À propos du château de Roques, à Teilhet

À la campagne, lorsqu’on se promène, il n’est pas rare de découvrir au détour d’un chemin une ferme qui a conservé le nom de l’ancêtre qui l’a construite, il y a plusieurs siècles. Ce pourrait être le cas à Teilhet, où un certain Roques, dont on ne sait rien, a laissé son nom à une métairie construite sur le territoire de la commune.

Répertoriée sur la carte de Cassini, cette métairie dénommée « Roques » appartient en 1742 à Suzanne Falgos, veuve de Jean Amouroux. Elle est vendue ensuite à Joseph François de Portes, premier marquis de Portes (1701-1759). On ne connaît pas la date exacte de cette cession.

Le 13 avril 1775, la métairie de Roques se trouve comprise dans le bail qu’Antoine Auguste de Portes, deuxième marquis de Portes (1734-1790), consent à Jean Baptiste Cailhau, habitant du Peyrat, désormais fermier de la forge, du martinet, et du moulin de la Mondonne.

En 1840, le cadastre de Teilhet montre que la métairie de Roques est composée d’un bâtiment unique de 25 m x 15 m, soit 375 m2 au sol. Il s’agit là de l’une des plus importantes métairies de la commune et du domaine de Portes.

Au cours de la décennie 1840, Adolphe François René de Portes (1790-1852), quatrième marquis de Portes, entreprend de rénover entièrement le vieux château de Portes. Cf. A propos de l’ancien château de Portes, ou Manses. Le château de Portes en 1874.

En 1860 son fils, Paul François Thomas de Portes (1839-1880), âgé de 20 ans, épouse Adèle Gordon Hutton, Américaine âgée elle aussi de 20 ans, fille de Benjamin Hutton, négociant new-yorkais, qui a fait fortune dans la finance et l’immobilier, après avoir épousé Ann Hunter Gordon, de Trenton, fille et descendante de marchands et de banquiers. De ce mariage sont nés Charles Gordon Hutton ; Adèle Gordon Hutton, en 1839 ; et Anne Gordon Hutton.

Benjamin Hutton se trouve décrit alors comme un homme d’une capacité rare en affaires, énergique et rapide, bienveillant et d’intégrité stricte. En 1867, pour une somme de 120.000 dollars, il rachète à son frère la Villa Manoir que celui-ci possède en France, près de Pau. Sur le terrain correspondant, il fait construire trois maisons qu’il revend en 1874 pour une somme de 237.000 dollars, laissant à son fils Charles le reste du manoir. 1Charles Hutton, frère d’Adèle Hutton, marquise de Portes, a continué de vivre à la Villa Manoir, avec sa femme, ses 3 enfants, ses 40 employés, et ses 50 chevaux, jusqu’à la mort de sa fille cadette en 1909.

Paul François Thomas de Portes et son épouse Adèle Hutton, donnent naissance à deux enfants ; Adolphe René, né en 1861, et Henri François, son frère cadet, né à Paris le 8 janvier 1865.

Concernant le domaine de Portes, un rapport d’expertise daté du 14 juillet 1874, dressé par M.Lefèvre, expert estimateur près du tribunal civil de la Seine, révèle que le domaine en question est hypothéqué à hauteur de 570.000 francs, hypothèque à laquelle ajoute une somme exigible de 100.000 francs.

Benjamin Hutton se porte alors garant des dettes contractées par son gendre, étant cependant convenu que les sommes engagées dans cette reprise de dette seront retranchées de la part de succession revenant à sa fille Adèle.

Le 16 septembre 1876, Euryale Mességuier, administrateur du domaine de Portes, y demeurant, agissant au nom et comme mandataire substitué de Mr. Benjamin Hutton, propriétaire, demeurant à New York, États Unis, baille à ferme le moulin de la Mondonne à Antoine Maury et Marceline Sibra, son épouse.

Le 19 avril 1878, Euryale Mességuier, mandataire de Benjamin Hutton, afferme la métairie de Rigailhou au sieur Pierre Auguste Ragnière, fermier demeurant à Chambaran, commune de Lapenne.

Le 17 décembre 1878, Euryale Mésséguier signe encore un état estimatif concernant le Sieur Auguste Ragnière, fermier demeurant à la métairie Rigailhou, commune de Portes ; le Sieur Jean Saincevy, fermier demeurant à Rigail, commune de Portes ; le Sieur Guilhaume Bousquet, fermier demeurant à Borde de Bas, commune de Lapenne ; le Sieur François Delpech, fermier demeurant à la métairie de la Tuilerie, commune de Lapenne ; le Sieur Alfred Senesse, fermier demeurant à la métairie de Roques, commune de Teilhet. Alfred Senesse sera le dernier fermier de la métairie de Roques ; son bail en effet ne sera pas renouvelé.

Paul François Thomas de Portes, cinquième marquis de Portes, décède à Paris le 3 septembre 1880, à l’âge de 41 ans, laissant derrière lui Adèle Hutton, sa veuve, âgée elle aussi de 41 ans ; Adolphe René, fils aîné, âgé de 19 ans ; et Henri François Maurice, fils cadet, âgé de 15 ans. Adèle Hutton, qui a hérité de son père l’énergie, le goût d’entreprendre et le sens de la décision, prend dès lors en charge les affaires du domaine de Portes.

Situé en bout de village ; rendu d’accès malcommode par la nécessité de traverser pour s’y rendre ce village qui lui est plus ou moins hostile ; sans vue, sans horizon, sans eau courante, le château de Portes n’a rien de particulièrement attrayant. Adèle Hutton décide de le faire démolir afin de disposer des matériaux nécessaires à la construction d’un nouveau château, celui qu’elle envisage d’édifier à la place de la métairie de Roques, dans la commune de Teilhet. Le travail de démolition est confié aux frères Pautou entrepreneurs de maçonnerie à Mirepoix.

Située, elle, plein sud sur une terrasse de la vallée de l’Hers à 325 mètres d’altitude, blottie au pied d’une colline boisée, disposant d’un vaste panorama sur la vallée de L’Hers et plus encore sur la chaine des Pyrénées et le Saint Barthélémy (2348 mètres) ; d’accès facile, pas trop isolée, proche de la route, dans un endroit calme et reposant, la métairie de Roques plaît à la marquise de Portes. Programmée pour disparaître, cette métairie sera en conséquence démolie, même si ses murailles seront reprises dans l’édification du château qui va lui ravir son nom. Les frères Pautou se chargent de la nouvelle construction conformément aux plans de la marquise et de son architecte.

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Après une brève maladie, Benjamin Hutton décède à Hutton Park le 17 février 1884. Ses funérailles ont lieu le 11 mars 1884, à Grace Church où il a occupé un banc. À l’ouverture de son testament, rédigé en 1868 avec codicile en 1874, le règlement de sa succession, évaluée à 1.500.000 dollars, se présente comme suit :

  • 100.000 dollars vont à la marquise de Portes en conformité avec les dispositions prises au moment de son mariage ;
  • 200.000 dollars vont à Anne Gordon († 1879), veuve de Benjamin Hutton ;
  • 560.000 dollars vont à Charles Hutton, fils aîné de Benjamin Hutton ;
  • 420.000 dollars vont à chacune des deux filles de Benjamin Hutton, Adèle Hutton et Anne Hutton.

Adèle Hutton, qui a ainsi largement les moyens de poursuivre son aventure, fait alors construire à Roques un coquet petit château surmonté de trois tours carrées, à embrasures recouvertes de mosaïques vert bleu, à la mode du temps. Elle ne jouira malheureusement pas longtemps de sa nouvelle résidence, car, douze ans après le décès de son époux, elle meurt à l’âge de 53 ans, le 24 décembre 1892 en son hôtel particulier parisien, laissant comme héritiers ses deux fils, Adolphe et Henri de Portes.

En 1893, suite au partage des biens successoraux, c’est le second fils d’Adèle Hutton, Henri, devenu comte de Portes, qui hérite du domaine de Portes et qui se charge de terminer les travaux en cours, notamment l’alimentation du château en eau courante à partir d’un réservoir situé dans la colline au-dessus de ce dernier. Henri de Portes crée aussi un second chemin d’accès afin de relier directement le château à la Forge où il a installé ses chevaux.

Resté célibataire, Henri de Portes se révèle très bon gestionnaire, capable d’augmenter la surface de son domaine tout en rénovant l’ensemble de ses métairies. Mais, souffrant d’une santé fragile, plus spécialement de coliques néphrétiques, il se trouve contraint de se rendre régulièrement en cure à Ax-les-Thermes. En 1921, il teste en faveur de son neveu et filleul Paul Georges Henri de Portes, fils aîné de son frère Adolphe de Portes. Le 29 octobre 1929, il meurt d’une crise d’urémie en son château de Roques, à l’âge de 64 ans. Il est inhumé à Paris dans le caveau familial.

En 1930, Paul Georges Henri de Portes (1900-1969), héritier testamentaire d’Henri de Portes, épouse Hélène Marie Jeanne Rebuffel, fille un riche industriel marseillais. Anne Juliette Caroline de Portes, leur fille, naît le 11 décembre 1932. Hélène Marie Jeanne Rebuffel décède accidentellement le 28 juin 1940 2Cf. Hélène Marie Jeanne Rebuffel, comtesse de Portes (1902-1940).. Par la suite, Paul Georges Henri de Portes épouse en secondes noces Elisabeth Payo († 1959), dont il aura un fils, Hervé de Portes. Il meurt à Compiègne en 1969.

Très mauvais gestionnaire, couvert de dette, harcelé par ses créanciers, Paul Georges Henri de Portes n’a pas pu conserver son domaine. Saisi en 1935 par Maître Fouriane, huissier à Mirepoix, celui-ci est mis en vente à la barre du tribunal de Pamiers en 1937. Dans le même temps, Christian Vieljeux, un armateur de La Rochelle qui recherche une propriété, apprend par Maître Châton, notaire à Troyes dans l’Aube, l’existence d’un important domaine à vendre en Ariège.

Rapidement Christian Vieljeux se met en rapport avec Paul Georges Henri de Portes, et un compromis se trouve établi, par lequel Christian Vieljeux se subsiste à Paul Georges Henri de Portes, et s’engage à racheter les cédules hypothécaires, ainsi qu’à prendre en charge l’ensemble des frais engagés par la procédure. Ce protocole, qui est retenu par le président du tribunal de Pamiers, permet que la vente aux enchères initialement prévue en février 1937, soit renvoyée sine die pour vice de forme, puis définitivement annulée, ainsi que les poursuites engagées à l’encontre du comte de Portes.Libéré desdites poursuites, Paul Georges Henri de Portes peut dès lors procéder à la vente de son domaine à Christian Vieljeux, vente qu’il finalise en octobre 1938 et février 1939. Ainsi finit le règne de la famille de Portes en Ariège, qui a duré de 1745 à 1939, soit près de deux siècles.

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Peu satisfait du style imprimé par Adèle Hutton au château de Roques, style dont il disait alors que, s’il aurait eu sa place dans la vallée de Chevreuse, il ne l’avait pas dans le Midi, pays de la brique, Christian Vieljeux ne peut envisager d’habiter le château en l’état. Il contacte alors René Bouleau, architecte décorateur à Paris, lui explique ce qu’il souhaite, et lui demande de lui présenter un plan de ce qu’il lui serait possible de réaliser à Roques.

René Bouleau ne manque pas d’envergure. Rapidement, il développe un projet qui convient à Christian Vieljeux. En premier lieu la toiture de style Chevreuse est arasée et remplacée par une toiture méridionale à quatre pentes, couvertes de tuiles canal panachées et défraîchies. En second lieu les mosaïques ornant les portes et fenêtres sont déposées et remplacées par des encadrements moulurés imitant la pierre. L’ensemble de la bâtisse est revêtu de briques roses anciennes.

Afin de donner un peu d’espace à ce bâtiment accolé à la colline, René Bouleau fait construire l’orangerie, couverte d’une terrasse donnant accès de plain-pied au premier étage. Cette terrasse se trouve prolongée d’un jardin suspendu. Un double escalier en briques, accolé au mur de soutènement, donne accès au jardin et à la terrasse, de façon à conférer à l’ensemble un volume parfaitement équilibré, de style Louis XIV.

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En 1952, ces travaux sont pratiquement terminés. Reste à agrémenter et embellir les abords. Christian Vieljeux confie ce travail à Jacques de Wally, architecte paysagiste à Abbeville, dans la Somme ; professionnel de renommé mondiale, plusieurs fois membre du jury aux floralies ; créateur des jardins à la cour de Hollande.

En 1954 Jacques de Wally séjourne plusieurs fois au château de Roques, séjours durant lesquels il relève les cotes et dessine plusieurs projets. Parmi ces projets, Christian Vieljeux opte pour le labyrinthe.

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Jacques de Wally se charge alors de terminer les travaux en cours, entre autres la construction du mur de soutènement de la cour d’honneur et le couronnement des pilastres. Il confie la réalisation de ces travaux à Jean Baby, entrepreneur à Mirepoix, agréé par les Monuments Historiques.

Il établit l’entrée de la cour d’honneur dans l’axe de la porte cochère. Cette entrée se trouve encadrée par deux socles imposants sur lesquels trônent deux lions majestueux. Une haie parfaitement taillée délimite l’enceinte du château. L’orangerie, devenue le centre du château, sert d’axe à Jacques de Wally pour installer le labyrinthe et les deux parterres qui lui font pendant. Le labyrinthe, planté de petit buis rigoureusement alignés et soigneusement taillés, avec les interlignes tapissés de gravillons rouge de briques concassés, est assurément du plus bel effet.

Restent à composer les parterres : des berberis rouges taillés en carré mettent en évidence les massifs de fleurs répartis entre eux, l’ensemble se trouvant intégré dans la pelouse. Concernant le fleurissement, Jacques de Wally entend qu’il y ait en permanence, dès le mois de févier, des massifs plantés d’espèces de couleurs variées, qui se succèderont jusqu’au mois de décembre. Pour ce faire, il donne la préférence aux vivaces. Un nombre impressionnant d’espèces et de variétés sont ainsi implantées pour obtenir l’effet recherché.

Soucieux de confort, Christian Vieljeux fait enfin installer le chauffage central et goudronner les chemins d’accès à Roques. Il se plaît beaucoup à Roques, et il y séjourne fréquemment. Également sous le charme, Marguerite Faustin, son épouse, y rassemble chaque année l’ensemble de leurs petits-enfants pendant les vacances scolaires.

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Après l’achèvement des travaux, daté de 1960, son épouse et lui-même s’installent à Roques à demeure. Au terme d’une retraire laborieuse, Christian Vieljeux décéde en son château de Roques, le 26 mars 1976, à l’âge de 82 ans. Marguerite Faustin, son épouse, lui survit durant 11 ans et décède elle aussi au château de Roques, en 1987.

Ses héritiers n’ont pas conservé le château. Le 3 octobre 2006, celui-ci est cédé à un industriel de Tarascon sur Ariège, Jean Michel Estèbe, actuel propriétaire.

Émile Kapfer. 10 février 2018.

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References

References
1 Charles Hutton, frère d’Adèle Hutton, marquise de Portes, a continué de vivre à la Villa Manoir, avec sa femme, ses 3 enfants, ses 40 employés, et ses 50 chevaux, jusqu’à la mort de sa fille cadette en 1909.
2 Cf. Hélène Marie Jeanne Rebuffel, comtesse de Portes (1902-1940).