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Journée du Patrimoine de Pays – Au château de Léran

Je n'avais jusqu'ici jamais vu le château de Léran autrement que de loin, au travers des grands barreaux du portail, toujours clos. Il s'agit en effet d'une résidence privée, qui ne se visite pas.

Après la mort de Antoine Pierre Marie François Joseph de Lévis-Mirepoix, écrivain, membre de l'Académie française, né en 1884 à Léran, mort en 1981 à Lavelanet, le château a été vendu à un promoteur, puis loti en appartements, dans le cadre d'une copropriété de grand standing, très protégée. On veille ici à l'absolue tranquillité des résidents.

Dans le cadre des Journées du Patrimoine de Pays toutefois, dimanche dernier, le château de Léran a fait l'objet d'une ouverture exceptionnelle. Parmi d'autres visiteurs très nombreux, j'ai pu accéder au château, cheminer au pied des murailles, entrer dans la cour d'honneur, gravir le grand escalier et gagner, à l'étage, la salle des gardes.

Pendant que nous faisions le tour des hautes murailles, je regardais les nuages jouer avec les pignons et les tourelles  et je songeais, comme toujours lorsque je considère la silhouette du château de Léran, aux gravures de Gustave Doré…

Bruno Tollon, qui est professeur émérite à l'université de Toulouse, nous accompagnait hier dans cette visite. Rappelant que Guy Ier, fondateur de la maison de Lévis Mirepoix, était originaire de Lévis-Saint-Nom, une commune de l'Ile de France, Bruno Tollon montre que le château de Léran obéit au modèle de la France septentrionale : "C'est un château de la Loire transporté en Ariège".  

Entièrement remanié dans les années 1890 par Clément et Henri Parent, architectes parisiens très courus, émules de Viollet-Le-Duc, le château a conservé toutefois sa base médiévale, i. e. les murs de la tour initiale et les glacis, édifiés à même les rochers du sol.

C'est l'un des tous derniers châteaux construits en France, note Bruno Tollon.

Nous pénétrons maintenant dans la cour d'honneur du château, celle que l'on peut voir sur les anciennes cartes postales. Bruno Tollon signale, au titre du style néo-gothique, que les fenêtres à meneaux, de style Renaissance, coexistent ici, sur le faîte des murs, avec des garde-corps de style gothique flamboyant.     

Avant d'entrer dans le château, je me retourne sur la cour. Etrangement, sous l'imposant linteau de pierre du portail, le ciel, façon Magritte, fait comme une toile peinte.

Au pied du grand escalier, sur le mur du hall d'entrée, l'un des trois blasons figurés en enfilade porte la devise de la maison de Montmorency : "Dieu ayde au premier baron chrétien". Il rappelle ainsi au souvenir du mariage d'Athanase Gustave Charles Marie de Lévis, marquis de Mirepoix, deuxième duc de San Fernando Luis, avec Charlotte Adélaide de Montmorency-Laval, fille d'Anne Pierre Adrien Duc de Montmorency-Laval, premier duc de San Fernando Luis. 

Voici maintenant la balustrade du grand escalier. Elle emprunte cette fois au style du XVIIe siècle. Catherine Robin, animatrice du Pays d'Art et d'Histoire, qui a relayé Bruno Tollon dans la poursuite de la visite, souligne la fonction symbolique du grand escalier. Celui-ci annonce, dans une distribution fortement théâtralisée de l'espace, la condition majestueuse du maître des lieux. 

Les baies qui éclairent l'escalier sont ourlées du même garde-corps que l'on voit dans la cour, sur le faîte des murs. La photo reproduite en tête de cet article est celle d'un détail de ce garde-corps.  

Sur le palier intermédiaire du grand escalier, on remarque un médaillon orné d'un putto qui porte le blason de la maison de Lévis.

J'ai vu dans ce putto un rappel du motif renaissant, cher à Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix, de 1497 à 1537.

Le motif des putti se retrouve par exemple abondamment figuré dans l'escalier intérieur de l'évêché attenant à la cathédrale de Mirepoix, qui a été construit à l'instigation et conformément aux préférences stylistiques de Monseigneur de Lévis. 

Je découvre maintenant la salle des gardes, dominée par l'immense cheminée, créée jadis par Philippe de Lévis pour le palais épiscopal, réinstallée au XIXe siècle dans cette salle d'apparat. Au centre du manteau de la cheminée, on reconnaît le blason de la maison de Lévis et la mitre de Monseigneur de Lévis, ainsi que sa devise épiscopale : Deus spes mea, Dieu est mon espérance.   

Succédant ici à Catherine Robin, Marina Salby, guide conférencière, attachée à l'office de tourisme de Mirepoix, commente la disposition spatiale de la salle des gardes. Celle-ci distingue en altitude, au pied de la cheminée, l'espace noble, réservé au maître des lieux, à ses proches et à ses pairs ; plus bas, l'espace dédié aux visiteurs. Elle figure la conception de l'ordre social qui a valu durant des siècles sous l'Ancien Régime. Le château, réaménagé au XIXe siècle, perpétue architecturalement la mémoire de cet ordre ancien.  

Les fenêtres de la salle des gardes sont ornées de verrières, réalisées par Ernest Lamy de Nozan, qui fut au XIXe siècle, avec Louis Victor Gesta, un grand maître-verrier toulousain. Ces verrières représentent quelques uns des épisodes qui ont marqué jadis l'histoire de la maison de Lévis. L'une d'entre elles est dédiée à Philippe de Lévis. On y voit l'évêque discuter du plan de la cathédrale avec son maître-architecte. Grand oeuvre de Monseigneur de Lévis, le clocher "que l'on voit à douze kilomètres à la ronde", figure en effigie sur ce plan. En matière de patrimoine de pays, c'est là, me semble-t-il, une représentation particulièrement émouvante.

Avant cette visite exceptionnelle du château de Léran, Bruno Tollon donnait à notre intention, dans la salle muncipale dite "des Tilleuls", une conférence consacrée de façon substantielle à Léran : du manoir médiéval au château néogothique. La visite a profité ensuite de cette initiation lumineuse. Insistant sur les valeurs qui régissent traditionnellement la vie de la noblesse en ses châteaux 1, Bruno Tollon observe que le duc Athanase, initiateur de la rénovation du château de Léran, a conçu cette dernière en mémoire des valeurs anciennes, sans toutefois vouloir les perpétuer autrement que dans son cercle privé. Il y a possiblement dans l'architecture d'un monument tel que le château de Léran un secret de mélancolie, voire un poids de mausolée, que l'on perçoit confusément lorsqu'on le visite.  

Venu tout exprès pour la circonstance, Antoine de Lévis Mirepoix présentait, dans la même salle des Tilleuls, une exposition dédiée à son grand-père, Antoine Pierre Marie François Joseph de Lévis-Mirepoix, auprès de qui, lorsqu'il était enfant, il a vécu au château de Léran. L'exposition réunissait de belles photos de la vie quotidienne du vieux duc, ou de sa réception à l'Académie Française. Elle comportait aussi de grands tableaux héraldiques, consacrés à la généalogie de la maison de Lévis.

L'actuel duc Antoine a évoqué à bâtons rompus le souvenir d'Antoine Pierre Marie François Joseph de Lévis-Mirepoix, qui fut son grand-père, et qu'il aimait. Il raconte l'homme gourmand, l'homme facétieux, l'homme des grandes promenades dans la campagne, main dans la main avec son petit-fils, l'homme qui maniait la muleta en artiste, l'homme qui savait partager avec un enfant une pensée, une culture…

L'émotion se communiquant à la salle, des amis d'enfance, compagnons de jeux d'Antoine de Lévis, sont alors intervenus. Les souvenirs fusaient de toutes parts, parfois en occitan, pour le plaisir.  

Ci-dessus : deux amis d'enfance, qui ont fait, paraît-il, nombre de bêtises ensemble.

C'est sur cette image des enfances Léran que j'aime à conclure le présent article, sans lui ajouter de mots superflus. 

A lire aussi :

Antoine de Lévis Mirepoix, Le Passeur, roman
Une rencontre avec Antoine de Lévis Mirepoix

Notes:

  1. Bruno Tolllon, sur le sujet, recommande la lecture du livre de Mark Girouard : La vie dans les châteaux français du Moyen Âge à nos jours. ↩︎

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dans: Ariège, art, Lévis Mirepoix.

1 commentaire au sujet de « Journée du Patrimoine de Pays – Au château de Léran »

  1. Martine Rouche

    Extrait d'une étude de Jules de Lahondès, sans date, rédigée du vivant de M. Charles-François-Henri-Jean-Marie de Lévis-Mirepoix, duc de Lévis-Mirepoix et de San-Fernando-Luiz :
    " […]
    L'escalier d'honneur, formé de larges marches, monolithes pour la plupart, est du dix-septième siècle. Il est appuyé sur des arcs d'appareil en plein cintre retombant sur des pilastres moulurés engagés dans un massif carré. Il est décoré sur tout son parcours à l'aide des écussons en forme de losange de toutes les dames qui se sont alliées aux seigneurs de Lévis.
    Dans l'escalier, on admire plusieurs objets d'art : une chaise à mules provenant du château d'Ajac, une ravissante chaise à porteurs du dix-huitième siècle, une collection d'armures japonaises en cuir bouilli, le costume de gala d'un grand d'Espagne de première classe et, dans la galerie, plusieurs faisceaux d'armes anciennes et trois tapisseries du dix-septième siècle dont l'une, particulièrement curieuse, représente Don Quichotte, équipé à la romaine, luttant contre un moulin à vent.
    Le première pièce que l'on visite d'ordinaire est la grande salle. On y remarque surtout l'immense cheminée aux armes de Philippe de Lévis, évêque de Mirepoix de 1493 à 1537, les vitraux armoriés des fenêtres et la galerie circulaire enrichie de vitrines où sont conservés différents objets précieux par leur valeur artistique et par la nature des souvenirs qu'ils rappellent aux ducs de Lévis : des épées d'honneur, des objets d'art, des livres rares, etc … Le milieu de la salle est occupé par une longue vitrine, où sont exposés les documents principaux des archives : autographes de souverains, brevets de charges publiques et de distinctions honorifiques. On y voit aussi le magnifique évangéliaire de l'évêque Philippe de Lévis, un des plus beaux spécimens de l'art de l'enlumineur au début du seizième siècle.
    […] "

  2. Martine Rouche

    Notice : Château de Léran, Siméon Olive, archiviste du château, chez Privat, 1921.
    " […]
    Par deux fois, en 1626 et 1632, le Parlement de Toulouse et Louis XIII lui-même ordonnent de détruire la forteresse [de Léran] et de combler les fossés. Ces ordres ne reçurent pas leur exécution ; on se borna simplement à démolir une partie de l'enceinte. On distingue encore, sur une des faces du donjon, la trace de quelques boulets lancés pendant le siège ; un des projectiles a été retrouvé, il n'y a pas longtemps, en faisant des fouilles. En 1640, Catherine de Lévis-Mirepoix fit réparer les principales brèches. Quelques années plus tard, en 1651, bien que les décisions judiciaires et royales existassent encore, le seigneur de Léran, Jean-Claude de Lévis, faisait refaire les fortifications et restaurer son château, que les deux sièges et le commencement d'exécution des prescriptions royales avaient fort endommagé.
    Dans peu de temps, le vieux manoir avait repris sa physionomie guerrière. Les travaux furent continués, du moins pour l'embellissement, et, entre autres, fut édifié le bel escalier de pierre, qui est actuellement une des beautés de l'habitation, religieusement respecté dans les restaurations successives.
    Le château, confisqué pendant la période révolutionnaire, fut vendu par la Nation, en 1793, avec la terre de Léran ; mais grâce à l'énergie des habitants qui le défendirent contre des bandes de pillards descendus de la montagne, il ne fut pas démoli. On fit enlever les toitures à pignon, ce genre de construction étant un privilège spécial de la noblesse, que l'on voulait faire disparaître ; des toitures ordinaires les remplacèrent. La conservation de l'immeuble lui valut d'être racheté par la famille, à laquelle on avait restitué, en 1798, les épaves des biens non vendus, parmi lesquelles était la forêt de Léran. Le 14 octobre 1805, le château rentra, par rachat, en la possession des Lévis.
    […]
    L'extérieur, avec son vieux donjon, dont la masse imposante établie sur le roc en fait la seule beauté, a été couronné d'une ceinture de créneaux à mâchicoulis, supportés par des arcatures ogivales. Au milieu, la tour ronde de l'ancien escalier central a reçu une couverture à pointe élancée, avec une girouette aux armes des Lévis.
    Une des anciennes tours a été dégagée par sa toiture à quatre faces. Les bâtiments en ailes ont vu leurs pignons, leurs échauguettes d'angle rétablis, ainsi que les fenêtres à croisillons. La porte d'entrée de la cour d'honneur, d'un goût sévère, est surmontée d'écussons et de l'inscription indiquant la date de la restauration.
    Sur la principale façade intérieure a été construite une galerie ; on y accède par un large perron de sept marches ; elle a toute la largeur de la cour, se terminant aux extrémités par deux tours crénelées, qui donnent accès aux escaliers de service. Le milieu est percé, au rez-de-chaussée et au premier étage, de trois larges baies garnies de balustrades dentelées. Celle du milieu, au rez-de-chaussée, sert de porte d'entrée ; elle donne communication au bel escalier du dix-septième siècle, auquel on l'a réunie par des percements garnis de beaux balustres en pierre, copiés sur ceux existant aux mains courantes. La galerie se termine par un couronnement de créneaux, style renaissance, au milieu desquels sont encadrés les armes Lévis-Mérode.
    […] "

  3. Martine Rouche

    Toujours de Jules de Lahondès, même étude :
    […]
    Le noyau primitif du château est de la fin du quatorzième siècle et du début du quinzième. Il se compose de trois constructions oblongues, en forme de tours massives, disposées sur trois faces et formant trois côtés d'un vaste trapèze occupé au centre par une cour.
    […]
    Le donjon qui occupe le petit côté du trapèze, est incontestablement la partie la plus ancienne et la plus intéressante du château. Il a la forme d'un losange et il est percé de trois rangées de fenêtres qui correspondent à autant d'étages intérieurs. Une seule face, celle qui regarde le parc, est dépourvue de fenêtres ; elle n'a que deux petites lucarnes, destinées à éclairer le rez-de-chaussée. Cette tour est un fort beau type de l'architecture méridionale de la fin du quatorzième siècle. Elle est construite en pierre grise du pays, taillée en moyen appareil irrégulier disposé en assises pseudoisodomes. Elle est établie solidement sur la roche nue qui, sur ce point, perce le sol de la terrasse et s'élève en arêtes vives de deux ou trois mètres de hauteur. Le donjon est couronné d'une ligne de machichoulis, supportés par des arcatures ogivales et surmontées de larges créneaux à archères croisées. Ce couronnement est le résultat des restaurations modernes et, bien que dans l'ensemble il soit approprié au reste de l'édifice, il porte des traces très apparentes de style septentrional dont les types inspirent trop souvent et à contre sens, les architectes qui se chargent de travaux de restauration dans le Midi. C'est là un effet fâcheux des conceptions légèrement fantaisistes appliquées par Viollet-le-Duc lui-même dans plus d'une de ses oeuvres .
    […]

  4. La dormeuse

    Merci, Martine, pour ces précieuses références.
    En même temps qu’elle se complique, notre connaissance de l’histoire du château de Léran s’enrichit. C’est en la matière un très bon signe.

  5. Martine Rouche

    Siméon Olive écrit, dans sa notice sur le château de Léran : " Le château, confisqué pendant la période révolutionnaire, fut vendu par la Nation, en 1793, avec la terre de Léran ; mais grâce à l'énergie des habitants qui le défendirent contre des bandes de pillards descendus de la montagne, il ne fut pas démoli."
    Lettre manuscrite de " Vigarosi cadét " [sic] à " Monsieur Bez ayné negociant a Leran " [sic]
    Monsieur,
    Votre niece Marianne Cailhau, maprié de vous ecrire, quil Serait temps decrire ou faire des agis envers les debiteurs. si vostre age ou vos afaires ne vous permetent point de remplir le voeu de vostre neveu, faites-lui cession de vos procurations, vous aves des lettres de capitaine qui vous y autorisent, parconcequant je crois que vous ne vous engagés en rien qui puisse aler contre vos interets, un plus long retard de vostre part, faira que bien des debiteurs ne Seront plus en meme de les payér, vendant journelement leur denrée …….
    nous Sommes encore tous trouplés de la decente des montagnards, qui ce Sont conduits Bien diferamment que des freres,
    Je Suis avec les Sentiments les plus vrais, Monsieur,  Vostre tres humble et bien obeissant Serviteur
    Vigarosi cadét
    ce 2mme 7bre 1792
    [orthographe et ponctuation conformes à l'original].