Boulmières !

 

Le compoix mirapicien de 1766 mentionne en deux endroits la présence de boulmières :

  • au n°49 du plan 2 1Plan 2 : Moulon de la rue Cambajou, porte del Rumat, rue Paraulettes, rue Caramaing, rue Saint Amans, le Bascou et partie du faubourg d’Amont. : « Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs, tiennent maison servant d’adouvairie pour tanner les cuirs, ciel ouvert et boulmières à Lilo ».

  • au n°1 du plan 7 2Plan 6 : Moulon du pont de Raillette jusqu’au ruisseau de Countirou et la rivière de l’Hers. : « Jacques Rivel, marchand tanneur, tient « maison servant d’adoubairie à tanner des cuirs avec un patu 3Patu : à Mirepoix, cour ouverte. ou boulmières, jardin et breil 4Cf. La dormeuse blogue : Le chemin des breils. à Countirou ».

 

Le mot ne figurant dans aucun des dictionnaires, modernes ou anciens, que j’aie pu consulter, j’ai longtemps désespéré d’arriver un jour à savoir ce qu’il désignait. J’observais toutefois, sans trouver d’écho, que ce mot survit dans la toponymie de notre région, puisqu’on relève fréquemment sur les cartes, ici un chemin des Boulmières, là une rue des dites Boulmières.

Les boulmières, qu’ès aquò ?

Les deux occurrences du mot boulmières que l’on relève dans le compoix mirapicien de 1766 intéressent chaque fois la propriété d’un marchand tanneur et vont de pair avec une adoubairie ou adouvairie.

Concernant le sens du mot adoubairie, adouvairie, adoberie, Robert Geuljans, auteur du Dictionnaire Etymologique de l’Occitan, -mon étymologue préféré -, m’a aiguillée vers le Dictionnaire de l’Occitan Médiéval. Celui-ci indique qu’à partir du verbe adobar, qui signifie « adouber », ou plus largement « préparer », l’antique vocable adobaria désigne de façon générale l’atelier, et de façon plus spécifique, « l’atelier du tanneur et/ou celui du corroyeur« .

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Nicolas de Larmessin, Costumes grotesques et métiers, le Tanneur, circa 1700 : tanneurs, rue des Blancs-Manteaux, in Les rues de Paris ancien et moderne, 358-1843. Origine et histoire. Monuments, costumes, moeurs, chroniques et traditions ; Gavarni, Daumier, Célestin Nanteuil… [et al.], dess. ; Louis Lurine… [et al.], aut. du texte ; édition G. Kugelmann, Paris, 1843.

Postulant que là où on parle d’adoubairie on parle possiblement aussi de boulmières, j’ai cherché articles, images et tous autres documents relatifs aux pratiques du tannage à l’ancienne. Hélas, outre qu’ils sont rares, ceux-ci demeurent vagues quant à la configuration des bâtiments, quant aussi aux méthodes et au matériel employé.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Jules-Adolphe Chauvet (1828-19..), Tannerie, rue de Montreuil (XIe arr.) en 1881 ; Agence Meurisse, photographie du canal de la tannerie à Dole (Jura), prise depuis la tannerie natale de Louis Pasteur en 1922.

 

 

Ci-dessus : ancienne tannerie au bord de la Baïse à Nérac (Lot-et-Garonne).

Tandis que je cherchais dans les livres et sur le web quelque indice à propos des boulmières, Claudine L’Hôte-Azéma, archiviste de profession, auprès de qui je m’étais plainte de ne rien trouver, s’est mise à chercher à son tour. C’est elle qui a déniché le document nécessaire à la compréhension de ce que signifie le mot boulmières. Il s’agit d’un article de J.-L. Abbé, publié en 2003 dans le Bulletin de la Société d’Études Scientifiques de l’Aude 5J.-L. Abbé, « Paysage urbain et rural à Limoux d’après une source méconnue : le terrier royal de 1316 », in Bulletin de la Société d’Études Scientifiques de l’Aude, CCIII (2003), p.91-100.. L’article s’intitule Paysage urbain et rural à Limoux d’après une source méconnue : le terrier royal de 1316. J.-L. Abbé y évoque précisément les bolmeria.

  • « Le terme bolmeria est à rapprocher de balnearia, le local de bain », note J.-L. Abbé. Il fait l’objet de mentions fréquentes dans la partie du compoix de 1316 qui intéresse à Limoux la rue de la Blanquerie (de la Tannerie), sise sur la rive droite de l’Aude. « Fosses et cuves servaient à l’épilage, au tannage, au foulage ou encore au rinçage. Il est impossible de savoir si elles sont maçonnées ou en bois, creusées dans le sol. Presque toujours mentionnées au pluriel, parfois dénombrées, les cuves reflètent par leur quantité l’importance de leur propriétaire. Le terrier contient 33 mentions de fosses, citées isolément ou groupées, jusqu’à 22, avec un cas exceptionnel, celui de Guilhem Fabre qui acquitte une redevance pour 41 fosses. Le tout additionné représente 220 fosses » 6Ibidem..

  • S’il ne reste rien des bolmeria de Limoux in situ, « des tanneries de la fin du Moyen Age ont été mises au jour à Toulouse », et « deux batteries de bassins sont réapparues » à cette occasion 7Ibid..

  • Le compoix de 1316 mentionne encore « deux bencos bolmeriarum. Faut-il lire bancos, bancs en relation avec les fosses, pour déposer les peaux, ou chevalets pour les écharner ? » 8Ibid.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : anciennes fosses à tanin récemment mises à jour à Saint-Saëns (Seine-Maritime) ; fosses à Marrakech en 1909.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : actuelles fosses à tanin à Fes ; fosses de même type au Pérou.

 

Les boulmières, disais-je, qu’ès aquò ? Ce sont donc des cuves ou des fosses, dans lesquelles, après avoir opéré le « travail dit de rivière qui prépare la peau pour le tannage (trempe dans l’eau vive, épilage, écharnage), on procède au tannage lui-même, qui transforme la peau en cuir, substance imputrescible, par l’action du tan ou de l’alun, voire du sumac » 9Il s’agit ici du Rhus Tyrius (sumac tyrien), ou Coriaria myrtifolia, variété de myrte plus communément nommée herbe aux tanneurs, corroyère, ou en Languedoc redoul, en référence à l’utilisation des feuilles dans la tannerie à l’ancienne. Concernant l’origine du mot occitan « redoul », cf. Robert Geuljans, Dictionnaire Etymologique de l’Occitan, Article Rodo-Roudou.
La coriaria myrtifolia, feuilles et baies, est toxique, car elle contient une substance convulsifiante, la coriamyrtine, dont l’action est comparable à celle de la strychnine.
. Reste ensuite à réaliser le corroyage, « qui fait du cuir tanné, par effet de lissage, un produit fini prêt à la vente » 10Ibid..

 

Le sens du mot boulmières étant désormais établi, le descriptif et le plan fournis par le compoix mirapicien de 1766 concernant la propriété d’Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs, deviennent plus complètement lisibles.

 

Alexandre et François Sutra frères, marchands tanneurs, dit le compoix, tiennent à Lilo, au bord du canal du Moulin – dont le cours en cet endroit demeure encore aérien à l’époque considérée – et faisant coin avec la rue qui vient du Countirou (aujourd’hui rue Jacques Miquel) « maison servant d’adouvairie pour tanner les cuirs, ciel ouvert et boulmières » (n°49 du plan 2).

L’adouvairie, figurée ci-dessus en rose, ce sont les bâtiments couverts qui servent d’atelier. Les boulmières, figurées par des cercles, sont quant à elles installées à l’air libre. La parcelle n°50, non documentée dans le compoix, fournit au tanneur l’espace nécessaire pour opérer au bord du canal le trempage des peaux dans l’eau courante, i. e. le travail de rivière.

De l’importance de la compréhension des mots pour une meilleure compréhension des choses.

A lire aussi :
Fordham University – The Jesuit University of New York, Livre des sources médiévales, Prixfait pour une calquière de tanneur en 1641
Robert Geuljans, Dictionnaire Etymologique de l’Occitan : articles Boulmières-Bolmeria et Adobar
La dormeuse blogue 2 : A Mirepoix – Le quartier de Lilo – L’Isle et le Bascou
La dormeuse blogue 3 : A Mirepoix – Moulon du grand chemin du pont, pont de Raillette, rue du bord de l’eau jusqu’au moulin

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