La lecture du jugement arbitral reproduit ci-dessous montre comment l’administration révolutionnaire a eu à connaître des conflits qui opposaient depuis longtemps déjà communautés et seigneurs d’ancien Régime au sujet de leurs droits respectifs, et comment elle a eu à trancher entre les parties aujourd’hui comme hier concurrentes, au regard des chartes d’autrefois, garantes des titres de propriété ainsi que des droits d’usage, sur lesquels la Révolution n’est pas revenue.
Le conflit oppose ici la commune de Saint-Félix et le citoyen Portes, autrement dit Joseph François Thomas de Pardaillan de Portes, anciennement marquis et seigneur de Portes, propriétaire de la plus grande partie de la forêt de Bélène. La commune de Saint-Félix de Tournegat réclame dans cette forêt la perpétuation d’un ancien droit d’usage, droit qu’elle prétend détenir en vertu d’une charte de 1494 ((Cf. Emile Kapfer. A propos de la forêt de Bélène.)) et d’un jugement du 2 mai 1670 ((Ibidem.)). On remarquera, entre autres, par le jugement ci-dessous, que la famille de Portes n’a pas émigré.
Au nom de la République Française une et indivisible et d’autorité du tribunal du district de Pamiers, doit être exécuté le jugement arbitral cy-après écrit.
Les citoyens Biar, Borrelly et Cassaing, habitants de Pamiers dûment civismés, ont rendu le 24 prairial an III (11 juin 1795) de la République une et indivisible le jugement arbitral dont la teneur suit, entre le citoyen Portes ((Jean Joseph François Thomas de Pardailhan de Portes (1761-1822), fils d’Antoine François Auguste de Portes, marquis de Portes, président de chambre au Parlement de Toulouse, et de Marie Marguerite de Casamajor de Charitte ; troisième marquis de Portes, sénéchal, puis gouverneur de Toulouse. Cf. Histoire des marquis de Portes en Ariège.)), habitant de Toulouse, et le maire, officier municipal et agent national de la commune de Saint-Félix de Tournegat.
Dans les faits, le maire, officier municipal et agent national de la commune de Saint-Félix de Tournegat, préalablement avoir obtenu un arrêté du département en date du 12 janvier 1793 pour être autorisé à plaider, assignèrent devant le tribunal du district de Pamiers le citoyen Portes par exploit du 28 janvier 1793 :
- Pour voir réintégrer la commune dans le droit et faculté de prendre dans la forêt dite la Bélène ((Cf. Emile Kapfer. A propos de la forêt de Bélène ; Christine Belcikowski. Bélène, Bélène…)), le bois nécessaire aux habitants pour leurs bâtiments, le bois mort pour leur chauffage, la dépaissance de leurs bestiaux, l’anglandé pour les porcs le temps du glandage, avec faculté à leurs bergers d’y mettre jusqu’à 25 bêtes à laine, et à leurs pâtres une vache, le tout conformément au jugement souverain du 2 mai 1670.
- Pour voir en même temps condamner à payer à la commune requérante et à titre d’indemnité la somme de 40.000 livres à raison de la privation de ses usagers occasionnée par le fait et par les abus du citoyens Portes ou de ses auteurs.
Le citoyen Portes insista au renvoy devant le juge compétant. Un jugement débouta de ses fins de non procéder, et l’appel en fut porté au tribunal de Foix. Postérieurement à ces poursuites, ladite commune somma le citoyen Portes par acte du 1er octobre 1793, en exécution de l’article 3 section 5 du décret du 6 juin, même année, contenant le mode de partage des biens communaux, de se trouver devant le juge de paix du canton de Mirepoix pour nommer deux arbitres, pour conjointement avec ceux qu’elle nommerait, juger les différends d’entre parties.
Les arbitres furent nommés par verbal du 8 octobre suivant, et le tribunal fut définitivement composé des citoyens Biar, Borrelly, arbitres nommés par la commune, et des citoyens Saurine et Cassaing, arbitres nommés d’office par le juge de paix du canton de Mirepoix pour le citoyen Portes, comme il résulte des procès verbaux et d’un acte de nomination du 17 fructidor dernier.
Les parties ayant remis leurs pièces et mémoires chez le plus ancien d’âge et dénoncé réciproquement cette remise, la commune, par acte du 14 prairial, a cité le citoyen Portes à comparaître ce jourd’hui devant nous pour lui voir adjuger les conclusions qu’elle aviserait prendre.
Le citoyen Portes répondit à cette sommation par acte du 17 prairial qu’il consentait au jugement au jour fixé par la commune ; et, par acte du 23 le tribunal, a prié, sommé et requis en tant que de besoin, chacun des arbitres à se trouver chez le plus ancien d’âge, à l’effet de procéder au jugement avec protestation qui serait procédé par les arbitres présents, pourvu qu’ils fussent en nombre majeur ainsi que de droit.
Les citoyen Borrelly, Biar et Cassaing se sont rendus ledit jour 24 prairial dans la maison du citoyen Cassaing, l’un deux avec le citoyen Ferra, procureur de la commune de Saint Félix de Tournegat, muni des pouvoir de ladite commune et de la délibération du 7 mai 1793 qui lui donne des pouvoirs illimités pour les poursuites de cette affaire.
Et la citoyenne Beauvarlet ((Jeanne Catherine Françoise de Beauvarlet de Beaumicourt, fille de Louis Beauvarlet, seigneur de Bomicourt et, d’Anne Catherine Bauldry de Villaines.)), épouse du citoyen Portes, fondé de pouvoir de ce dernier par acte du 22 janvier 1792.
La citoyenne Beauvarlet, comme procède, a déclaré consentir qu’il soit procédé au jugement, quoique le citoyen Saurine, l’un des arbitres, fut absent, consentant que le citoyen Cassaing reste le seul arbitre pour le citoyen Portes, son mari.
Ledit Ferra, comme procède, a remis sur le bureau les pièces cy-dessus énoncé, ensemble, un extrait en forme du jugement souverain rendu le 10 mai 1670 par le commissaire délégué pour la réformation des Eaux et Forêts, un extrait de l’acte ce concession du 23 décembre 1494 énoncé et visé dans le sus dit jugement, ensemble toutes les autres pièces ci-dessus analysé, et conclu à l’adoption des conclusions prise par la commune dans l’exploit introductif d’instance.
La citoyenne Beauvarlet, comme procède, a remis un mémoire dans lequel le citoyen Portes conclut à son relax pour fin de non valoir et toutes autres voyes et moyens de droit, et a demandé le rejet de l’extrait du susdit acte de concession comme informe et indigne de foi.
Lecture faite du susdit mémoire, jugement, extrait de l’acte de concession du 23 décembre 1494 et de toutes pièces remise respectivement, après avoir ouï les fondés des procureurs des parties, en leurs dires et exceptions, les questions que présente cette affaire ont été ainsi posées :
- Faut-il rejeter l’extrait de l’acte de concession du 23 décembre 1494 remis par la commune ?
- Faut-il maintenir la commune de Saint-Félix de Tournegat dans l’exercice des droits d’usage qu’elle réclame dans la forêt de la Bélène, lui accorder l’indemnité qu’elle réclame, ou l’en débouter pour fin de non valoir ?
Considérant :
- Que l’extrait rapporté du susdit acte de concession est évidement informe, n’étant que la copie d’une copie ; que sous ce rapport il ne peut faire aucune foi d’après la maxime « exemplum exempli non probat » ; que cette seconde copie n’est pas signée, second moyen qui en opère évidemment le rejet ;
- Que, quand même cette copie informe devait faire foi, il en résulte que cet acte de concession serait étranger à la commune de Saint-Félix qui ne s’y trouve même pas nommée ; que le jugement du 2 mai 1670 est un titre insuffisant à tous égards pour établir l’action qu’exerce la commune de Saint-Félix de Tournegat vis-à-vis du citoyen Portes.
Puisqu’il en résulte :
- Que cette commune fut assignée en exécution d’une ordonnance du 17 août 1669, ainsi que plusieurs autres communes pour produire devant la commission leur titre ;
- Que, quoi qu’appelé, elle n’a rien produit ainsi que quelques autres, ce jugement ne faisant nullement mention dans le vu de leur production ; que ce jugement souverain où les consuls et les habitants des lieux de Villautou, Saint-Félix, Nabouly et Manses, ne figurent que dans la qualité et dans le vu testimonial pour dire qu’ils ont été assignés, ne porte aucune disposition pour ce qui la concerne dans son dispositif, ce qui était bien naturel puisqu’ils n’avaient rien produit ;
- Qu’ainsi ce jugement est totalement étranger à ladite commune de Saint-Félix de Tournegat dans les dispositions qu’il contient et ne peut établir l’action qu’elle intente aujourd’hui contre le citoyen Portes ;
- Que d’autre côté ce jugement, se référant à l’acte de concession du 23 décembre 1494, et celui-cy étant totalement étranger à la commune demanderesse qui n’y est même pas dénommée ; le susdit argument ne peut en aucune façon former un titre pour elle, étant de principe que les concessions et privilèges doivent être restreints dans les termes où ils sont circonscrits et ne peuvent être étendus à d’autres choses ni à d’autres personnes, qu’il est dès lors inutile de s’occuper de la demande en indemnité qui doit subir le sort du principal.
Le tribunal, après avoir opiné le délibéré en présence des fondés de pouvoir des parties, jugeant en dernier ressort en exécution de l’article 21 section 5 de la loi du 10 juin 1793,
- a rejeté et rejette du procès l’extrait de l’acte de concession du 23 décembre 1494 produit par la commune de Saint-Félix du Tournegat et sans égard à sa demande dont l’a démis et démet.
- A relaxé et relaxe le citoyen Portes des fins et conclusions contre lui prises par fin de non valoir.
- Condamne la commune de Saint-Félix de Tournegat aux dépens, liquidés à la somme de 1700 livres 7 sols 6 deniers, sur laquelle le dit Ferra a déjà payé 540 livres, à ce non compris les frais d’enregistrement du présent et autres subséquents ; au payement de tout lesquels frais distraite la somme de 540 livres, la dite commune sera contrainte par toutes les voyes de droit accoutumés.
Ainsi jugé et prononcé à Pamiers le dit jour mois et an, dans la maison du citoyen Cassaing l’un deux ; et nous somme signés J. C. Cassaing, Borrelly, Biar, arbitres signés ; enregistré à Pamiers le 25 prairial 3ème années républicaine ; reçu 2 livres 15 sols ; Rabau signé.
Vu le dépôt du présent au greffe, le certificat de civisme des arbitres signataires, soit le présent jugement arbitral exécuté d’autorité du tribunal, suivant sa forme et teneur, à Pamiers le 25 prairial au III de la république une et indivisible ; Carrière, juge dévolutaire, signé ; enregistré à Pamiers le 25 prairial au III de la république ; reçu 40 sols ; Rabau signé.
A cette cause requérant le dit citoyen Portes, habitant de Toulouse, au nom de la nation, il est ordonné à tous huissiers sur ce requis de mettre le présent jugement à exécution, à tous commandants et officiers de la force publique de prêter main forte lorsqu’ils seront légalement requis, et aux commissaires nationaux prés des tribunaux d’y tenir la main, en foi de quoi le susdit jugement a été autorisé et signé par le représentant du tribunal et expédié conforme à l’original qui est déposé au greffe à Pamiers, le 25 prairial 3ème années républicaine ; signé Cairol greffier.