Christine Belcikowski

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Belle leçon de Villon aux enfans perduz

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Beaux enfans, vous perdez la plus
Belle rose de vo chapeau,
Mes clers apprenans comme glu ;
Se vous allez à Montpippeau
Ou à Ruel (1), gardez la peau :
Car, pour s’esbatre en ces deux lieux,
Cuydant que vaulsist le rappeau (2),
La perdit Colin de Cayeulx (3).

Ce n’est pas ung jeu de trois mailles (4),
Où va corps, et peut-estre l’ame :
S’on perd, rien n’y sont repentailles,
Qu’on ne meure à honte et diffame ;
Et qui gaigne, n’a pas à femme
Dido la royne de Cartage.
L’homme est donc bien fol et infame,
Qui, pour si peu, couche tel gage.

Qu’ung chascun encore m’escoute :
On dit, et il est verité,
Que charretée se boyt toute,
Au feu l’yver, au bois l’esté.
S’argent avez, il n’est enté ;
Mais le despendez tost et viste.
Qui en voyez-vous herité ?
Jamais mal acquest ne proffite.

François Villon. Le Grant Testament (1461). Belle leçon de Villon aux enfans perduz.

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1. Rapprochant ces noms de Ruel et de Montpipeau des termes de l'argot des Coquillards ou du jargon de Villon ruer et piper, le Dr. R. F. Guillon se demande « si aller à Ruel ou à Montpipeau ne sont pas des périphrases pour "ruer" [argot des Coquillards : desbouser les povres nyais, dépouiller les dupes] et "piper" [tricher], par un calembour analogue à celui qui plus tard fit dire "aller à Niort" pour nier ». Cf. M.R. « Pour le commentaire de Villon : Montpipeau et Rueil (Villon. Testament) ». In Romania. Tome 43. N° 169, pp. 102-105. 1914.

2. « Cuydant que vaulsist le rappeau » : se fiant à l'appeau (d'une femme perdue sans doute). Rappeau, rappiau : appeau. Cf. Nizier du Puitspelu. Clair Tisseur (1827-1895). Le Littré de la Grand'Côte, p. 291. Académie du Gourguillon et des Pierres plantées. Lyon. 1903.

3. Colin de Cayeux, complice de François Villon dans le vol au collège de Navarre, accusé de nombreux méfaits, pris à Saint-Leu-d'Esserent, Oise, condamné par le Parlement de Paris à être « pendu et estranglé » le 26 septembre 1460, bien qu'il ait réclamé son privilège de clerc.

4. Dictionnaire du Moyen Français (1330-1500). Maille, dans « ung jeu de trois mailles » : pièce de monnaie (de cuivre) valant un demi-denier (monnaie de faible valeur).

Classé dans : Poésie Mots clés : aucun

La flors enversa

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I. Raimbaud d'Orange. La flors enversa

Ar resplan la flors enversa
Pels trencans rancx e pels tertres,
Cals flors ? Neus, gels e conglapis
Que cotz e destrenh e trenca ;
Don vei morz quils, critz, brays, siscles
En fuelhs, en rams e en giscles.
Mas mi ten vert e jauzen Jois
Er quan vei secx los dolens croys.

Raimbaut d'Aurenja, « seingner d'Aurenga e de Corteson e de gran ren d'autrez castels », né entre 1140 et 1145 à Orange et mort le 10 mai 1173 à Courthézon, est le plus ancien des troubadours de Provence. Il laisse à la postérité une quarantaine de cansos [poésies lyriques] et un sirventès [poème satirique].

II. Essai de traduction

Ores resplendit la fleur inverse
sur les falaises tranchantes, sur les tertres
Quelle fleur ? Neige, glace et givre,
qui brûle, saisit et tranche,
dont je vois morts appels, cris, bruits, sifflets,
dans les feuilles, dans les branches et dans les rameaux.
Mais me tient, moi, vert et joyeux, la Joie
quand je vois secs et dolents, les méchants.

III. Cours de Denis Hüe. Poésie et Prouesse. « Raimbaut d'Orange, La fleur inverse ». Université Rennes 2. L'aire d'u. 1 janv. 2007.
Raimbaut d'Orange, La fleur inverse
Pour accéder au cours, cliquez sur le lien ci-dessus.

IV. Jacques Roubaud et la flors enversa

« Er resplan la flors enversa »

« Ces mots emplissent, sans fractures, le premier vers d’une canso (une « chanson », un poème-musique) du troubadour Raimbaut d’Orange, composée il y a plus de huit siècles, dans une langue aujourd’hui quasi morte mais qui est pour moi la langue-origine de la poésie, le « provençal » : « Maintenant brille (resplendit) la fleur inverse. » Je la nomme dans ce récit « provençal », plutôt qu’occitan ou « lemozi » comme la désignaient jadis les Catalans : ces autres désignations ouvrent à des imaginations différentes, et pour moi moins émouvantes, de cette poésie. Pour choisir la première, j’ai mes raisons. Raimbaut d’Orange ne laisse pas longtemps ignorer le sens premier de ce groupement étrange : « quais flors » dit-il (« quelle fleur ? »). Et il se répond à lui-même, renchérissant sur le solipsisme spontané, absolu, de tout vers : « neus gels e conglapis » (neige, gel et « conglapi »), présentant en ce dernier vocable, si rare qu’il n’apparaît que là, on ne sait exactement quoi de gelé, mais que je décide de comprendre, pour les besoins de ma composition, précisément comme la conjonction vitrifiée de neus (neige) et de gels, comme la condensation d’un bruit-buée et d’une froide substance, emblématique du froid même, entendant en lui « tout un glapissement », et le crissement des copeaux du froid, transparents, glissant et criant sous l’ongle :

Er resplan la flors enversa
Pels trencans rancx e pels tertres.
Quais flors neus gels e conglapis
Que cotz e destrenh e trenca.

Alors brille la fleur inverse
entre falaises tranchantes et collines.
quelle fleur ? neige gel et glace
qui coupe et tourmente et tranche.

Or toute aube est un printemps, même une aube de gel. Et dans ce début paradoxal d’une canso amoureuse Raimbaut d’Orange, au lieu de laisser retentir, comme le veut la tradition, les chants doux et didactiques d’amour des instituteurs-oiseaux, les essenhadors del chan, fait parler des rossignols abstraits (l’expression « enseignants du chant » est d’un autre troubadour, Jaufre Rudel : les oiseaux sont ceux qui « enseignent le chant » dans la « douce saison suave », « enseigner » devant être compris ici à la manière languedocienne d’aujourd’hui, comme « apprendre à trouver » : « je t’enseignerai la lièvre » disait, et je l’entends dans mon oreille après cinquante années, un chasseur à un chasseur). Il met des glaçons à la place des gorges rouges-absentes, des gosiers transis de loriots ou d’alouettes, de leur chant mort de froid :

Vey mortz quils, critz, brays, siscles Je vois morts appels, cris, bruits, sifflets

Invoquer le grand froid aviaire des collines saisies de gel (le froid semble plus absolu dans les paysages qui n’en ont pas l’habitude), c’est pour Raimbaut donner plus d’éclat encore à la fleur triple-une du chant, de la poésie et de l’amour, la fleur inverse, absente de tous bouquets (ici d’une double absence). Quand j’ai lu cette image, quand je me suis trouvé saisi, transi de ces mots-là, flors enversa, je les ai reconnus comme miens (c’était presque au début de ma lecture des Troubadours, je ne savais pour ainsi dire rien d’eux encore), et je me suis sentimentalement et spontanément placé, sans m’en rendre d’abord compte, implicitement dans le camp de ceux qui suivent l’une des deux « voies à la fois antagonistes et inextricablement entrelacées de l’art des Troubadours, le trobar. Raimbaut d’Orange est sans doute le premier représentant accompli, sinon l’inventeur, le « trouveur » de l’une de ces voies, antérieurement et plus parfaitement que son disciple le plus connu, choisi, destiné par Dante à représenter cette manière et idée de la poésie, Arnaut Daniel (1).

Car il ne s’agit pas là simplement d’une métamorphose insolente de la métaphore « printanière » de la tradition (les commencements du chant de poésie, au printemps, identifiés au chant amoureux des oiseaux), mais aussi de l’affirmation d’une façon de dire en poésie, qui se prolonge bien au-delà du moment privilégié de la découverte des fleurs chantantes du gel. On pourrait la définir comme étant la Voie de la double négation (qui a ses versions parentes et parallèles, philosophiques, théologiques, et même logiques) : le gel nie la fleur et le chant. Mais dans le désert du gel fleurit une « fleur paradoxale, dans son silence résonne une insistante disharmonie, et de cette floraison « hirsute », comme de cette atonalité polaire, renaissent, à l’évocation vibratoire du vers, simultanément la musique heureuse et sa disparition désespérée.

J’ai reconnu, dis-je, tout de suite cette voie, cette via negativa comme la mienne. Mais reconnu aussi qu’il ne s’agissait pas seulement de poésie : ce que je voyais, sentais et entendais en « neige, gel et “conglapi” » c’était, désormais inséparablement, l’image d’enfance de la vitre recouverte de sa gelée hivernale, et le parcours crissant de l’ongle devenant accompagnement intérieur, caché sous la vision, du déroulement, fracturé d’obstacles consonantiques, des vers de la canso, cette marque caractéristique de la « poétique négative » de Raimbaut. Sous la voix, comme sous le gel de la vitre, il y a le néant nocturne des choses périssables et disparues. La voie, dite « obscure » et « fermée », de la poésie selon Raimbaut d’Orange et Arnaut Daniel n’oublie « jamais que, sous la plus grande « joie » d’amour, le « joi », guette le gel de l’accomplissement, la férocité du réel mélangé de mort. Il y a l’envers de la fleur d’amour, mais aussi celui des enfances : enfances de la chair mortelle, de la prose, le « roman ». Ou des langues. »

Jacques Roubaud. La Boucle. Éditions du Seuil. Collection Fiction & Cie. 1993. À noter que, dans la page reproduite ci-dessus, on observe parfois une autre graphie du texte de Raimbaud d'Orange. Mais quid de l'orthographe d'un texte occitan du XIIe siècle ?

Jacques Roubaud, né en 1932, a passé son enfance à Carcassonne. Plus tard poète, écrivain et mathématicien, il développe une œuvre abondante, dans laquelle il explore, outre le rapport entre la littérature, l'autobiographie et la mathématique, la richesse poétique des formes fixes, plus spécialement celles de la poésie médiévale. L'enfance carcassonnaise ne va pas sans orienter son goût de lire et de traduire du vieil occitan les textes laissés par les premiers troubadours.

V. Frédéric Jacques Temple et la fleur adverse

« À Roland Pécout » (2)

J’erre sans fin avec Max Rouquette (3)
dans les décombres du château
où la ronce a l’odeur funèbre
du lys de France
fleur adverse
dont l’ombre s’étale souveraine
sur la tombe de Rimbaut d’Aurenga
à qui je parle
une langue adverse.

Frédéric Jacques Temple. La Chasse infinie et autres poèmes. Poésie/Gallimard. 2020.

Je laisse ici au lecteur le soin de déterminer, relativement à la « flors enversa » de Raimbaud d'Orange, ce que Frédéric Jacques Temple entend par « fleur adverse » et « langue adverse ».

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1. Arnaut Daniel, né à Ribérac vers 1150, un troubadour périgourdin de la fin du XIIe siècle.

2. Roland Pécout, en occitan Rotland Pecot, poète écrivain occitan né en 1949 à Châteaurenard, en Provence.

3. Max Rouquette, écrivain français de langue occitane, né le 8 décembre 1908 à Argelliers (Hérault) et mort le 22 juin 2005 à Montpellier.

L'image a flambé

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Le pire n’est pas toujours sûr ;
le meilleur non plus.
Et d’ailleurs, quand ils le reconnurent,
à Samarcande, Pernambouc ou Magnitogorsk,
il disparut à leurs yeux.
L’image a flambé comme une allumette.
Tu brûles ce que tu adores, Clovis !
Ce qui échappe au CLIC
de ton APN,
c’est le frou-frou d’une aile
qui a fui,
la gloire d’un bois
que le soleil d’hiver a rendu transparent
comme une chair d’enfant,
le mystère du vent
qui coule des étoiles froides.
L’écuyère, la vie, a crevé le cerceau
de l’image cavalière.

Automne 1838. Quand Charles Baudelaire vient aux Pyrénées

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Charles Baudelaire, en 1838, est âgé de dix-sept ans. Fin août 1838, avant sa rentrée en classe de Philosophie à Louis-le-Grand, il part en diligence rejoindre, via Toulouse, Caroline Dufaÿs, sa mère, et Jacques Aupick, son beau-père, à Barèges. Il y passe « quinze jours à courir à pied, à cheval » (1), jusqu'à Bagnères-de-Bigorre. En octobre 1838, il évoque ses impressions des Pyrénées dans une lettre adressée à son frère Alphonse, et il compose le poème reproduit ci-dessous. Recueilli par les éditeurs après la mort de l'écrivain, ce poème, initialement non titré, se trouve parfois proposé sous le titre, bien mal inspiré, de « Incompatibilité ».

Tout là-haut, tout là-haut, loin de la route sûre,
Des fermes, des vallons, par delà les coteaux,
Par delà les forêts, les tapis de verdure,
Loin des derniers gazons foulés par les troupeaux,

On rencontre un lac sombre encaissé dans l'abîme
Que forment quelques pics désolés et neigeux ;
L'eau, nuit et jour, y dort dans un repos sublime,
Et n'interrompt jamais son silence orageux.

Dans ce morne désert, à l'oreille incertaine
Arrivent par moments des bruits faibles et longs,
Et des échos plus morts que la cloche lointaine
D'une vache qui paît aux penchants des vallons.

Sur ces monts où le vent efface tout vestige,
Ces glaciers pailletés qu'allume le soleil,
Sur ces rochers altiers où guette le vertige,
Dans ce lac où le soir mire son teint vermeil

Sous mes pieds, sur ma tête et partout, le silence,
Le silence qui fait qu'on voudrait se sauver,
Le silence éternel et la montagne immense,
Car l'air est immobile et tout semble rêver.

On dirait que le ciel, en cette solitude,
Se contemple dans l'onde, et que ces monts, là-bas,
Écoutent, recueillis, dans leur grave attitude,
Un mystère divin que l'homme n'entend pas.

Et lorsque par hasard une nuée errante
Assombrit dans son vol le lac silencieux,
On croirait voir la robe ou l'ombre transparente
D'un esprit qui voyage et passe dans les cieux.

bareges.jpg

Ci-dessus : Barèges et la vallée du Bastan. Hautes-Pyrénées. Charles Mercereau, lithographe. In La France de nos jours. Nº 335. F. Sinnett. Paris. 1853-1876.

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1. Lettre de Charles Baudelaire à Alphonse Aupick, son demi-frère. 23 octobre 1838. Correspondance générale. I, p. 64. Gallimard. Pléiade. Paris. 1993.

2. Charles Baudelaire. Poésies de jeunesse. Poésies diverses. In Œuvres complètes. Volume I, p. 199. Gallimard. Pléiade. Paris. 1975.

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L'heure du loup

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« Reste avec nous, car le soir approche et déjà le jour baisse. »

Quand amours, ris et jeux se sont envolés,
quand jeunesse a repris, d’ahan,
le chemin de la grande ville,
c’est l’heure du loup,
le soir descend glissando sur la petite ville,
et l’on dîne de regrets
sous la lampe blafarde,
tandis que la queue du chat,
mouvante,
seule témoigne
des pensées qu’il roule dans l’ombre.

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