Il y a un oiseau. Il y a de la pervenche

Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir. 1Arthur Rimbaud, Enfance III, in Illuminations, 1873-1875
 
C’était dimanche dernier. Je passais cours du Colonel Petitpied, mon pain sous le bras. Il y avait un oiseau, qui a chanté soudain, quelque part dans les arbres. C’est physique. Les mots peinent à dire l’émoi qui vous vient, par un beau dimanche de janvier, au cri de flûte d’un oiseau, au bleu d’une fleur, au rouge d’un bourgeon dont le corset craque.
 
Je me souviens qu’à propos de ce genre d’émoi Karen Blixen, dans Ehrengard, parle d’AlpenGlühen, de « rougeur des Alpes » 2Karen Blixen, « Ehrengard », in Les Chevaux fantômes – quand, sous la caresse du soleil, les crêtes rougissent.
 
Il a suffi d’un oiseau qui a chanté soudain, et ici, cours du Colonel Petitpied, je suis au pied des Alpes, dans un vieux jardin de l’enfance, et la voix de l’oiseau me fait rougir déjà. J’ai repéré sous les sapins un tapis de pervenches…

On se croit seul de son espèce, quand on est enfant, à éprouver de si puissantes sensations, et on se fait peur à se croire si seul. Puis je suis entrée dans la forêt des livres, et j’y ai reconnu, au vif et en leur forme naïfve, comme dit Montaigne dans ses Essais 3Montaigne, Essais, édition de 1595, Au lecteur, les mêmes sensations, mystérieuses, violentes, pourtant naturelles et ordinaires, – le cri de flûte de l’oiseau, le regard des pervenches, la rougeur des bourgeons, la vie, quoi. J’ai su alors que le trouble de vivre est chose commune, que la littérature nous aide à le partager, qu’elle rend ce partage finalement heureux. J’ai depuis lors toujours vécu dans l’amitié des livres.

Je veux rappeler ici deux pages mémorables, que je relis chaque fois comme si c’était la première fois, toutes chargées encore de l’émotion du partage. Elles disent le même chant de l’oiseau, le même bleu des pervenches, la même rougeur ! Les mots pourtant émanent chaque fois d’outre-temps, d’outre-tombe, et plus originairement encore, d’outre la solitude des corps et le secret des âmes.

Après les fureurs de la Révolution, les désastres de l’Empire, Chateaubriand retourne sur les lieux de son passé. Il évoque ici son retour à Montboissier. La page est datée de juillet 1817 :

Je suis maintenant à Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche. Le château de cette terre, appartenant à madame la comtesse de Colbert-Montboissier, a été vendu et démoli pendant la Révolution ; il ne reste que deux pavillons, séparés par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant à l’anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française : des allées droites, des taillis encadrés dans des charmilles, lui donnent un air sérieux ; il plaît comme une ruine.

 

Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d’automne ; un vent froid soufflait par intervalles. A la percée d’un fourré, je m’arrêtai pour regarder le soleil : il s’enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d’Alluye, d’où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. […].

Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. A l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. J’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. Quand je l’écoutais alors, j’étais triste de même qu’aujourd’hui. Mais cette première tristesse était celle qui naît d’un désir vague de bonheur, lorsqu’on est sans expérience ; la tristesse que j’éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l’oiseau dans les bois de Combourg m’entretenait d’une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable… 4François René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, 1 L 3

Je reconnais ici, au regard de l’enfance, l’inquiétude « qui naît d’un désir vague de bonheur, lorsqu’on est sans expérience », mais point cette « première tristesse » qui, ombrant par avance le possible de toute « félicité », augure, dixit Chateaubriand, « le souvenir des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable ». Certes, je ne sais rien de la peine endurée par qui a survécu à un frère, à une belle-soeur et à d’autres parents guillotinés. Je ne sais rien non plus des traverses essuyées par qui a été ministre et ambassadeur au temps des « révolutions modernes ». Il se peut que la « première tristesse » ait été chez l’enfant de Combourg prescience du destin de mélancolie au devant duquel, dixit Musset, marche qui vient trop tard dans un monde trop vieux 5Alfred de Musset (1810-1857), Rolla (1833) : Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux. D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte ; Les comètes du nôtre ont dépeuplé les deux. Maintenant le hasard promène au sein des ombres De leurs illusions les mondes réveillés….

A la fin des Mémoires d’Outre-Tombe, l’écrivain, désormais chenu, prend congé de la génération venue après la Révolution, et cependant qu’il salue les « enfants du printemps » 6Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Supplément aux Mémoires, L’avenir du monde, dont il n’aura jamais été, il se déclare de fait comme un enfant de l’automne. Patrice de La Tour du Pin dira plus tard l’horizon des Enfants de Septembre, « fuyants vers d’autres cieux » : Et le vent commençait à remonter au Nord, Abandonnant tous ceux dont les ailes sont lasses, Tous ceux qui sont perdus et tous ceux qui sont morts, Qui vont par d’autres voies en de mêmes espaces !

Il se peut qu’en vertu de quelque naturelle conjointure, la saison de notre naissance soit aussi notre saison mentale. Né le 4 septembre 1768, François René de Chateaubriand doit peut-être aux émois de sa prime saison sa pente de tristesse, sa nostalgie d’un printemps natif, auquel, dans le secret de l’intime, il a sans doute rêvé d’avoir part, et dont, année après année, il s’est senti exclu de façon obvie, puisqu’il n’y a pour les enfants de l’automne nul printemps qui ne se réserve amont, dans l’abyssal arrière-monde du futur antérieur.

 

Ci-dessus : variation sur une photo d’oiseaux, prise à Mirepoix l’hiver dernier, au bord de l’Hers.

Au printemps de 1735 ou 1736, Rousseau se rend aux Charmettes avec Madame de Warens, dite « Maman », qui possède là, au pied des Alpes, une maison de campagne. Il y fait une promenade inoubliable :

 

Ci-dessus : manuscrit des Confessions ; format : papier ; deux carnets (182 et 172 pages) ; le dernier volume, sauf les 4 premières pages et une partie de la cinquième, est écrit à l’encre de Chine ; 185 x 115 millimètres ; carnets, dos parchemin, réunis dans un étui en maroquin rouge ; manuscrit autographe, écrit à Worton, à Trye et à Monquin ; sur la première et la dernière page de chaque volume, on trouve les signatures autographes de l’ancien président et des secrétaires de l’Assemblée, ainsi disposées : « Ne varietur. Barbeau-Dubarran, exprésident ; Pelet, Borie, Cordier, L. Louchet, Lozeau, Laporte, secrétaires. » ; les enveloppes dans lesquelles figuraient les deux carnets lorsqu’ils furent donnés à la Convention par la veuve de Rousseau sont encore annexées aux volumes.

Le premier jour que nous allâmes coucher aux Charmettes, Maman étoit en chaise à porteurs, et je la suivais à pied. Le chemin monte, elle était assez pesante, et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre à peu près à moitié chemin pour faire le reste à pied. En marchant elle vit quelque chose de bleu dans la haie et me dit : voilà de la pervenche encore en fleur. Je n’avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l’examiner, et j’ai la vue trop courte pour distinguer à terre les plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d’oeil sur celle-là, et près de trente ans se sont passés sans que j’aie revu de la pervenche, ou que j’y aie fait attention. En 1764 étant à Cressier avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de laquelle il a un joli salon qu’il appelle avec raison Bellevue. Je commençais alors d’herboriser un peu. En montant et regardant parmi les buissons je pousse un cri de joie: ah voilà de la pervenche… 7Jean Jacques Rousseau, manuscrit des Confessions, Première partie, Livre 6

 

Ci-dessus : illustration de Maurice Leloir (1853-1940) pour les Confessions, édition Launette, 1889.

Je pousse un cri de joie : ah voilà de la pervenche ! Ce cri de joie vient à Rousseau « près de trente ans » après que Madame de Warens a vu Quelque chose de bleu dans la haie : voilà de la pervenche encore en fleur.

L’émoi du bleu a dans son vif une portée mystérieuse puisque près de trente ans plus tard, sortant de la dormance dans laquelle il s’est mystérieusement réservé, il éclate et, malgré la fuite du temps, le laps de l’espace, il se partage entre les deux promeneurs des Charmettes, ici et maintenant réunis par la grâce d’un instant de couleur, d’une extase de la sensation, d’un pur présent, qui ne passe pas.

C’est ici le partitif de la pervenche qui parle à mon coeur, comme d’une source qui peut se rouvrir à n’importe quel moment, partout, et qui se partage, via l’amitié des livres, par-delà l’hiver de l’âme et la solitude des corps, par-delà le désert qui va croissant. C’est au « cri de joie » poussé par l’ami Rousseau que je reconnais la source. D’un mot, d’un seul, lu sur la page, la source se rouvre ici et maintenant pour moi. Le bonheur, dans sa fleur sauvage, c’est quand le vif saisit le mort. Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir… Ah voilà de la pervenche !

 

A lire :
Jean Jacques Rousseau, Les Confessions
François René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe
Arthur Rimbaud, Illuminations

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