Scintillæ Ignatianæ...
Je ne résiste pas aux scintillations d'un titre pareil, et je crois voir d'abord dans ce titre glimmering, que, proche la croisée au Nord vacante, en le miroir, dans l'oubli fermé par le cadre, de scintillations sitôt le septuor se fixe 1. Les sept étoiles de la Grande Ourse, Dubhe, Merak, Phecda, Megrez, Alioth, Mizar et Alkaid... ? Ou les sept étoiles des Pléiades, Alcyone, Merope, Celaeno, Électre, Astérope, Taygéte et Maïa... ?
Gábor Hevenesi, Scintillae Ignatianae, Sive Sancti Ignatii De Loyola, Societatis Jesu fundatoris apophtegmata sacra, per singulos Anni Dies distributa, et ulteriori Considerationi proposita, Viennæ, Austriæ, Typis Joannis Georgii Schegel, Universitatis Typographi, 1705.
Mais ici les scintillations, ou les étincelles, sont celles des aphorismes de saint Ignace de Loyola pour chaque jour de l'année, tels que consignés ou composés en 1705, par Gábor Hevenesi (1658-1715), R.P. Jésuite, alors recteur du collège du séminaire hongrois Pazmaneum.
Ces scintillations se trouvent placées sous l'auspice du verset 12.49 de l'évangile de Luc :
Gábor Hevenesi, Scintillae Ignatianae, Sive Sancti Ignatii De Loyola, Societatis Jesu fundatoris apophtegmata sacra...
Ignem veni mittere in terram, & quid volo, nisi ut accendatur.
Je suis venu allumer un feu sur la terre, et je ne veux rien d'autre que ceci, qu'il croisse !
La plus brillante dedites scintillations flambe, le 2 janvier, comme suit :
Haec prima sit agendorum regula : sic Deo fide quasi rerum successus Omnis a te, nihil a Deo penderet ; ita tamen iis operam omnem admove quasi tu nihil, Deus omnia solus sit facturus 2
« Voici la première règle de l'agir : Fie-toi à Dieu comme si le succès des choses dépendait tout entier de toi, et en rien de Dieu ; mets-y pourtant tout ton labeur comme si Dieu seul allait tout faire, toi rien. »
Règle paradoxale, qui a suscité bien des commentaires. « La foi chrétienne et l’action dans le monde y sont indissolublement liées. Ce n’est pas l’une ou l’autre dans la vie du chrétien : les triples dimensions de croyance, confiance et conviction (foi chrétienne) sont inévitablement unies au triple matérialisme du faire, de l'agir et de l'assumer (action) » 3
L'agir ignatien veut en effet que, conformément au § 31 de l'Examen annotationes 4 de Gerónimo Nadal (1507-1580), l'un des premiers disciples d'Ignace de Loyola (1491-1556), Simul in actione contemplativus, « tu sois contemplatif dans l'action ». L'agir ignatien, autrement dit, veut que « agir soit même que contempler. »
Simul in actione contemplativus..., « Fais de l'action ton mode de contemplation ». Est-il un meilleur principe d'une vie bonne ? C'est en tout le principe qui règle dans son exercice l'art du peintre Andrea Pozzo.
En 1684, Gábor Hevenesi commande au peintre Andrea Pozzo, R.P. Jésuite lui aussi, la réalisation d'une voûte et d'une coupole en trompe-l'œil pour l'église Saint Ignace de Loyola, à Rome. Le peintre devra figurer sur ce support compliqué l'apothéose de saint Ignace et l'engagement missionnaire des Jésuites, et ce, à la lumière du verset de saint Luc, Ignem veni mittere in terram, & quid volo, nisi ut accendatur, « Je suis venu allumer un feu sur la terre, et je ne veux rien d'autre que ceci, qu'il croisse ! », qui sert d'incipit aux Scintillae Ignatianae de son commanditaire. Très ambitieuse, exigeant une maîtrise savantissime de la perspective, l'œuvre sera terminée dix ans plus tard, en 1694.
Il s'agit là d'une réalisation en trompe-l'œil, régie par des calculs de perspective très précis. « Andrea Pozzo a peint des marches, des piliers, des balcons pour créer une architecture fantastique. La voûte s'ouvre au sommet sur le ciel, et des torsades de nuages entourent les pilastres, portant des anges ou des saints. Cette architecture compliquée de colonnes et de balcons peuplés de personnages est peinte sur une simple voûte en demi-cercle. Pour admirer ce plafond ouvert sur les cieux, il est nécessaire de se placer en un endroit signalé au sol, sous le Christ qui est le point d'où partent toutes les lignes de fuites » [Wikipedia].
Andrea Pozzo (1639-1709), Autoportrait, 1690, Galerie des Offices, Florence.
Représentation de l'apothéose de saint Ignace. Un rayon lumineux baigne de sa lumière saint Ignace, qui la redistribue aux quatre coins du monde, illustrant ainsi l'engagement missionnaire des jésuites.
Les rayons que le Christ en croix concentre sur saint Ignace, dessinent dans le ciel, de façon vaguement luminescente, le triangle de la Trinité.
Plus bas sur la fresque, un personnage brandit le monogramme IHS, qui est celui de la Compagnie de Jésus.
Le site IHS Jésuites fournit à propos de ce monogramme les indications suivantes :
« Le monogramme IHS qui représente le nom de Jésus est parfois interprété de plusieurs manières, et notamment en latin comme Iesus Hominum Salvator. Mais que signifie-t-il véritablement ?
En réalité il s’agit d’une abréviation en trois parties du nom de Jésus, dans laquelle le I et le H sont les premières et le S la dernière lettre du nom écrit en grec IH-SOUS. Le H est la lettre grecque ETA et se prononce E, ce qui est important pour identifier les lettres du monogramme. Souvent un petit trait horizontal surmonte les trois lettres indiquant qu’il s’agit bien d’une abréviation. Plus tard la lettre centrale deviendra même une croix ». C'est le cas sur la fresque de l'église Saint Ignace de Rome.
On notera que, sur la fresque d'Andrea Pozzo, le support de ce monogramme sert de « répéteur », si l'on peut oser ici un tel anachronisme, de répéteur du signal envoyé par Dieu, relayé par le Christ, puis relayé par saint Ignace, et relayé et diffusé ensuite à destination du monde entier. Le poisson qui saute hors de l'eau témoigne de ce que le signal en question parvient à toutes les créatures vivantes, en vertu de l'ἀποκαραδοκία, apokaradokia, 5, ou attente tendue par où la Création toute entière aspire d'avance à la rencontre avec son Créateur.
Saint Paul dit en VIII, 19, dans l'Épitre aux Romains :
« J'estime que les souffrances du temps présent sont sans poids face à la gloire qui se révélera en nous. Car l'attente tendue de la créature (apokaradokia) aspire à la révélation des enfants de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité, non de son gré, mais par égard pour celui qui l'y a soumise, et dans l'espérance, parce que la création sera libérée de la servitude de la corruption pour la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Car nous savons que la création, à l'unisson, gémit et souffre les douleurs de l'enfantement jusqu'à maintenant ; et non seulement elle, mais nous qui avons les prémices de l'Esprit, nous aussi nous gémissons en nous-mêmes, en attente de l'adoption, de la rédemption de notre corps. »
Saint Paul dit encore en I:20 dans son Épitre aux Philippiens :
« Je suis maintenant et comme toujours dans cette attente tendue (apokaradokia) et dans cette espérance. Et la honte ne sera en rien mon lot, car le le Christ sera glorifié dans mon corps, en ma vie comme dans ma mort. »
Relayé comme on a vu plus haut, le signal parvient aux confins du monde à des hommes de couleur dont un ange saisit la main tendue.
Dans cette suite de détails empruntés à l'œuvre d'Andrea Pozzo, on voit finalement comment les Scintillæ, qui sont originairement celles de Dieu — Leibniz en 1714, dans sa Monadologie, parlera, lui, des « fulgurations continuelles de la Divinité de moment en moment » —, répondent à l'attente tendue de la Création (apokaradokia), et comment, relayées par les Jésuites, et plus particulièrement par le R.P. Gábor Hevenesi, auteur des Scintillæ Ignatianæ et par le R.P. Andrea Pozzo, peintre, — modèles tous deux de l'application du principe Simul in actione contemplativus..., « Fais de l'action ton mode de contemplation » —, lesdites Scintillæ divines parviennent à l'ensemble des vivants qu'abrite la Création.
La figure de l'homme en gris et noir assis sur un nuage, constitue probablement un autre autoportrait d'Andrea Pozzo.
Andrea Pozzo, en 1702-1709, a peint en trompe l'œil une autre fresque grandiose sur la coupole de l'Église des Jésuites de Vienne ; et à Vienne encore, en 1704-1708, une fresque gigantesque, intitulée Le Triomphe d'Hercule, sur le plafond du Grand Salon du palais Liechtenstein. Il laisse un savant traité dédié à la Perspectiva pictorum et architectorum in qua docetur modus expeditissimus delineandi optice quae pertinent ad architecturam, publié à Rome dans deux volumes en 1693 et 1698. Le Musée des Beaux-Arts de Nantes conserve d'Andrea Pozzo un tableau intitulé Saint Stanislas Kostka baise les pieds de l'enfant Jésus.
Andrea Pozzo, Saint Stanislas Kostka baise les pieds de l'enfant Jésus, Musée des Beaux-Arts de Nantes.
D'après Wikipedia, « Saint Stanislas Kostka, né le 28 octobre 1550 à Rostkowo (Pologne) et mort le 15 août 1568 à Rome, est un novice jésuite polonais. Ayant fui sa famille et ses frères pour pouvoir entrer chez les Jésuites, il meurt à Rome peu après avoir commencé son noviciat. Canonisé le 31 décembre 1726, il est liturgiquement commémoré le 13 novembre ». Lui aussi a été sans doute, dans le temps de sa courte vie, simul in actione contemplativus...
Cf. Stéphane Mallarmé, « Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx », in Vers et proses, Paris, Éditions Concordance, 1887, 1899, 1913.↩︎
Scintillae Ignatianae..., 2 Januarii.↩︎
Louis Beirnaert, « La règle ignatienne de l’agir », in Aux frontières de l’acte analytique. La Bible, saint Ignace, Freud et Lacan, Paris, Éd. du Seuil, 1987, pp. 219-227.↩︎
Gerónimo Nadal (1507-1580), Examen annotationes, Caput II. De fine societatis, Examen C. 1, N 2 : Vitam activam et contemplativam, § 31.↩︎
Cf. Christine Belcikowski, Apokaradokia. L'attente tendue de la créature.↩︎