorsqu’il sort de sa demeure par la cour des communs, l’évêque n’a ici, pour se rendre à l’église, qu’un modeste chemin de campagne à traverser.

Ci-dessus : à la cathédrale de Mirepoix ; malgré le degré d’effacement de la fresque, on distingue ici la table du festin d’Hérode et, reconnaissable à ses jambes et à son petit chapeau, la silhouette d’un gentilhomme servant (cf. infra.).

Les fresques découvertes dans les années 1990 à l’église de Mazerettes, et qui ont leur pendant, très altéré hélas, à la cathédrale de Mirepoix [1]Cf. La dormeuse blogue 3 : A Mirepoix – Pans de fresque à la cathédrale Saint Maurice., se trouvent, en deux endroits, datées de 1533. Il se peut donc qu’elles aient été commandées et exécutées, au cours de l’été 1533, suite à l’annonce du passage des visiteurs royaux. D’où peut-être aussi, parmi les différentes scènes représentées dans l’ensemble de ces fresques, le choix du festin d’Hérode, qui, indépendamment de la signification que l’épisode revêt dans l’histoire du Salut, figurerait plus terrestrement ici, comme indiqué par le costume des conviés, la table du banquet prévu pour l’auguste visite annoncée auprès de l’évêque.

Martine Rouche, qui donnait le 26 octobre à Mazerettes, dans le cadre de la Fête de la gastronomie et des produits locaux à Mirepoix, une conférence dédiée à la gastronomie de la Renaissance, avait choisi de commenter justement ce jour la fresque du festin d’Hérode. Invoquant la méthode de Daniel Arasse, illustre historien de l’art, spécialiste de la Renaissance, Martine Rouche s’attache à faire du détail [2]Cf. Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, 1992. de la table représentée sur cette fresque la clé d’une étude consacrée au goût et aux façons de la table noble, de style néo-médiéval ou déjà Renaissant. J’ai apprécié cette étude. Je me propose ici d’en rapporter la substance.

Il semble qu’après la restauration de 1998, les fresques se soient à nouveau dégradées. La lisibilité de certains traits depuis lors, s’est perdue. La photo reproduite ci-dessus date de septembre 2013. La photo reproduite ci-dessous date, elle, du 26 octobre 2013. J’ai dû forcer la couleur et le contraste pour la rendre plus lisible.

 

Il n’existe pas encore de salle à manger à la Renaissance, en tant que pièce dédiée. On dresse la table, sans exclusive, partout où l’espace le permet. On dresse la table au sens propre, puisqu’il s’agit d’une table à tréteaux. On l’assortit ensuite de tabourets, ou plus exceptionnellement de fauteuils, réservés dans ce cas à des personnages de haute importance.

 

On voit sur la fresque photographiée ci-dessus que, dans ce repas de prestige, les assiettes ont remplacé les tailloirs ou les tranchoirs médiévaux [3]Tailloir ou tranchoir : plaque ronde ou carrée de bois ou de métal, garnie d’une ou plusieurs tranches de pain bis, sur laquelle on découpait les viandes ou les mets en sauce.. Ces assiettes sont d’étain ou de faïence recouverte d’émail peint. Le décor est quelquefois polychrome, le plus souvent réalisé en grisaille avec des rehauts de blanc et d’or. Ces assiettes sont assorties de couteaux, mais point encore de fourchettes. On se sert du couteau pour couper et aussi pour porter les viandes à sa bouche. Couchée en oblique devant le roi, la forme dorée pourrait être celle d’un furgeoir, objet qui réunit sur un même manche les fonctions de cure-dent et de cure-oreille. On tenait au XVIe siècle l’usage d’un tel objet pour nécessaire et agréable à table.

 

Sur la fresque figurent, comme attendu dans tout repas de prestige, divers éléments de la vaisselle dite « de dignité », témoin de la qualité de l’hôte et davantage encore de celle des conviés. Il s’agit du verre et de la coupe, de la salière à vase godet sur piédouche [4]Piédouche : Sorte de petit piédestal mouluré, le plus souvent de section circulaire, servant à supporter un buste ou une statuette, ou encore, comme ici, un contenant., du drageoir [5]Drageoir : coupe, vase aux bords relevés, souvent en orfèvrerie, dans lequel on servait des dragées, du sucre, des confiseries., et plus encore de la nef.

Ci-dessus : verre photographiée en septembre 2012.

Ci-dessus : même verre photographié en octobre 2013 ; j’ai dû là encore forcer couleur et contraste.

 

Ci-dessus, de gauche à droite ; salière, drageoir.

Le premier exemplaire connu de la salière figurée sur la table de Mazerettes date de 1530. Les modèles conservés sont en métal ou en céramique. Celui de Mazerettes, pour autant qu’on puisse en juger, compte tenu du délabrement de la fresque et des aléas de la restauration, est en cristal. Il en va de même pour le drageoir et les coupes, dans lesquelles on boit alors chacun à son tour. Cet usage du cristal, alors fabriqué à Venise, témoigne du goût que Philippe de Lévis et Jean V de Lévis, son frère, de façon pionnière en Languedoc, ont nourri pour le style de la Renaissance italienne et qu’ils ont contribué à développer en multipliant les commandes à Lyon, alors capitale du luxe, largement ouverte aux ouvriers transalpins, d’où susceptible d’assurer le transfert des connaissances nécessaires à la mise en oeuvre des techniques de fabrication italiennes.

 

La nef que l’on voit sur la fresque, au pied de la table, constitue la pièce maîtresse de toute vaisselle de dignité. Il s’agit d’un objet propre à chaque seigneur ou prince. Réalisée en métal précieux, la nef doit son nom à sa forme de navire ou de vaisseau, vocable dont nous tirons l’actuel mot « vaisselle ». Elle s’ouvre et se ferme au moyen d’une clé. Elle contient les ustensiles de bouche du seigneur ou du prince, cuillère, couteau, serviette, furgeoir, ainsi que des épices et des « épreuves », i. e. des contrepoisons. A partir du roi Henri II, la nef sera remplacée à la cour de France par le cadenas, coffret d’or ou de vermeil, fermé, comme le nom l’indique, par un cadenas, et qui contient, semblablement à la nef naguère, les accessoires de bouche ainsi que les épices et les épreuves de son auguste propriétaire.

 

Il ne semble pas, au vu du banquet représenté sur la fresque de Mazerettes, que le luxe des mets, sur la table noble de 1533, soit égal à celui de la vaisselle ni à celui du service. Deux plats seulement figurent sur la table, accompagnés d’une suite de petits pains ronds. On distingue vaguement, sur l’un des deux plats, un jambon. On ne voit plus rien aujourd’hui du mets représenté sur le second plat. Point de garniture autour de ces mets, point de légumes, apparemment.

Le luxe du service, en revanche, est ici rendu manifeste par la présence du gentilhomme qui a l’honneur d’assurer, sans qu’on puisse bien voir laquelle, la fonction de panetier, chargé du pain, ou d’échanson, chargé du vin, ou encore d’écuyer tranchant, chargé de la viande. Caractéristique de la Renaissance, le service assuré par ce gentilhomme participe d’une nouvelle façon de voir et de penser, sous le rapport de la signification à quoi elle prétend, la scène du festin, dont la Cène a été jusqu’ici le modèle. Le festin, observe Bénédicte Bonnet Saint-Georges dans La Tribune de l’art [6]Bénédicte Saint-Georges, Festins de la Renaissance. Cuisine et trésors de la table, in La Tribune de l’art, 2012., « n’a plus désormais cette dimension liturgique qu’on lui donnait au Moyen Age, il devient cérémonie théâtrale ».

Le festin d’Hérode, tel que représenté sur la fresque de Mazerettes, présente en effet cet aspect de « cérémonie théâtrale, bien fait pour illustrer à la fois la majesté des conviés et le faste de celui qui reçoit. Mais il conserve du Moyen Age la simplicité des mets, l’usage de la pointe de couteau en guise de fourchette, ainsi que le goût des épices et du sucre, abondamment consommés à table afin d’assaisonnement des « viandes », comme on nommait jadis l’ensemble des aliments dont se nourrit l’homme, « viandes » qui, dans leur naturel, semblaient aux gastronomes du Moyen Age par trop fades.

En guise de conclusion à sa conférence, Martine Rouche a lu et commenté une facture du pâtissier employé au château de Mazerettes par Philippe de Lévis. Entendez par pâtissier, au sens ancien du terme, l’homme qui se charge de cuire tourtes et pâtés. Il ressort de cette facture que, compte tenu des jours maigres, qui valaient alors pour moitié de l’année, l’évêque servait à sa table la plupart du temps des pâtés de saumon ou des pâtés de lamproie, espèces jadis très abondantes dans la rivière de l’Hers. Il ne faut donc pas imaginer, à la table épiscopale du temps, des festins usuellement richissimes…

Philippe de Lévis, déjà malade, meurt quatre ans après le banquet organisé en novembre 1533 à l’intention de ses visiteurs royaux. Songeant aux dernière années du prélat, je me suis souvenue de ces beaux vers du vieux Ronsard :

Il faut laisser maisons et vergers et jardins,
Vaisselles et vaisseaux que l’artisan burine,

C’est fait j’ay devidé le cours de mes destins,
J’ay vescu, j’ay rendu mon nom assez insigne,

Heureux qui ne fut onc, plus heureux qui retourne
En rien comme il estoit, plus heureux qui sejourne
D’homme fait nouvel ange aupres de Jesuchrist,
 
Laissant pourrir ça bas sa despouille de boüe
Dont le sort, la fortune, et le destin se joüe,
Franc des liens du corps pour n’estre qu’un esprit.

Il faut laisser saumons et lamproies…

A lire aussi :
La dormeuse blogue : Les fresques de Mazerettes
La dormeuse blogue : Le jour où le futur Henri II, le prince “galant, bien fait”, de La Princesse de Clèves, est passé à Mazerettes
La dormeuse blogue 3 : Retour à l’église de Mazerettes en septembre 2012 – 1. Questions relatives à la date d’exécution des fresques
La dormeuse blogue : Souvenirs de Mazerettes
La dormeuse blogue : Mazerettes à la fin du temps des évêques
La dormeuse blogue 2 : Entre Vals et Mazerettes, sur le chemin de Saint Jacques

Notes

1 Cf. La dormeuse blogue 3 : A Mirepoix – Pans de fresque à la cathédrale Saint Maurice.
2 Cf. Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, 1992.
3 Tailloir ou tranchoir : plaque ronde ou carrée de bois ou de métal, garnie d’une ou plusieurs tranches de pain bis, sur laquelle on découpait les viandes ou les mets en sauce.
4 Piédouche : Sorte de petit piédestal mouluré, le plus souvent de section circulaire, servant à supporter un buste ou une statuette, ou encore, comme ici, un contenant.
5 Drageoir : coupe, vase aux bords relevés, souvent en orfèvrerie, dans lequel on servait des dragées, du sucre, des confiseries.
6 Bénédicte Saint-Georges, Festins de la Renaissance. Cuisine et trésors de la table, in La Tribune de l’art, 2012.

6 réflexions sur « A Mazerettes, la table de Philippe de Lévis »

  1. Ombre d’un regret : que n’ai-je cité moi-même  » ces beaux vers du vieux Ronsard  » …
    Merci, Christine, de nous les offrir !

  2. Magnifique relation d’une séance que j’aurais bien voulu voir et entendre.
    Le prieuré de Saint-Victor est en réalité difficile à situer. L’on sait par Gratien Leblanc, qu’il était sis à Mazerette. Je ne crois pas qu’il s’agisse de l’église actuelle, dont rien n’indique qu’elle soit romane, mais au contraire, par son portail, une probable construction du 14e.S.
    Il se trouve, juste derrière la maison des évêques, un lieu appelé  » ancien cimetière « . J’opterais plutôt pour cet emplacement. La prieurale devait probablement y être incluse, selon la tradition. D’ailleurs, depuis cet endroit, l’actuelle chapelle de la demeure, montre ses vitraux. Y a-t-il là le souvenir de l’ancien sanctuaire ? Cela n’est pas exclu. Seules, des fouilles pourraient se montrer révélatrices.
    Quant à son appartenance à la maison-mère marseillaise, il peut tout simplement s’agir d’un don, sans qu’aucun moine provençal n’ait jamais mis les pieds à Mazerette!

  3. Je réfléchis à la chronologie et à cette année 1533, décidément charnière dans bien des domaines : si le jeune Henri, futur Henri II, jeune homme bien fait, est venu à Mazerettes en novembre 1533, en compagnie de sa soeur, de sa tante et de son oncle, où est restée la petite Catherine de Médicis, tout juste âgée de quatorze ans, qu’il a épousée le mois précédent à Marseille ? Et pourquoi ce passage par Mazerettes ? Pour présenter les condoléances royales à Philippe de Lévis, à la suite du décès de son frère, au printemps précédent ?
    Nous n’en avons pas terminé ! …

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