Lire et nager

Rédigé par Belcikowski 1 commentaire
Classé dans : Poésie Mots clés : aucun

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Nager...

« Lire et nager »... se trouvent associés dans un passage des Lois de Platon d'une façon qui surprend, et dont le philosophe signale qu'elle lui vient du comme on dit de son temps. J'adore, moi, lire et nager, et je ne trouve à cette association rien de curieux, bien qu'à prendre au pied de la lettre la valence synchrone de la conjonction de coordination « et », on y perdrait évidemment son livre ou bien sa tablette ! Pauvre livre, alors gonflé comme une éponge ! Pauvre tablette, alors changée en brique !

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Livres. Île Flottante : cogitations d'un bibliothécaire.

Pour jouir de lire et nager sans rien y perdre, il suffit de s'adonner aux deux plaisirs de façon asynchrone, et, par exemple, de lire au bord de l'Hers, à la belle saison, avant de s'être jeté dans l'eau froide qui descend des montagnes, ou après en être ressorti, vivifié.

Mais, oh ! surprise ! « lire et nager », le peuple grec des Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ, et Platon à sa suite ne l'entendent pas ainsi.

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Buste de Platon créé par Silanion pour l'Académie d'Athènes vers 370 av. J.-C.

Platon, qui s'interroge dans les Lois sur les qualités qu'on doit attendre des citoyens auxquels on peut confier l'administration de la cité, déclare qu'il ne faut confier aucune parcelle d'autorité à ceux qui se montrent « très habiles à raisonner et soigneusement exercés à tout ce qui orne l'esprit et lui donne de la rapidité » ; mais réserver l'exercice de l'autorité à ceux qui font montre de dispositions opposées » et qui sont donc, eux, des « sages », même si, comme dit la vieille formule, ils ne savent ni lire ni nager, ἂν καὶ τὸ λεγόμενον μήτε γράμματα μήτε νεῖν ἐπίστωνται 1.

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Incipit de la première édition moderne des Lois, 1513, Venise.

On sait bien qu'aux Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ, seuls étaient capables de lire, en Grèce, une minorité de lettrés dont Platon dit que, trop fiers de l'être, beaux-parleurs et coupeurs de cheveux en quatre, ils manqueraient d'avoir les pieds sur terre ; où encore que, trop habiles à persuader les illettrés par des raisonnements sophistiques, ils ne se priveraient pas d'en user, dans le cadre de la magistrature, au service de leurs propres intérêts et seraient donc tentés de mener le peuple, comme on dit aussi, en bateau.

Mais les lettrés grecs des Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ étaient-ils capables aussi de nager, autrement dit d'ajouter à leurs aptitudes intellectuelles — so chic ! — une aptitude natatoire, également rare et également so chic, d'après ce que laisse entendre le « on dit » de l'époque ?

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Fresque de la Tombe du Plongeur à Paestum, Ve siècle avant J.-C.

Eh bien, non 2. Les Grecs des Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ avaient trop peur du rire énorme de la mer, ποντιων τε κυματων ανηριθμον γελασμα 3, et des monstres qui rôdent dans les profondeurs sous-marines. Ils tenaient que plonger dans ces profondeurs, c'était risquer d'aller rejoindre les morts qui les avaient précédés dans le royaume d'Hadès.

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Mosaïque d'Alexandre, détail, maison du Faune, Pompéi, ca 100 av. J.-C. Musée national archéologique. Naples.

Plutarque rapporte qu'au IVe siècle, à la tête des Macédoniens, Alexandre, lui-même, hésitait à marcher contre la ville appelée Nysa, parce qu'elle était flanquée d'un fleuve profond. S'arrêtant sur la rive, il s'écrie alors — Pourquoi donc, n'ai-je pas appris à nager ?, Τῇ δὲ καλουμένῃ Νύσῃ τῶν Μακεδόνων ὀκνούντων προσάγειν (καὶ γὰρ ποταμὸς ἦν πρὸς αὐτῇ βαθύς), ἐπιστὰς « Τί γάρ ; » εἶπεν « ὁ κάκιστος ἐγὼ νεῖν οὐκ ἔμαθον 4.

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Ulysse attaché au mât de son navire, vase attique à figures rouges, ca 480-470 av. J.-C., British Museum.

Seuls donc savaient nager chez les Grecs des Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ quelques rares plongeurs professionnels, souvent militaires, qui, tels Scyllias, personnage semi-légendaire du VIIIe siècle avant J.-C., travaillaient à récupérer les trésors engloutis par le naufrage des navires, ou à endommager la coque des bateaux ennemis. Ou seuls donc s'efforçaient de ne pas sombrer, tels Ulysse cramponné au mât de son navire, ceux qui se trouvaient en perdition sur les flots par suite de défaite dans une bataille navale.

Bref, non plus que les lettrés, la grande majorité des Grecs des Ve et IVe siècles avant Jésus-Christ ne nageaient pas et ne se baignaient pas non plus dans la mer ni dans les rivières ; et si quelques-uns le faisaient pourtant, ce n'était là, jamais pour le plaisir.

Ce trait de civilisation souffre deux exceptions remarquables toutefois. La riche ville de Sybaris en Calabre, connue alors pour ses mœurs luxueuses, ainsi que les îles de la la Méditerranée, et plus particulièrement la ville d'Agrigente en Sicile, connaissaient déjà, elles, bien avant l'avénement de la civilisation romaine, les plaisirs des thermes, équipés de baignoires individuelles. Autre milieu géographique, autre climat, autres mœurs ; autre relation à l'eau, autre rapport au corps, autres plaisirs. Mais rien ne dit qu'alors déjà, communément, on savait nager.

C'est seulement dans la littérature romaine qu'on entend parler de personnes qui prennent plaisir à nager pour se détendre, dans le Tibre, le Clitumnus, les piscines ou la mer ; et d'autres personnes qui se trouvent tenues en mépris parce qu'elles ne savent — les pauvres ! —ni lire ni nager.

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Buste de l'empereur Caligula, 37-41 apr. J.-C. Metropolitan Museum of Art.

Suétone, par exemple, laisse entendre perfidement que Caligula — l'Empereur ! — faisait partie de ces personnes à mépriser parce que primo il ne savait pas nager, natare nesciit 5, et que secundo... puisqu'il ne savait pas nager, savait-il lire seulement ?

Bientôt reviendra la saison d'aller lire au bord de l'Hers et de nager dans ses eaux revigorantes. « L'air qui descend de nos glaciers est cruel comme la loi de Lacédémone : il tue ceux qui ne sont pas nés puissants », disait Frédéric Soulié en 1832 dans Deux séjours. Province. Paris. Il en allait de même jusqu'ici pour l'eau. Enfin, j'exagère. Mais elle est fraîche. Reste à espérer qu'avec le réchauffement climatique, nous pourrons continuer encore un moment, monsieur le bourreau, à nager dans l'Hers et à lire sur ses rives heureuses.


  1. Platon, Lois, III 689a-689d.↩︎

  2. Janick Auberger, « Quand la nage devint natation... », in Latomus, t. 55, fasc. 1 (janvier-mars 1996), pp. 48-62.↩︎

  3. Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 89-90.↩︎

  4. Plutarque, Vie d'Alexandre, 58.↩︎

  5. Suétone, Vie des douze Césars, IV, Caligula, 54 : Sa passion pour le chant, la danse, les courses de chars et les combats de gladiateurs.↩︎

1 commentaire

#1  - Françoise Brown a dit :

J'ai beaucoup apprécié ce texte.

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