À propos de Raoul Lafagette, poète fuxéen

Rédigé par Belcikowski 1 commentaire
Classé dans : Histoire, Poésie Mots clés : aucun

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Dans la série Les Pyrénées ariégeoises, le Château de Foix, version colorisée d'une carte postale de Labouche frères, Toulouse.

LES TOURS DE FOIX

Les trois Tours a créneaux de nos glorieux comtes
Sont toujours là, debout sur le Rocher de Foix,
Dans leur fierté pensive évoquant à la fois
La lutte opiniâtre et les sanglants mécomptes.

Pour la Libre-Pensée on s'arme et l’on affronte
Les sombres flots du Nord, que précède la Croix ;
Dieu vainquit en liguant son pape avec nos rois,
Mais l'honneur des vaincus est fait de cette honte.

Le fer broya les corps, mais l'esprit indompté
Proteste ; ô vieux témoins de cette iniquité !
Revétez en plein ciel l'or des apothéoses ;

Sous l’aube et les couchants votre front respecté
Semble crier au loin, rouvrant les ères closes,
Ce défi des aïeux : — « TOUCHE-S-Y SI TU L'OSES ! »

Raoul Lafagette, « Les tours de Foix », in Les cent Sonnets, LXXV, Paris, Fischbacher, 1890, pp. 150-151.

Just Bernard Sylvère Auguste Raoul d'Espaignol Lafagette voit le jour le 18 juin 1842, à Foix. Jean Nicolas d’Espaignol Lafagette, son père, est géomètre en chef du cadastre de l'Ariège, par ailleurs architecte, ingénieur, sociologue, économiste, et philosophe attaché aux idées fouriéristes. Marie Anne Guillon de Lestang, sa mère, descend de Jean Vital Marie Gaspard Barthélémy de Guillon de Lestang, seigneur de Celles, et de Thérèse Renée de Traversier de Fautillon de Vèbre, fille elle-même de Jean Baptiste de Traversier de Fautillon de Vèbre et de Marie de Luppé.

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18 juin 1842. Naissance de Raoul Lafagette. AD09. Foix. Naissances. 1842. Document 1NUM/4E1191. Vues 33-34.

Après avoir poursuivi des études secondaires au Collège de Foix, puis obtenu son baccalauréat en 1859, Raoul Lafagette monte à Paris préparer le concours de Polytechnique. Mais il délaisse bientôt les mathématiques au profit de la poésie. En 1862, ramené à Foix par les décès successifs de son frère aîné, puis de son père, il souffre d'une crise morale cruelle. Son œuvre se développera par la suite sous l'ombre portée d'autres deuils encore.

En 1864, il adresse à Victor Hugo France et Pologne, une ode qui le fait remarquer du Grand Homme : « — Aux armes, citoyens ! la Pologne succombe, / Aux armes ! allons faire un berceau d'une tombe ; / En avant ! en avant ! » 1. Après avoir travaillé quelque temps comme publiciste pour L'Émancipation, « journal quotidien de la démocratie méridionale », à Toulouse, il remonte en 1866 à Paris, s'installe rue Médicis, rencontre George Sand et Théophile Gautier, se lie d'amitié avec Léon Cladel 2 et autres écrivains proches de l'opposition à l'Empire, puis devient un familier d'Auguste Blanqui, Élisée Reclus, Giuseppe Garibaldi, Georges Clemenceau, Jules Michelet, Henri Rochefort et Adolphe Garrigou.

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Léon Alpinien Cladel (Montauban, 1835-1892, Sèvres) ; Louis Auguste Blanqui ( Puget-Théniers, Alpes-Maritimes, 1805-1881, Paris).

En 1870, il collabore à La Patrie en danger, le journal d'Auguste Blanqui, et il s’engage dans la Garde nationale. À partir de février 1871, recherché par la police, il vit sous un nom d'emprunt à Gaillac, où sa mère réside alors. Il tente en vain de faire évader Blanqui, arrêté à la demande d’Adolphe Thiers à la veille du début de l’insurrection dans la capitale. En juin 1871, il signe une « Adresse aux citoyens » invitant les démocrates à aider au cautionnement de La Voix du Peuple, « quotidien de la république démocratique et sociale », créé par le journaliste socialiste Adolphe Royannez.

QUATRE-VINGT-NEUF !

Salut ! date splendide, à l’éclat immortel ;
Saignée à blanc par Rome et par la Germanie,
Notre Gaule suait des siècles d’agonie
Quand tu vins jeter bas les trônes et l'autel.

Dans la nuit de l'Église et l'effroi du castel
Les damnés engraissaient mainte caste honnie.....
Tout à coup ton rayon allume leur génie,
Et le monde jamais n'avait rien vu de tel.

Cent ans sont écoulés depuis la grande Aurore.
Et plus d'une bastille hélas ! se dresse encore,
Des bourgeois affolés singent les vieux tyrans ;

Mais les saints travailleurs, qu’on gruge et qu'on écrase,
Tous debout et pressant leurs innombrables rangs,
Vont monter à l’assaut et feront table rase !

Raoul Lafagette, « Quatre-vingt-neuf ! », in Les cent Sonnets, XCIII, Paris, Fischbacher, 1890, pp. 186-187.

Plus tard, partageant désormais sa vie entre Paris et Foix, et tout en s'adonnant à la poursuite de son œuvre littéraire, Raoul Lafagette devient attaché auprès de l'administration des Beaux Arts, puis conservateur du Musée de l’Ariège. Il publie un grand nombre de recueils de poèmes, La Folle des Pyrénées, Chants d'un montagnard (1869), Les cent sonnets (1890), La voix du soir (1792), De l'aube aux ténèbres (1893), Symphonies pyrénéennes (1897), etc., et il entretient une riche correspondance avec Victor Hugo, Charles Marie René Leconte de Lisle, Pierre Loti, etc., avec Léon Cladel, son ami de toujours, et, dans le cadre de la renaissance de la langue et de la culture occitanes, avec Auguste Fourrès, Antonin Perbosc, Prosper Estieu, Alphonse Daudet et Frédéric Mistral. Il demeure toutefois, dans le même temps, « antifédéraliste et jacobin, dans la droite ligne de ses convictions blanquistes de jeunesse » 3.

LETTRE DE PROSPER ESTIEU À RAOUL LAFAGETTE

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Que le vulgaire nous appelle Tartarins : — frère, élevons toujours plus haut notre pensée ! Que nous importe si, durant un certain temps, notre œuvre est méprisée ? Escaladons, les yeux tournés vers les sommets. Nous oublierons, devant les névés éburnéens, l’affreuse nuit où l’âme humaine est enfoncée ; par une brise d’idéal la joue caressée, nous serons perdus en des rêves altiers. Rien ne nous découragera de ce but aimé ; déchaînés, éclairs et tonnerre dans la tourmente feront de vains efforts pour nous épouvanter. Et, si nous tombons, vaincus par quelque cruel malheur, ivres d’air pur, de lumière et du parfum des menthes, nous aurons, du moins, la joie d’avoir voulu monter. »

RÉPONSE DE RAOUL LAFAGETTE À PROSPER ESTIEU

Plus haut ! toujours plus haut ! oui, telle est la devise
Qui convient aux vaillants de la plaine et des monts ;
Frère ! il faut nous unir dans ce que nous aimons
Et fermer notre cœur à ce qui nous divise.
L’Art tout en bas se vautre ; il est temps qu’on avise ;
Gare à l’éclaboussure infecte des limons !
Que l’air pur des sommets remplisse nos poumons,
Et que notre fierté dédaigne qui la vise.
Demandant la patrie aux horizons rêvés,
Qu’à leur même idéal les âmes fraternelles
Montent comme aux grands Pics où dorment les névés.
Oh ! les cimes, ami ! le salut est en elles ;
Allons donc vers l’azur, les yeux toujours levés
Sur le vierge trésor des blancheurs éternelles !

In Raoul Lafagette, Symphonies pyrénéennes, suivies de Aux Pyrénées (pages posthumes), par Mme Raoul d'Espaignol Lafagette, Paris, A. Lemerre, 1897, pp. 40-42.

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Raoul Lafagette, sur le tard.

En 1882, Raoul Lafagette épouse Marie Raichon, originaire de Forbach. Des quatre enfants qui naissent ensuite, trois meurent prématurément. Marie Raichon meurt en 1896. Candidat en mai 1898 à la députation dans la circonscription de Foix sous l’étiquette radical-socialiste, battu par Théophile Delcassé, Léon Lafagette meurt le 23 avril 1913. Peu avant sa mort, il résumait ainsi son existence : « Je n’ai jamais rien demandé à la République et elle ne m’a rien offert. D’habiles acrobates ont décroché des timbales d’or. Moi, simple idéaliste, je ne possède que l’or des étoiles. »

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23 avril 1913. Décès de Raoul Lafagette. AD09. Foix. Décès. 1913. Document 1NUM/4E5166. Vue 16.

Voici le poème qui fait l'ouverture des Symphonies pyrénéennes.

SUR LA MONTAGNE

La Montagne vous porte, à cette âpre altitude,
Ainsi qu’un immobile et colossal pavois,
Et d’aucun être humain, rompant la solitude,
On n’aperçoit la face et l’on n’entend la voix.

Le sapin noir, lui-même, après les rudes chênes,
Comme s’il avait peur de se perdre au zénith,
S’arrête, et l’on ne voit que monstrueuses chaînes
Croisant, surexhaussant leurs masses de granit.

Rien ne remue ici, mais l’herbe rare et lisse,
Lorsque du ciel voisin descend un souffle heureux,
Imperceptiblement frissonne avec délice
Et murmure sa joie au sol maigre et pierreux.

Dans un étang qui dort son sommeil séculaire
Se mirent à jamais les Pics démesurés,
Et, scrutant du regard leur chaos circulaire,
Parfois un vautour plane aux gouffres azurés.

Aucun autre animal que ce grand gypaète
Ne rappelle la vie en ce désert de rocs ;
Un silence sacré, cher au cœur du poète.
Sort du vide insondable et des énormes blocs.

On remonte les temps jusqu’à l’heure première
D’ébauche formidable et d’inerte décor,
Où ce Globe, cuvant sa récente lumière,
N’avait pas une bête et pas un arbre encor.

Là-bas le plateau nu se hérisse de roches,
Groupe mort, de torpeur invincible chargé ;
Il semble que l’horreur en défend les approches...
Cependant quelque chose a vaguement bougé.

Chaque fantôme gris projette une ombre étroite
Où la brebis, fuyant la rage du soleil,
Debout et le front bas, se serre et se tient coite,
Et dans la blancheur morne attend le soir vermeil.

Alors, dix, vingt troupeaux, qu’on distinguait à peine,
Surgissent aux rayons de l’astre déclinant ;
En ce haut paradis nul couple au joug ne peine,
Et dans les bonds joyeux les cloches vont sonnant.

Un grave et doux concert de sonnailles fêlées
Emplit l’immensité du sauvage horizon...
Ô moutons ! vaches ! bœufs ! taureaux ! bêtes mêlées !
Pâturez librement votre chétif gazon.

Soustraits à l’abattoir, au labour, à la tonte,
De rosée et d’air pur dès longtemps pénétrés,
Ils présentent à l’œil, qui vainement les compte,
Leur toison floconneuse ou leurs beaux poils lustrés.

Par les escarpements de cet Éden sans bornes
Tout ce peuple dévale ou grimpe d’un pied sûr,
Et maint taureau d’ébène, aux menaçantes cornes,
Se profile en plein ciel, trouant le clair azur.

Et le pâtre, perdu dans la foule innombrable
Des bêtes, et pareil aux rocs silencieux,
Libéré des tiédeurs recluses de l’étable,
Hume les quatre vents sous l’infini des cieux.

Monarque dont le trône est une pierre plate,
Confusément il songe à l’ordre universel,
Et ses friands sujets accourent à la hâte
Quand sur ce fruste siège il leur étend du sel.

Hélas ! aux premiers froids, précurseurs de la neige,
Il lui faudra quitter le sommet des Monts bleus,
Et son interminable et superbe cortège
Le suivra bruyamment comme un fleuve houleux.

Alors le bourdon sourd et la grêle clarine
Mêleront à l’envi leurs timbres enchanteurs ;
Mais on est encor loin de la saison chagrine
Qui viendra terminer l’ivresse des hauteurs.

Pour le moment, vêtu des plus grossières toiles,
Sur un lit de fougère, en son palais d’été,
Le pâtre dort paisible au milieu des étoiles,
Et c’est de vous qu’il rêve, Espace ! Éternité !

Raoul Lafagette. Symphonies pyrénéennes, I,« Sur la Montagne », p. 9.

Savant préfacier des élégies réunies dans les Symphonies pyrénéennes, M. de Peyralade souligne le caractère essentiel de la Montagne dans la vie et l'œuvre de Raoul Lafagette 

« La contemplation de ce magique décor est le commencement de l’initiation. Nul ne connaîtra jamais, à moins d’y être né, nul ne mesurera la tendresse que peut inspirer la montagne. Tout ce que l’on a dit de la petite patrie fort à la mode ces temps derniers, est bien au-dessous de l’attachement que nous avons, nous, montagnards, pour nos gaves, nos rocs, nos pics et nos forêts.

La plaine est impersonnelle, anonyme. Un champ ne s’y distingue pas d’un autre.

Chez nous, là-haut, pas un coin qui n’ait sa physionomie propre et comme sa personnalité. D’où, pour son morceau de terre, son artigue, plaquant sa tache géométrique sur la pente indéfinie du mont, la passion, qui n’est point toute faite d’avarice, du paysan des Pyrénées. Plus dure, plus rebelle est la montagne, changeante en ses aspects presque autant que la mer, et par conséquent plus vivante et plus chère.

J’ignore ce que peut éprouver l’homme grandi dans la monotonie des plaines, quand les hasards ou les nécessités de la vie le fixent pour longtemps à la montagne. Souffre-t-il du regret des lieux quittés ? Quelque chose lui manque-t-il ? Et si, sur les cimes, des chansons au rythme lent, aux notes larges, au mode plaintif, telles que les inspirèrent aux musiciens inconnus les sillons des vastes plaines, arrivent jusqu’à son oreille, la nostalgie le prendra-t-elle comme le montagnard suisse aux sons des cornets du pâtre, ou le descendant des sujets de Gaston Phœbus aux accents de la cantilène du comte féodal guerrier, barde et chasseur ? » 4.

M. de Peyralade se souvient aussi de l'impressionnante séance du 1er avril 1895 durant laquelle, en association avec Eugène Trutat, Raoul Lafagette évoquait, dans « des vers de haute inspiration », le phénomène terrifiant d’une avalanche survenue le 3 janvier 1895 à Orlu, dans la haute Ariège, et le désespoir de ses victimes.

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Eugène Trutat, Vue du village d'Orlu, circa 1900.

« Hélas l'esprit moderne, nain rapace et cruel, pour conquérir un champ de maigre sarrasin ou de maïs, sous le fer parricide avec acharnement a fait choir tous les troncs de chaque escarpement et mis à nu tes flancs, Montagne maternelle », disait Raoul Lafagette, le 1er avril 1895.

Ainsi, quand elle trouve une pente uniforme,
D’abord menu fragment et bientôt bloc énorme,
L’Avalanche, que, seul, le vide voit grandir,
Se meut sournoisement, glisse au lieu de bondir,
Pour surprendre à coup sûr, lâche et dissimulée,
Les humbles toits blottis au fond de la vallée.
Pas un nuage au ciel, pas un souffle dans l’air...
Le petit groupe humain bloqué là par l’hiver,
Calme et vaillant, grisé de paix et de silence.
Vaquait aux soins du jour... Soudain, la violence
D’un choc prodigieux autant qu’inattendu
Écrase, ensevelit le village éperdu !

Ô rude premier mois d’un nouvel an terrible !
Rien dans l’Enfer dantesque ou dans la sombre Bible,
Histoire ou fiction, rien de ce qu’on a lu
Ne surpasse en horreur le désastre d’Orlu.
Heureuse, dans les deuils d’une telle épopée,
La victime tuée aussitôt que frappée !
Mais pour les survivants, l’ancêtre ou l’orphelin ?...

Raoul Lafagette. Symphonies pyrénéennes, XXIX, « L'Avalanche », p. 92 sqq.

Inauguré en 1951, créé par le sculpteur Henri Proszynski (Pau, 1887-1969) 5, un buste de Raoul Lafagette s'élève aujourd'hui à l'entrée du jardin de l'Hôtel de ville de Foix.

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Henri Proszynski, Buste de Raoul Lafagette, 1951.


  1. Raoul Lafagette, Chants d'un montagnard. Avec deux lettres critiques de George Sand, Paris, Librairie internationale, 1869, p. 65.↩︎

  2. Cf. Christine Belcikowski, Dux. Un portrait de Charles Baudelaire par Léon Cladel.↩︎

  3. Le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social, « Lafagette Raoul ».↩︎

  4. M. de Peyralade, Préface des Symphonies pyrénéennes, Paris, A. Lemerre, 1897, p. IX sqq.↩︎

  5. Henri Proszynski, qui vivait au château de Crampagna, près de Pamiers, a également créé en Ariège le Monument aux morts de Pamiers, une Médaille figurée, en bronze, sur le socle du monument dédié à la Seconde Guerre mondiale à Foix, un Bronze composant le monument aux morts de Lavelanet, et le Monument aux morts du Fossat. ↩︎

1 commentaire

#1  - Gironce a dit :

D'Espaignol Lafagette : Un traitre à la cause occitane; profiteur du grand luxe ariégeois matérialisé par la montagne qu'il aimait tant. Renégat de ses origines nobles, dont il a amputé son nom. N'a pas assumé son devoir de défenseur de la Patrie Méridionale. Dommage, pour un beau talent !

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