Ci-dessus : plan 3 du compoix mirapicien de 1766.
Les Romains désignaient sous le nom de cardo l’axe nord-sud et sous le nom de decumanus l’axe est-ouest de leurs villes, axes dont l’intersection déterminait more geometrico l’emplacement idéal du forum. Le Mirepoix de 1766 a lui aussi son cardo et son decumanus, mais point de centre géométrique stricto sensu, puisque cardo et decumanus se s’y croisent pas à l’endroit d’un seul et unique quadrivium, mais plus loin du côté du faubourg d’Amont, i. e. au-delà du quadrilatère occupé par la place et la cathédrale, au-delà donc du Mirepoix des cartes postales, du Mirepoix d’un Moyen Age fossilisé.
Le tracé de de la rue du faubourg d’Amont-rue du grand faubourg Saint Jammes et celui de la rue Courlanel participent d’une découpe de l’espace urbain qui ne coïncide pas avec celle de la bastide initiale, créée dans les dernière années du XIIIe siècle, après que l’inondation de 1289 eut rayé de la carte le premier Mirepoix.
Inspirée par une conception du vivre-ensemble qui relève lointainement de la démocratie participative, la découpe de la bastide initiale ménage à la communauté mirapicienne, dans le cadre du quadrilatère délimité par les couverts, le théâtre dont le vivre-ensemble a besoin pour s’éprouver en tant que tel et pour atteindre ainsi à sa plus entière expression.
En 1362, les routiers menés par Jean Petit attaquent, brûlent et pillent une bonne partie de la ville 1Cf. Le Rumat à Mirepoix, qu’ès aquò ?. Suite à cet épisode de terreur, la bastide s’équipe de remparts. Ceux-ci délimitent alentour du quadrilatère central le périmètre à l’intérieur duquel les Mirapiciens peuvent vaquer en toute sécurité à leurs activités professionnelles ou privées. Les remparts sont assortis de quatre portes orientées : la porte d’Aval à l’ouest, la porte d’Amont à l’est, la porte de la Roque au sud, la porte Saint Antoine au nord. Au-delà des remparts, deux autres portes encore viennent contribuer à la sauvegarde des barris (faubourgs) : la porte del Rumat à l’est et la porte de Bragot au nord.
L’usage de ces portes modifie les flux de circulation dans l’espace urbain : il suscite le développement spécifique des quatre rues qui mènent aux portes à partir des angles des couverts – la rue de la porte d’Aval à l’ouest, la rue de la porte d’Amont à l’est, la rue de la porte de la Roque au sud, la rue de la porte Saint Antoine au nord – et celui des deux rues qui mènent aux barris situés au nord et à l’est – la rue du faubourg d’Amont, prolongée de la rue du grand faubourg Saint Jammes et la rue des Pénitents blancs, prolongée de la rue de la porte del Rumat ; il oppose ainsi à la spatialité centripète du quadrilatère central le libre d’une spatialité centrifuge sous l’auspice de laquelle, non plus le vivre-ensemble, mais le vivre tout court désormais fait loi. A partir du moment où le libre de cette nouvelle spatialité prévaut, Mirepoix envisage logiquement la démolition de ses remparts, par suite celle de ses portes. Initiée en 1680, l’entreprise durera un siècle. Trois des cinq portes en 1766 sont effectivement disparues : la porte Saint Antoine, la porte de la Roque, et la porte de Bragot. Elles ne figurent plus sur les plans contemporains, mais continuent de dénommer, sur le mode fantôme, la rue de la porte Saint Antoine, la rue de la porte de la Roque, et la rue de la porte de Bragot.
Deux mots encore sur la porte de Bragot, dont la localisation ainsi que la destination demeurent aujourd’hui mal documentées.
Concernant la localisation de cette porte, le seul indice dont nous disposions réside dans la dénomination de la « rue de la porte de Bragot », qui constitue aujourd’hui, côté est, le segment terminal de la rue Maréchal Joffre. L’examen du plan 4 du compoix de 1766 2Cf. A Mirepoix – Le moulon où sont la maison de M. Simorre, la Trinité et les Houstalets. donne à penser que la porte de Bragot se situait à l’endroit où la rue éponyme débouche sur la rue du grand faubourg Saint Jammes et qu’elle assurait donc en cet endroit, qui se trouve un peu en-deça du canal du moulin et du pont de Raillette, la sauvegarde du dit grand faubourg.
D’où vient par ailleurs que l’on ait jadis assigné à cette porte le nom singulier de ‘Bragot » ? Moins parlant aujourd’hui que le nom des autres portes – d’Aval, d’Amont, de Saint Antoine, de la Roque, del Rumat – le nom de Bragot avait sûrement aux yeux des contemporains une signification transparente. Mais laquelle ?
Il y a, au-dessus de Mazerettes, sur la rive droite de l’Hers, un lieu-dit nommé Bragot. Je m’y suis rendue tout exprès. J’ai vu la métairie de Bragot. Il ne peut s’agir là d’une direction cardinale sur laquelle donnerait spécifiquement l’une des six portes de Mirepoix !
Le mot bragot ne figurant nulle part dans les dictionnaires modernes, je l’ai cherché dans les dictionnaires spécialisés ou dans ceux des parlers anciens. Il figure dans quelques uns de ces dictionnaires et s’y trouve crédité d’acceptions diverses. Il désigne ainsi selon le cas :
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(Dans la marine) 1. A. Le cordage qui assure la liaison entre le flon de drisse et l’antenne (le cordage fait deux tours bien serrés autour de l’antenne, revient dans la boucle de l’épissure et s’attache au guinsoneau du flon de drisse) ; 1. B. Le morceau de gros filin qui était destiné sur les vaisseaux à freiner le recul des bouches à feu pendant le tir. 1. C. L’homme qui était chargé des exécutions, plus spécialement des exécutions par pendaison, sur les galères.
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(Au quotidien) 2. Le canon de culotte, la culotte, le pantalon, les braies.
A noter aussi qu’un certain Bragot, bachelier en droit civil, dont les archives ne donnent pas le prénom, était capitoul de Toulouse en 1424.
Louis Alibert, dans son Dictionnaire Occitan-Français 3Louis Alibert, Dictionnaire Occitan-Français, p. 173-174, Institut d’Estudis Occitans, 1966., range le mot bragot dans les dérivés du braca gallo-romain, puis de l’occitan braga, qui signifie au singulier élingue et au pluriel culotte, braies, chausses, pantalon. Le catalan brago ou bragas désigne aussi la culotte.
Les dictionnaires étymologiques de l’occitan indiquent que le gallo-romain braga dérive lui-même du celtique brac(u), brag(u), qui désigne d’abord la vallée, puis, dans un sens plus restreint, le marais, la boue, le bourbier. Le celtique brac(u), brag(u), a donné en langue d’oil brai, bray, broi : boue, fange ; en breton bragou : pantalon. Le gallo-romain braga a donné de son côté l’occitan bragous : malpropre, qui a sali sa culotte/vantard, qui en a dans la culotte ; le béarnais brag : boue, vase.
Inutile d’insister ici sur le caractère « gaulois » de l’analogie que nos ancêtres voulaient voir entre la vallée et le contenu de la culotte !
Je me suis demandé un moment si la porte de Bragot avait pu être le siège d’un gibet ou de fourches patibulaires. J’ai vite renoncé à cette hypothèse. Les archives de Mirepoix ne parlent nulle part de telles fourches, et le bragot n’exerçait sa terrible fonction que dans le cadre maritime.
Rien de maritime ne s’appliquant à la réalité mirapicienne, on déduira du second type d’acception admis par le mot bragot que, conformément à la géographie, la porte de Bragot donnait sur les bourbes de l’Hers, partant, sur le souvenir de la catastrophe de 1289. Au lendemain de l’inondation du 6 juin 1829, il y avait en lieu et place du premier Mirepoix, sur la rive droite de l’Hers, le seul camp de las morts. Plus tard, les descendants de ces morts auront usé de la puissante trivialité du mot bragot pour dénommer la porte qui donnait sur la région de la catastrophe et pour conjurer ainsi dans l’imagination collective le souvenir récurrent de la catastrophe en question. Il se trouve, symptomtiquement ou non, que la rue de la porte de Bragot abritait, à proximité immédiate de la porte du même nom, l’oeuvre du Purgatoire, chargée de célébrer les messes nécessaires au Salut des âmes des défunts.
D’autres communes ont elles aussi le mot bragot dans leurs topographies respectives : Fonsorbes (Haute-Garonne), Fontenilles (Haute-Garonne), Mesplède (Pyrénées Atlantiques), Lacadée (Pyrénées Atlantiques), Montgermain (Creuse). Difficile de dire sans aller sur place si le mot bragot y dénomme le même type de bourbes qu’à Mirepoix. Je cherche à le savoir toutefois. J’ai trouvé par ailleurs dans le Dictionnaire topographique de la France 4Joseph Hippolyte Roman, Dictionnaire topographique du départment des Hautes-Alpes, comprenant les noms de lieu anciens et modernes, p. 20, Imprimerie Nationale, Paris, 1884., quelques renseignements suggestifs concernant un ruisseau nommé Bragousse, dans les Hautes-Alpes. Je les reproduis ci-dessous :
La lecture de ces renseignements haut-alpins m’a opportunément représenté qu’à Mirepoix, avant d’ouvrir dans la direction de l’inondation, la porte de Bragot donnait sur le canal du moulin et que celui-ci devait être, comme la Bragousse, un biou merdous, puisqu’il véhiculait sous le pont de Raillette les eaux usées et les puanteurs des tanneries sises dans l’Isle, un peu plus loin 5Cf. A Mirepoix – Le quartier de Lilo – L’Isle et le Bascou ; Boulmières !. Il faut ajouter encore à l’incommodité de ces eaux la présence de la maladrerie, installée de l’autre côté du canal, derrière le chêne vert qui a huit cents ans.
La porte de Bragot ouvrait ainsi sur un arrière-plan doublement merdous que les belles façades du quadrilatère central se flattaient de masquer alors – aujourd’hui aussi – et qu’elles tentaient ainsi de faire oublier. On supposera, sans grand risque de se tromper ici, que le beau Mirepoix du temps confondait dans la même dénomination « merdeuse » la porte de Bragot et le grand faubourg Saint Jammes, ainsi que ses gens, qui étaient « de peu » 6Cf. Pierre Sansot, Les gens de peu, Puf, coll. Quadrige, 1992..
La rue Courlanel qui courait jadis d’ouest en est, sur le mode du decumanus, à travers la bastide entière, demeure après la démolition des remparts et l’élargissement de l’espace urbain, un axe de circulation et de communication essentiel, puisqu’elle côtoie dans son tracé et la place et la cathédrale, figures architecturales des deux pouvoirs qui s’exercent ici, de façon parallèle ou contraire, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime : la Commune et l’Eglise.
Bien différente de la rue de la porte de Bragot, la rue Courlanel porte elle aussi un nom singulier, susceptible de variations dans les documents d’archive – preuve que ce nom ne sonnait pas toujours clair aux oreilles du temps : Courlanel, Corlanel, Cournanel, Courbinel… -, étranger en tout cas à la patronymie et à la toponymie de Mirepoix et de ses environs. On trouve au demeurant un Cournanel ailleurs : il s’agit d’un village et de son château, situés dans l’Aude, à trois kilomètres d’Alet. Quel rapport ce village et ce château de Cournanel peuvent-ils entretenir avec la rue Courlanel à Mirepoix ?
Mon hypothèse est ici que la rue Courlanel doit son nom au flux de communication qui s’est créé et développé au cours des siècles entre les évêques de Mirepoix et les évêques d’Alet, sachant qu’après Mirepoix, qui a été élevé au rang d’évêché en 1317, Alet l’a été à son tour en 1318.
Ci-dessus : ruines laissées à Alet par les Protestants en 1577, jamais reconstruites.
Ci-dessus : vestiges de l’évêché détruit par les Protestants et façade du second évêché d’Alet, dans l’état qu’il présente circa 1900.
Ci-dessus : façade du second évêché d’Alet, après sa transformation en hôtel, dans les années 1960.
Ci-dessus : château de Cournanel dans l’Aude, aujourd’hui privé.<.p>
En 1577, les Protestants entrent dans Alet : ils brûlent et détruisent la cathédrale ainsi que l’évêché. Les évêques d’Alet se voient alors contraints de transférer leur résidence au château de Cournanel, dit par suite « château des évêques ». Bien que Monseigneur Pavillon, vingt-neuvième évêque d’Alet (1637-1677), ait entrepris de faire construire un nouvel évêché, seul Monseigneur de la Cropte de Chanterac, trente-cinquième et dernier évêque d’Alet (1763-1790), verra l’achèvement des travaux.
La rue Courlanel, prolongée de la rue de Cambajou (aujourd’hui rue du Gouverneur Laprade), donne à Mirepoix, aujourd’hui comme hier, sur la route de Limoux-Cournanel-Alet. Elle constituait donc jadis la voie à prendre pour se rendre à la sénéchaussée de Limoux, dont relevait le diocèse civil de Mirepoix, et celle dont usaient les évêques pour communiquer de diocèse à diocèse, échanger des dépêches, débattre des affaires de leur charge et développer les projets qu’ils se trouvaient appelés à défendre dans le cadre des Etats provinciaux. Ces affaires et projets étaient nombreux, car outre leur statut de pasteur des âmes, les évêques de l’Ancien Régime avaient aussi celui d’administrateurs publics. Ils exerçaient leur administration de façon particulièrement active dans le domaine des routes, de la santé, de l’éducation. De telles activités généraient un flux de communication abondant. La rue Courlanel constituait au pied de la cathédrale et du palais épiscopal attenant le vecteur mirapicien de ce flux. Elle porte donc vraisemblablement le nom de la destination que les évêques assignaient au flux en question. A noter que la rue Courlanel véhiculait aussi le flux relatif aux affaire publiques ou privées qui relevaient de la sénéchaussée de Limoux et plus lointainement de la cour des comptes, située à Montpellier 7Cf. Structures administratives du Languedoc et de la généralité de Toulouse en 1789.. Le nom tôt assigné à la rue Courlanel indique que le flux inter-episcopal l’emportait sur celui de l’administration judiciaire. Il donne ainsi la mesure du rôle économique, social, culturel – autant dire politique – que les évêques assumaient avant la Révolution, à l’échelle de la province tout autant qu’à celle du diocèse.
Ci-dessus : vue du palais épiscopal de Mirepoix.
Le nom de Courlanel, Corlanel, Cornanel, Courbinel, etc…, tel qu’assigné à la rue éponyme désignait en somme à Mirepoix, par effet de métonymie, l’Aude, l’Hérault, le bas Languedoc, comme champ de force et direction de sens auquel le Mirepoix d’antan ressortissait, à la fois pour cause de partage provincial et en vertu d’anciennes, longues habitudes historiques, que j’ai envie de qualifier de pente romaine. Le Cournanel, Cornanel, Courbinel, auquel reconduit depuis Mirepoix la rue éponyme, doit son nom à un latifundiste romain nommé Cornelius 8Cf. Ernest Nègre, Toponymie générale de la France, I, Formations préceltiques, celtiques, romanes, p. 649, Librairie Droz, Genève, 1990. . La Corneilla, qui coule à Cournanel, le doit aussi. Le Mirepoix des évêques courait ainsi volens nolens à la rencontre de quelque romanité oubliée, jamais toutefois complètement perdue. Le Minotaure qui orne à la cathédrale de Mirepoix le labyrinthe commandé par Monseigneur de Lévis le montrait déjà. Il tient une bannière analogue à celles, marquées du sigle S.P.Q.R. (Senatus PopulusQue Romanus), que brandissaient les légions romaines 9Cf. Labyrinte (suite)…. Quelque chose de l’antique romanité s’est perpétué, rue Courlanel, dans la nouveauté de la religion chrétienne et dans celle de la gouvernance consulaire.
Ci-dessus : plan 3 du compoix de 1766 : quadrivium de la rue Courlanel et de la rue du faubourg d’Amont (aujourd’hui rue Victor Hugo.
Quelque chose de la modernité s’annonce cependant aussi dans le décentrement du cardo et du decumanus – la rue du faubourg Saint Jammes, prolongée de la rue du grand faubourg d’Amont, et la rue Courlanel -, qui, destituant le quadrilatère central de son rôle de forum potentiel, place le quadrivium de Mirepoix à l’orée du faubourg d’Amont, du Rumat et de Lilo, i. e. à l’orée du Mirepoix des carnassiers, des tisserands, des teinturiers, des tanneurs, et autres métiers, petits ou grands, qui répondent quotidiennement aux besoins du beau Mirepoix. Là sont les forces vives. Là se joue concrètement, i. e. de façon industrieuse, l’avenir qui est aux alentours de 1766 celui de la vieille cité. La découpe du plan 3 du compoix de 1766 montre toutefois que l’idéal originel du vivre-ensemble a fait place pour certains à la réalité du vivre-à-part. Là où la recontre du cardo et du decumanus devrait, conformément à la logique romaine, marquer l’emplacement de quelque forum, le plan a son bord : il ménage un blanc au-delà. Symptomatiquement, le parcellaire de cet au-delà, en tant que tel, fait défaut. C’est au demeurant la conscience du vif de cet au-delà qui fait collectivement défaut.
Le bref survol topographique entrepris ci-dessus fait apparaître le Mirepoix d’antan, non comme une matière à dessin, sagement aquarellée, mais comme un champ de forces, travaillé de façon contraire à la fois par le besoin d’aperture et par la crainte des effets qui inévitablement s’en suivraient. La topographie du Mirepoix d’aujourd’hui reste à décrire. C’est une autre histoire. Quoique…
A lire aussi :
Moulons de Mirepoix 1
Moulons de Mirepoix 2
Notes