La fin de Jean Jacques Rousseau

Il n’avait conservé d’amis que le soleil ; mais au plus fort de sa misanthropie, de sa misère et des privations qui suivaient sa pauvreté, c’était à moi qu’il écrivait, raconte dans ses Souvenirs la marquise de Créquy.
 
Renée Caroline Victoire de Froullay de Tessé, Marquise de Créquy (1704-1803), fut l’un des derniers soutiens de Jean Jacques Rousseau. Elle évoque de façon émouvante la condition de l’écrivain vieillissant, qui, demeuré prolétaire et flanqué de Thérèse, de la mère de Thérèse, du frère de Thérèse et autres Levasseur, va de bienfaiteur en bienfaiteur, de château en château, qui, logé là dans quelque commun, tente d’y faire reconnaître la dignité de son étrange compagne, et plus encore d’y recouvrer la sienne propre, perdue alors par trop de calomnies émanant de Voltaire et de la confrérie gensdelettresque, et qui, affligé d’un sentiment de persécution, peine à trouver, même au profond de la verte campagne, le repos nécessaire au maintien d’une santé physique et morale désormais fortement dégradée.

Ci-dessus : portrait de Jean Jacques Rousseau par Jean-François Garneray, alias François-Jean Garnerey (1755-1837).

La marquise de Créquy ne dissimule pas le peu d’estime que lui inspirent la personne, la conduite et les manières de Thérèse Levasseur. Les contemporains, à propos de cette dernière, n’ont pas fait état d’un jugement plus flatteur. Mais Jean Jacques Rousseau tenait à la compagne des jours de sa vie, il voulait qu’on la respectât. On s’y efforçait donc, au moins par devant, comme ici la marquise de Créquy :

Je reviendrai successivement sur tout ce qui se rapporte à ce pauvre Jean-Jacques, mais pour ne pas oublier un détail infime et bien misérable, en vérité, qui me revient à l’esprit en pensant à Thérèse Levasseur, je vous dirai qu’au plus fort de la sauvagerie de son homme (elle ne savait parler qu’en femme de la halle), elle ne manquait pas de venir chez moi tous les samedis pour y prendre quatre grosses poulardes du Mans, dont je faisais la rente hebdomadaire à M. Rousseau, qui préférait cette sorte de comestible à toute autre. Son petit ménage en aurait eu pour toute la semaine, et c’était un de mes calculs de prévoyance et de soulagement pour lui.
— Je vous rends milles grâces, me disait-il ensuite, pour ce bon vieux coq dont notre pot-au-feu s’est très bien trouvé ; il n’est rien qui fasse de meilleur bouillon qu’un vieux coq.
— Un vieux quoi, dites-vous ?
— Mais un vieux coq, une vieille poule, une vieille volaille comme celles que vous avez la bonté de faire donner à Mlle Levasseur.

Je parlais d’autre chose afin de ne pas tracasser contre cette vilaine Thérèse, qui vendait nos belles poulardes pour en acheter des charcuteries et des poissons fumés dont elle était singulièrement friande. Elle a fini par se remarier avec un valet de M. Girardin. Voyez comme l’auteur de la Nouvelle Héloïse avait bien appliqué sa principale affection !
1Souvenirs de la marquise de Créquy, tome IV, chapitre VII.

 

Rousseau ne pouvait résister nulle part à son mécontentement de lui-même, à sa défiance des autres, à ses imaginations noires, au milieu desquelles il ne cessait de rêver des perfidies, des hostilités dissimulées et des trahisons. Il n’avait pu tenir à Montmorency chez la Maréchale de Luxembourg ; il s’était enfui d’une petite maison très commode, où les d’Épinay l’avaient fait s’établir avec sa bibliothèque et sa Thérèse ; et pourtant, il m’avait écrit du même lieu qu’il appelait son Ermitage, et dont il faisait des récits enchanteurs ; mais son contentement ne dura guère, ainsi qu’il me témoigna par la lettre suivante :

Madame,
Mon inconcevable situation dont personne n’a d’idée, pas même ceux qui m’y ont réduit, me force à entrer dans les tristes détails que je vous adresse et que je compte publier par la voie des journaux de France et de l’étranger.

Ma femme est malade depuis longtemps, et le progrès de son mal, qui la met hors d’état de soigner son petit ménage, lui rend les soins d’autrui nécessaires pour elle-même, quand elle est forcée de garder son lit.
 
Je l’ai jusqu’ici gardée et soignée dans toutes ses maladies : la vieillesse et la faiblesse qui la suit ne me permettent plus de lui rendre les mêmes services ; d’ailleurs, le ménage du pauvre, tout petit qu’il soit, ne saurait se faire tout seul : il faut se pourvoir au dehors des choses nécessaires à la subsistance ; il faut les préparer ; il faut maintenir la propreté dans sa maison, et ne pouvant remplir ces soins à moi tout seul, j’ai été forcé, pour y pourvoir, d’essayer de donner une servante à ma femme. Dix-huit mois d’expérience m’ont fait connaître les inconvénients inévitables de cette ressource dans une position pareille à la nôtre, et nous avons éprouvé que la corruption descendait jusqu’à mendier le secours d’une servante afin de nous trahir avec plus de suite et plus de sûreté.

Ci-dessus : Thérèse Levasseur âgée, dessin de Thomas-Charles Naudet (1778-1810).

Réduits à vivre absolument seuls, et néanmoins hors d’état de nous passer du service d’autrui, il ne nous reste, dans les infirmités et l’abandon, qu’un seul moyen de nous soutenir pendant nos vieux jours ; c’est de trouver quelqu’asile où nous puissions subsister à nos frais, mais exemptés d’un travail qui désormais surpasse nos forces, et de détails et de soins dont nous ne sommes plus capables.
 
Du reste, de quelque façon qu’on me traite, qu’on me tienne en clôture formelle ou en apparente liberté, dans un hôpital des pauvres, dans un hospice des fous, ou dans un désert, avec des gens doux ou durs, faux ou francs, si de ceux-ci il en est encore, je consens à tout, pourvu qu’on rende à ma femme les soins que son état réclame, et qu’on nous donne le couvert, les vêtemens les plus simples et la nourriture la plus sobre, sans que je sois obligé de me mêler de rien. Nous donnerons pour cela le peu que nous avons d’argent, d’effets et de rentes, et je pense que cela pourra suffire pour des provinces où les denrées sont à bon marché, ou bien dans les maisons destinées à cet usage, où les ressources de l’économie sont connues et pratiquées avec intelligence.
 
Nous nous soumettons de bon cœur à toutes les privations qui sont devenues de nécessité pour nous.

Ci-dessus : Maurice Leloir, Le petit déjeuner de Thérèse Levasseur et de Jean Jacques Rousseau, 1889.

— Rousseau, mon ami, lui répondis-je, agitation nerveuse, infirmité naturelle, et peut-être artificielle ! Votre femme n’est pas tellement malade, qu’elle ne puisse aller journellement de l’Ermitage à Montmorency en se promenant, et quelquefois jusqu’à Sarcelles, afin d’en gagner plus d’appétit, dit-elle aux passans. […] Je vous conjure et vous supplie encore une fois, mon bon Rousseau, d’aller vous établir à Jossigny où vous serez seigneur et maître, et pour entrer dans les menus détails, je vous répète encore une fois que vous y trouverez d’excellents vins dans la cave, et des sucreries à l’office, avec de belles fleurs au jardin, de bons légumes au potager, des fruits au verger, des oiseaux dans la volière et force volaille à la basse-cour ; il y a toujours de la vaisselle d’argent, des bougies, des cristaux, du linge, et de la glace avec du bois de chauffage, ainsi que toutes sortes de provisions, jusqu’à des chandelles ; ainsi vous n’aurez besoin d’y porter autre chose que vos livres et vos habits. J’irai chercher votre réponse au premier beau jour, et je vous demande en grâce de vous décider pour Jossigny.

 

Rousseau ne me répondit rien ; quand il revint à Paris, j’étais absente, et avant que je ne le pusse aller voir, on apprit qu’il était parti pour Ermenonville, où les Girardin avaient fait disposer un logement pour lui dans un bâtiment de service attenant à leur château. Il était logé fort à l’étroit, m’écrivait-il ; et, sur toute chose, il était incommodé par l’humidité de sa chambre et par le voisinage de la basse-cour. 2Souvenirs de la marquise de Créquy, tome VI, chapitre II.

Offrant au philosophe le séjour de sa maison de Jossigny, où, avec « d’excellents vins dans la cave, et des sucreries à l’office, avec de belles fleurs au jardin, de bons légumes au potager, des fruits au verger, des oiseaux dans la volière et force volaille à la basse-cour, il y a toujours de la vaisselle d’argent, des bougies, des cristaux, du linge, et de la glace avec du bois de chauffage, ainsi que toutes sortes de provisions, jusqu’à des chandelles », la marquise de Créquy fait miroiter à l’intention du « pauvre philosophe » le charme possible du luxe domestique. On ne s’étonnera pas du silence du dit philosophe, qui certes, concernant la volaille, « préfère cette sorte de comestible à toute autre », mais demeure insensible à la « vaisselle d’argent », aux « cristaux », et à la « glace » des châteaux. Bien qu’alors « incommodé par l’humidité de sa chambre et par le voisinage de la basse-cour », le « pauvre philosophe » ne prétend point vivre autrement qu’en pauvre tout court. Il souffre de sa condition, mais n’en rougit pas, et même il s’en réclame. Il y a du Diogène, cynisme en moins, chez le Rousseau d’Ermenonville, qui loge à côté de la volaille, et, y cherchant l’homme, s’y trouve lui-même, au plus près de sa difficulté de vivre, ailleurs amoureux des oiseaux, attaché à nourrir le serin de Thérèse, ici incommodé par le voisinage des gallines, cependant qu’il continue de préférer « cette sorte de comestible à toute autre ».

Il semble toutefois, d’après les Souvenirs de Stanislas de Girardin 3Discours et opinions, journal et souvenirs, volume III, par Stanislas de Girardin, Moutardier Libraire, 1828 ; Lettre de Stanislas Girardin à M. Musset-Pathay, auteur de l’ouvrage intitulé : « Histoire de la vie et des ouvrages de J.-J. Rousseau » ; P.Dupont, Paris, 1824., que Jean Jacques Rousseau ait vécu de façon plutôt heureuse, du 20 mai au 2 juillet 1778, à Ermenonville, les dernières semaines de son existence. Le marquis de Girardin rapporte comment, fraîchement débarqué de son obscur logis parisien de la rue Plâtrière, Jean Jacques Rousseau s’émerveille de revoir de « vrais » arbres : Il y a si longtemps que je n’ai pu voir un arbre qui ne fût couvert de fumée et de poussière ! ceux-ci sont si frais ! Laissez-moi m’en approcher le plus que je pourrai ; je voudrais n’en pas perdre un seul.

 

Ci-dessus : vue générale d’Ermenonville en 1783 ; dessin : Tavernier de Jonquières ; gravure : François Denis Née.

Aussitôt que les petits oiseaux, qu’il attirait sur sa fenêtre avec un soin paternel, venaient y saluer la naissance du jour, il se levait pour aller faire sa prière au lever du soleil. C’est à ce spectacle solennel, dont les fumées épaisses de Paris l’avaient si longtemps privé, qu’il allait tous les matins exalter son âme. Il ramassait ensuite quelques plantes qu’il venait soigneusement rapporter à ses chers oiseaux, qu’il appelait ses musiciens, et venait déjeuner de café au lait avec sa femme : ensuite il repartait pour des promenades plus éloignées.

Il s’était fait un ami d’Amable Ours Séraphin de Girardin, fils du marquis, dit le « petit gouverneur », qui le suivait dans ses promenades. Après dîner, Jean Jacques Rousseau passait un moment avec la famille Girardin. Il brodait, paraît-il, des « contes à la Suisse » qui tiraient des rires aux enfants. Adroit au canotage sur l’étang, il s’était attiré le surnom « d’amiral d’eau douce ». Il s’essayait aussi au tir à l’arc, qui est de coutume en Ile de France, où survivent de vieilles compagnies d’archers. Il avait toujours sur lui du tabac, qu’il aimait à distribuer aux travailleurs rencontrés dans les champs, en « dédommagement du temps perdu à causer avec lui ». Il fréquentait aussi le curé Brizard, avec qui il parlait de « la richesse de la nature et de ses productions ». Il était, note le marquis de Girardin, vêtu selon l’usage du temps : habit gris à collet ras et à larges basques, chapeau tricorne, perruque à canons, culotte courte et souliers à boucles. Il s’appuyait sur une longue canne qui semblait être son bâton de vieillesse.

Ci-dessus : Jean Jacques Rousseau et le « petit gouverneur » ; estampe anonyme, fin XIXe.

Un ami, nommé Achille Guillaume Le Bègue de Presle vint visiter Jean Jacques Rousseau au mois de juin. Il raconte qu’il le trouva content. Le 16 juin, jour de mon départ pour Paris, il me demanda de lui envoyer , à mon arrivée, du papier pour continuer son herbier, des couleurs pour faire des encadrements, et de lui apporter à son retour au mois de septembre, des livres de voyage, pour amuser durant les longues soirées d’hiver sa femme et sa servante, avec plusieurs ouvrages de botanique sur les chiendents, les mousses et les champignons, qu’il se proposait d’étudier l’hiver. Il dit même qu’il pourrait se remettre à quelques ouvrages commencés tels que l’opéra de Daphnis et la suite d’Emile 4Relation ou notice des derniers jours de Monsieur Jean Jacques Rousseau ; circonstances de sa mort ; et quels sont les ouvrages posthumes qu’on peut attendre de lui ; par Monsieur Le Bègue de Presle, docteur en médecine de la faculté de Paris & censeur royal ; avec une addition relative au même sujet ; par J. H. de Magellan, gentilhomme portugais, membre de l’académie royale de Madrid & correspondant de l’académie royale des sciences de Paris ; à Londres, chez B. White, libraire dans Fleet Street ; J.Johnson, libraire à S. Paul’s Church Yard ; P. Elmsly, libraire dans le Strand ; & W. Brown, libraire au coin d’Effet Street, près de Temple Bar ; M DCC LXXVIII..

 

Ci-dessus : vue du petit parc d’Ermenonville depuis le château ; dessin et gravure Mérigot fils, in Promenade ou itinéraire des jardins d’Ermenonville, Paris, 1783.

Jean Hyacinthe de Magellan, gentilhomme portugais qui accompagnait Achille Guillaume Le Bègue de La Presle à Ermenonville, raconte à son tour :

Nous arrivâmes au Château un peu avant dîner, & y trouvâmes de la compagnie, qui était venue voir Mons. le Marquis & sa famille. Après dîner Mons. Rousseau vint nous trouver, au moment qu’on se disposait à aller à la promenade & qu’on était déjà sur le pont du fossé qui environne le Château. II n’avait rien dans sa physionomie qui l’annonçât, si ce n’est la vivacité de ses yeux. — Son air simple & modeste, sans afficher aucune prétention, ni laisser échapper aucun signe de l’élévation de son esprit, ne l’auraient jamais fait prendre pour ce qu’il était […].

Je fus charmé d’observer que les enfants mêmes de Mons. le Marquis secondaient son penchant pour la botanique, en lui apportant les plantes moins communes qu’ils rencontraient dans la promenade. II s’entretenait avec eux en leur marquant les caractères de la classification botanique, & leur montrant les différences spécifiques. Il y avait cependant de temps en temps des expressions entre les autres, quoique très rarement, qui décelaient un Rousseau — c’était un laconisme énergique & plein de sentiment. II m’échappa de dire, je ne me rappelle point à quel propos, que les hommes étaient méchants. Les hommes, oui, répliqua Mons. Rousseau ; mais l’homme est bon ! 5Ibidem.

 

Ci-dessus : Jean Baptiste Siméon Chardin, Corbeille de fraises des bois, circa 1760.

Lors d’une visite à Ermenonville, peu après la mort de Jean Jacques Rousseau, l’architecte Pierre Adrien Pâris prend soin de recueillir le récit de Thérèse Levasseur concernant les dernières heures du philosophe. Il consigne les détails de ce témoignage dans un cahier longtemps resté inédit, puis publié par Georges Gazier en 1906 dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France.

La veille de sa mort, rapporte l’architecte Paris, d’après le témoignage de Thérèse Levasseur, Jean Jacques Rousseau mangea des fraises, dans lesquelles il mit deux cuillerées de lait et beaucoup de sucre, avec sa femme et le petit gouverneur. Il fut ensuite se promener dans le parc avec cet enfant, et en revenant, il dit à sa femme qu’il se sentait incommodé, qu’il ne croyait cependant pas que ce fût les fraises dont il avait fort peu mangé ; qu’il s’était trouvé mal plusieurs fois dans sa promenade et que le fils de M. de Girardin avait eu la complaisance de s’arrêter plusieurs fois pour le laisser reprendre ses esprits. […] A souper, il prit une bouchée de pain et un peu de vin. Le lendemain matin il parut assez gai ; le barbier du village vint le raser, et il lui lit des contes avec beaucoup de liberté d’esprit […]. Ensuite il alla se promener dans le parc, et revint disant à sa femme : « Ma chère amie, voici le déjeuner de ton serin, le nôtre est-il prêt ? » Il trouva le curé Gaucher sur le pas de sa porte et causa quelques instants avec lui ; celui-ci ne lui remarqua rien d’anormal.

Le jour de son décès, il déjeuna avec sa femme et sa servante fort gaiement. Il demanda à cette fille si elle aimait le café et si elle s’y accoutumerait bien. L’instant d’après il se plaignit qu’il se sentait du froid et qu’il se trouvait mal. En peu de moments, son mal augmenta. Il s’était senti frappé comme d’un coup à la tête, puis tourmenté d’une espèce de coliques. Il pria sa femme de renvoyer sa servante et d’ôter la clef de la porte.

 

Ci-dessus : Jean Michel Moreau (1741-1814), dessinateur, Le Cerf, graveur, Derniers moments de Jean Jacques Rousseau ; collection Achille Devéria : documentation sur la vie et les oeuvres de Jean-Jacques Rousseau (1830).

Après avoir parlé une heure avec Thérèse et réclamé qu’on ouvre grand la fenêtre, Jean Jacques Rousseau demanda de l’eau des Carmes et en ayant pris une cuillerée à café, il dit que cela lui faisait plus de mal que de bien. Sa femme lui proposa de prendre un remède ; il dit que cela lui était impossible dans la faiblesse où il était. Cependant, l’ayant aidé à se mettre sur son lit, elle le lui donna, mais ne pouvant le retenir, elle voulut glisser sous lui un pot de chambre plat. « Quoi ! dit-il, me croyez-vous si faible que je ne puisse me lever ? » Il fit alors un effort et se jetant à bas de son lit il se mit sur sa chaise, et sa femme lui ayant proposé une tasse de bouillon blanc, il en but un peu et la lui rendit en disant : « Mon cœur ne peut plus rien supporter ! » Et pendant qu’elle se détournait pour la poser quelque part, il tomba sur le plancher, mort 6Georges Gazier, La mort de J.-J. Rousseau, récit fait par Thérèse Levasseur à l’architecte Pâris, à Ermenonville, in Revue d’Histoire Littéraire de la France, 1906, Armand Colin, Paris..

J’appris sa mort inopinément, en sortant de la messe, aux Jacobins, se souvient Madame de Créquy, et ce fut par Mme de Tingry qui ne ménagea pas les termes. Je lui dis de me laisser rentrer dans l’église afin d’y prier le bon Dieu pour ce pauvre philosophe, et je ne pouvais m’empêcher d’y larmoyer sous mon coqueluchon. Il était mort le 2 juillet 1778, environ six semaines après Voltaire, et ce fut par un coup d’apoplexie, en rentrant de la promenade, et vers onze heures du matin. Il était né le 28 juin 1712, à Genève, où son père était horloger-mécanicien.

 

Ci-dessus : Jean Michel Moreau, Vue de l’Ile des Peupliers, dite l’Elysée, partie des jardins d’Ermenonville, dans laquelle Jean Jacques Rousseau, mort à l’âge de 66 ans, a été enterré le 4 juillet 1778.

Il est inhumé comme un chien danois, au milieu d’une grenouillère et sur un îlot, dans une manière de sépulcre à la hauteur de trois ou quatre pieds. M. Girardin vient d’y faire graver la plus substantielle et la plus concise de toutes ses compositions : Ici repose l’homme de la nature et la vérité ! Voilà son chef-d’œuvre en fait d’inscriptions lapidaires. 7Souvenirs de la marquise de Créquy, tome VI, chapitre II.

 

La marquise de Créquy n’était point seule à juger d’un goût faible le tombeau dédié à Jean Jacques Rousseau sur l’Ile des Peupliers. Hubert Robert imagina un autre tombeau, dont le dessin se trouve reproduit ci-dessus. Le nouveau projet finalement n’aboutit pas. La Révolution entendait ériger la mémoire de Jean Jacques Rousseau au rang de ses emblèmes. Elle fit du grand homme une figure de ses jeux de cartes, et, le 11 octobre 1794, transféra les cendres du philosophe au Panthéon, face à celles de Voltaire, son ennemi mortel.

Je songe à la tombe, alors restée vide sur l’Ile des Peupliers. Le vide me représente ici le peu que nous savons finalement du secret d’une âme sauvage, d’un coeur trop tôt meurtri, d’une existence en fuite, d’une santé physique et morale chancelante, d’un corps qui hésite entre le pèse-nerfs et la bête à chagrin. Il me semble toutefois qu’on approche d’un tel secret, qu’on brûle même, dans les témoignages rapportés ici, quand ceux-ci s’arrêtent aux petits riens de la vie, tellement humains, tellement décisifs : nourrir les oiseaux, préférer le poulet, boire du café au lait, distribuer du tabac, manger des fraises… J’aime d’amitié cette humanité-là. J’aime ce Rousseau.

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