Arsène Houssaye –  » Voici comment nous vécûmes ensemble : Camille Rogier, Gérard de Nerval, Théo et moi « 

 

Ci-dessus : La Bohème romantique, in Arsène Houssaye, Confessions – Souvenirs d’un demi-siècle, 1830-1880, tome 1, frontispice du chapitre VI, p. 291, E. Dantu Editeur, Paris, 1885.

A Paris la semaine dernière, je suis allée respirer place du Carrousel le souvenir de la bohème romantique, celui de Gérard de Nerval et de la bande à Camille Rogier. Dans Nerval à sa fenêtre ou le paysage de l’impasse du Doyenné, j’évoquais la démolition du quartier du Doyenné en 1851, à fin de dégagement de la place du Carrousel, et l’édification du pavillon Mollien à l’emplacement du quartier détruit, à fin d’achèvement du Grand Louvre. Je suis allée, disais-je, place du Carrousel respirer le souvenir d’un quartier qui n’existe plus, dont il ne subsiste aucune trace, et, foi de pèlerin romantique, le souvenir, qui flotte ici, invisible dans l’air, suffit à ranimer ce qui a été, qui est toujours aux yeux de l’imagination, et que les yeux du corps seulement ne voient pas. Bien sûr le vif d’un tel souvenir ne va pas sans l’amitié des livres, ceux que Nerval et les siens nous ont laissés, peuplés de leurs voix survivantes, qui aujourd’hui comme hier entretissent le roman de leur vingt ans, témoin de leur jeunesse éternelle. J’ai relu ainsi avant de me rendre au Carrousel du Louvre les Confessions – Souvenirs d’un demi-siècle, 1830-1880, livre dans lequel Arsène Houssaye 1Arsène Houssaye (1814-1896), écrivain, auteur d’une oeuvre abondante ; de 1849 à 1856, administrateur général de la Comédie-Française ; à partir de 1857, inspecteur des musées de province ; directeur, en 1866, de la Revue du XIXe siècle ; fondateur après 1870, de La Gazette de Paris, puis de La Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg ; président de la Société des gens de lettres en 1784., familier lui aussi de l’impasse du Doyenné, raconte « comment nous vécûmes ensemble : Camille Rogier, Gérard de Nerval, Théo et moi ». 2Arsène Houssaye, Confessions – Souvenirs d’un demi-siècle, 1830-1880, tome 1, chapitre VI, II : Une Ruche, E. Dantu Editeur, Paris, 1885.

Ci-dessus : Arsène Houssaye, photographié par Nadar.

Voici comment nous vécûmes ensemble : Camille Rogier, Gérard de Nerval, Théo et moi.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Théophile Gautier, jeune ; Gérard de Nerval ; Camille Rogier, plus âgé, à Constantinople (on ne trouve aucun portrait de Camille Rogier antérieur à l’installation à Constantinople).

Théo [Théophile Gautier (1811-1872)] loua, rue du Doyenné, au voisinage de Camille Rogier 3« Ce Rogier, qui dessinait de très fines illustrations pour les Contes d’Hoffmann, gagnait assez d’argent pour s’acheter des bottes à l’écuyère et des habits de velours nacarat, sur lesquels s’étalait sa magnifique barbe rousse, objet de notre envie. Ayant à faire des dessins pour les Mille et une Nuits, il alla en Orient, où il resta et devint directeur des postes à Beyrouth ». Propos de Théophile Gautier, cité par Arsène Houssaye., un petit pied-à-terre pour recevoir ses amis et ses amies, car outre que la barrière des Bonshommes 4Barrière des Bonshommes, nommée aussi barrière de la Conférence, ou barrière de Versailles, puis barrière de Passy: l’une des 5 anciennes barrières de Passy. nous semblait au bout du monde, la vie y était trop familiale pour un homme qui a des amitiés bruyantes et qui lâche la bride à ses passions. Ce pied-à-terre n’était pas ruineux : deux cent cinquante francs par an. Théo n’y répandit pas un luxe asiatique, il n’y mit que ce qu’il faut pour dormir et rêver.

Ci-dessus : vers 1859, vue de l’ancienne barrière des Bonshommes, ultérieurement détruite, par A. Gouviot.

 

Ci-dessus : vue du quartier du Doyenné par Thomas Girtin (1775-1802).

Le luxe était en face, dans les célèbres appartements de Camille Rogier, qui était déjà un artiste reconnu et qui avait convié quelques peintres de ses amis à couvrir de chefs-d’œuvre les panneaux blancs encadrés d’or du salon. Ce salon est devenu légendaire, puisqu’il fut le rendez-vous de la première bohème littéraire.

Ci-dessus : dans le cadre des grands travaux haussmanniens, démolition des vieux quartiers adjacents à la place du Carrousel, parmi lesquels la rue et l’impasse du Doyenné.

Gérard, qui voulait mener une vie fastueuse, en fils de bonne famille, avait pris un coin de l’appartement de Rogier en promettant d’y apporter des merveilles ; c’était un sous-locataire bien facile à vivre, puisqu’il ne couchait jamais chez lui. On ne le voyait çà et là que dans les belles heures de la journée ; le soir il courait les théâtres, la nuit il vivait en noctambule et en illuminé dans la fièvre de l’inspiration. Il finissait de guerre lasse par s’endormir où cela se trouvait, tantôt comme le beau Phébus, tantôt comme le poëte Régnier 5« Le poète Régnier » : Mathurin Régnier (1573-1613), poète français, auteur de satires, « négligemment habillé et assez mal-propre, un original de son temps », dixit Madeleine de Scudéry, mort à l’âge de quarante ans suite à une vie de bohème et de débauche..

 

Ci-dessus : la place du Carrousel avant son réaménagement, en 1849 ; à droite, le quartier du Doyenné.

Je venais dans la journée passer une heure au milieu de tout ce monde flamboyant, émerveillé de voir dépenser tant d’esprit, argent comptant. Un soir, Camille Rogier nous avait offert le thé dans un adorable jeu japonais ; nous babillâmes tant et si bien, descendant des hauteurs de la philosophie jusque dans les abymes de la volupté, que nous oubliâmes l’heure, à ce point, que l’aurore allait émerger à l’orient quand nous pensâmes a nous en aller, Ourliac 6Edouard Ourliac (1813–1848), écrivain. Cf. Wikisource : oeuvres d’Edouard Ourliac., Beauvoir 7Eugène Auguste Roger de Bully, dit Roger de Beauvoir (1806-1866), romancier et dramaturge et moi, qui n’étions pas de la maison. « J’ai bien une chambre d’ami, dit Rogier, mais je n’en ai pas trois. » J’étais le plus paresseux : j’allai me jeter sur le lit de l’hospitalité. Je m’éveillai si tard dans la journée que Rogier me dit en souriant : « Ce n’est pas la peine de vous en aller, puisque nous dînons ensemble. » Le soir venu, ce fut la même causerie. Quand Théo créait un paradoxe, il ne s’arrêtait pas à mi-chemin ; quand Ourliac improvisait une de ses comédies, il fallait attendre le dénouement ; quand Beauvoir éclatait dans ses lazzis, on ne songeait pas à mettre un point.

Le lendemain du second jour, j’envoyai prendre mon lit de camp rue Vivienne pour vivre en si bonne compagnie. C’était d’ailleurs sur la prière renouvelée de Théo et de Gérard comme de Rogier. Naturellement Gérard ne s’inquiéta jamais du terme. Rogier ne voulait pas me faire payer l’hospitalité, mais je me promis de prendre ma revanche par quelques festins aux Frères-Provençaux 8Aux Frères-Provençaux : célèbre restaurant parisien, situé au Palais-Royal., les jours de lettres chargées, car ma mère ne m’oubliait pas.

 

Ci-dessus : édifié en 1851 à l’emplacement du quartier du Doyenné, photographié par Gustave Le Gray, le pavillon Mollien, sur l’aile sud du Grand Louvre.

On n’a jamais vécu d’une amitié plus franche et plus gaie ; tous les jours, vraie fête pour le coeur et pour l’esprit. C’était en chantant comme de gais compagnons qu’on se mettait à l’oeuvre, Théo à Mademoiselle de Maupin, Gérard à La Reine de Saba, Ourliac à Suzanne, moi à La Pécheresse. Je ne compte pas les sonnets et les chansons que Rogier mettait en musique sans perdre un coup de crayon, car il dessinait toute la journée ou peignait des aquarelles, illustrant tour à tour Hoffmann et Byron.

 

Ci-dessus : édifié en 1851 à l’emplacement du quartier du Doyenné, photographié par mes soins le 29 septembre 2012, le pavillon Mollien.

Dans le grand salon, il y avait de la place pour tout le monde. L’un écrivait au coin du feu, l’autre rimait dans un hamac ; Théo, tout en caressant les chats, calligraphiait d’admirables chapitres, couché sur le ventre ; Gérard toujours insaisissable allait et venait avec la vague inquiétude des chercheurs qui ne trouvent pas ; Beauvoir apparaissait çà et là, — ce Musset brun, comme a dit d’Aurevilly, — avec des pages rimées toutes brûlantes.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Théophile Gautier, vu par Auguste de Châtillon ; Gavarni, autoportrait ; Roger de Beauvoir.

Ce n’était pas tout : Gavarni 9Sulpice Guillaume Chevalier, dit Paul Gavarni (1804-1866), aquarelliste et dessinateur., qui publiait alors je ne sais quel journal de modes avec la protection de madame d’Abrantès, venait crayonner avec Rogier, quand il n’était pas occupé à faire le beau, lui qui n’était pas beau. Il contrastait singulièrement avec Théo, car si Gavarni ressemblait à une gravure de modes, Théo ressemblait à un Basque venu tout chevelu des forêts et des montagnes, non pas toujours avec le gilet rouge légendaire, mais avec une vareuse écarlate.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Auguste de Châtillon vers 1870 ; Prosper Marilhat, vu par Théodore Chasseriau en 1835.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Chenavard, vu par Nadar ; Célestin Nanteuil (à droite) ; Eugène Delacroix, Autoportrait au gilet vert, circa 1837.

Parmi les amis poètes ou peintres, parmi ceux qui peignaient les panneaux du grand salon ou qui contaient bien, on voyait venir dans l’après-midi Ourliac, un comique qui a fini comme Polyeucte ; Auguste de Châtillon 10Auguste de Châtillon (1808-1881), peintre, sculpteur, poète., moitié peintre et moitié poète, comme à ses débuts Théophile Gautier, mais toujours resté à mi-chemin, tandis que l’auteur de la Comédie de la Mort, de peintre effacé, devenait grand poète ; Marilhat 11Georges Antoine Prosper Marilhat (1811-1847), peintre orientaliste., un paysagiste exquis qui avait la nostalgie du soleil et qui initiait Rogier à l’Orient ; Célestin Nanteuil 12Célestin François Nanteuil-Leboeuf, dit Célestin Nanteuil (1813_1873), peintre, graveur, illustrateur., une palette sans crayon, une poésie mal dessinée ; Emile Vattier 13Emile Charles Wattier (1800-1868), peintre, lithographe, caricaturiste, vignettiste et graveur à l’eau-forte., une contre-épreuve de Watteau, trop vieux de cent ans ; Alphonse Esquiros 14Henri François Alphonse Esquiros (1812-1876), écrivain, homme politique. une contre-épreuve de Saint-Just, coeur d’or, esprit profond, grand citoyen ; Gavarni, qui n’était encore qu’un journal de modes ; Eugène Delacroix, aussi grand coeur que grand esprit, romantique avec les romantiques, mais classique obstiné dans le silence du cabinet, comme pour faire pénitence de toutes les luxuriances de son pinceau ; Préault 15Antoine Augstin Préault, dit Auguste Préault (1809-1879), sculpteur., qui sculptait des mots comme Chenavard 16Paul Marc Joseph Chenavard (1808-1895), peintre..

Parmi les familiers de notre maison, il y avait aussi des Parisiens du perron de Tortoni 17Tortoni : fondé en 1798 par un napolitain nommé Velloni, célèbre café parisien, situé à l’angle du boulevard des Italiens et de la rue Taitbout. Après un siècle de succès, il ferme en 1893., comme ce gai et spirituel marin qui est devenu l’amiral Coupvent des Bois 18 Aimé Auguste Élie Coupvent des Bois (1814-1891), vice-amiral.. Il y avait Brot 19Charles Alphonse Brot (1807-1895), écrivain., que Théo accusait de verser trop de larmes dans son joli roman Priez pour elles ; Pétrus Borel 20Joseph Pétrus Borel d’Hauterive, dit Pétrus Borel ou « le lycanthrope » (1809-1859), écrivain., qui était sur le point de trahir le romantisme, entraîné par ses études historiques.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Camille Roqueplan ; Nestor Roqueplan ; Petrus Borel.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Charles Lassailly ; Narcisse Diaz ; Auguste Maquet en 1847.

Augustus Mackeat 21Auguste Maquet (1813_1888°, écrivain, nègre d’Alrxandre Dumas., beau cavalier se préparant aux coulisses et à la scène, n’apparaissait que de loin en loin ; pareillement l’incomparable Lassailly 22Charles Lassailly (1806-1843), écrivain, secrétaire de Balzac.. Ernest Falconnet 23Ernest Falconnet (1815_1891), poète hellénisant., aujourd’hui conseiller à la Cour ; Edouard L’Hôte 24Edouard L’Hôte, poète, auteur des Primevères en 1836., devenu plus ou moins un personnage dans les douanes, venaient bras dessus bras dessous, le premier déjà connu par des pages de haute critique, le second par un recueil de fraîches poésies, intitulé : les Primevères. Falconet parlait d’or, L’Hôte jetait l’éclat d’une vive causerie. Alexandre Dumas apparaissait comme un orage ; il n’était pas entré qu’il était sorti. Il avait eu le temps toutefois de dire un mot à tout le monde ; sans doute, il appelait cela semer des sympathies, car, pareil à Hugo dans ses témérités incomprises, il lui fallait des amis de tous les ordres. Les deux Roqueplan 25Camille et Nestor Rocoplan, dits Roqueplan : Camille Roqueplan (1802-1855), peintre ; Nestor Roqueplan (1805-1870), journaliste, écrivain, directeur d’opéra et de théâtre. venaient çà et là ; Nestor ne s’en allait jamais sans avoir dit son mot — qui était quelquefois un mot. Camille voulut peindre un des panneaux du salon, quand il vit tant d’ébauches radieuses de Marilhat, de Boulanger 26Louis Boulanger (1806-1847), peintre, lithographe et illustrateur., de Devéria, de Nanteuil, de Vattier, de Diaz 27Narcisse Virgile Dias de la Peña (1807-1876). Note d’Arsène Houssaye : Diaz, si j’ai bonne mémoire, nous était arrivé par Constant [Constant Troyon (1780-1817), peintre d’ornement et doreur] comme peintre en décors, presque comme peintre d’enseignes. Nous avions un miroir cassé, il prit la palette de Théo et en quelques coups de pinceau il fit fleurir des roses sur les brisures, si bien que la glace qui ne valait pas vingt-cinq francs se vendit plus tard vingt-cinq louis. et des autres.

Ci-dessus : Alexandre Dumas en 1830.

Quand les peintres étaient à l’échelle, on allait au cabaret voisin faire une vraie débauche de bière. Il faut vous dire que celle qui nous versait à boire était une Flamande, cheveux au vent, bras nus, gorge abandonnée, qui versait la jeunesse dans nos chopes. J’ai d’ailleurs peint cela en vers : un tableau fidèle, que Gérard [de Nerval] a quelque peu reproduit 28Jadis ami du « gentil » Nerval, qui n’est plus là pour se défendre, Arsène Houssaye se montre ici, « après un demi-siècle », injuste et perfide. dans la Bohème galante.

 

Ci-dessus, de gauche à droite : Arsène Houssaye, Vingt Ans, in Sentiers perdus, Poésies complètes, 1841 ; Gérard de Nerval, Les Nuits d’Octobre, in La Bohème galante, Editeur Michel Lévy Frères, 1861.

Camille Rogier, avec une pointe de scepticisme et de raillerie sous son air de bon apôtre, était l’homme du monde le plus charmant. Lui seul de toute la maison gagnait de quoi vivre : il peignait, il illustrait des livres, il improvisait des aquarelles. Et tout cela en chantant des airs de Mozart et de Camille Rogier, car il était musicien à la manière de ceux qui ne savent pas la musique, comme plus tard Pierre Dupont 29Pierre Dupont (1821-1870), chansonnier, poète et goguettier, prisé par Charles Baudelaire.. Il y a les doués et les savants. J’aime mieux les premiers, même s’ils ne font qu’ébaucher les choses. Camille Rogier était par l’esprit et le talent un artiste oriental dans l’harmonie de la lumière, mais avec les nonchalances du crayon ; aussi, son heure est venue quand il a peint des harems. J’ai sous la main toute une pléiade d’odalisques qui sont des merveilles par l’abandon voluptueux de leurs poses, par le charme onduleux de leurs attitudes. Depuis son séjour en Orient, des voyages à Venise ont encore accentué son talent. Il a pris quelque chose à ces maîtres qui sont l’éternelle charmerie des artistes. Ç’a été une vraie joie pour moi de retrouver mon cher Camille Rogier en compagnie de notre ami Coupvent des Bois, dans le petit musée de l’avenue Frochot 30Devenue aujourd’hui privée, l’avenue Frochot a longtemps abrité divers ateliers d’artiste, dont au XIXe siècle ceux de Camille Rogier, Victor Hugo, Théodore Chassériau, Gustave Moreau, Toulouse-Lautrec, puis au XXe siècle ceux de Jean Renoir et de Django Reinhardt. Cf. A Paris – Mystérieuse avenue Frochot., où il a rapporté de ses pérégrinations les curiosités les plus rarissimes. C’est une féerie. Je parlais tout à l’heure des perspectives de la vie ; dirai-je qu’après un demi-siècle Camille Rogier me paraît tout aussi jeune, à cela près que sa barbe blonde est une barbe blanche. L’art a cela de beau, qu’il perpétue la jeunesse en nous, si les vestales antiques qui s’appellent aujourd’hui les illusions entretiennent dans notre cœur le feu des belles passions.

 

Ci-dessus : vue du pavillon Mollien depuis le quai François Mitterrand, autrefois nommé rue des Orties.

Pendant que Gérard courait les théâtres, pendant que Théo s’attardait dans sa famille, car il lui arrivait souvent de passer deux ou trois jours à Passy, nous étions nous deux, Rogier et moi, les seuls hôtes du Doyenné. Il peignait, j’écrivais ; ce qui ne nous empêchait pas de deviser de toutes choses. L’esprit suit à la fois deux routes parallèles. Lauzun disait : « Je ne suis pas si bête d’imaginer qu’une femme ne pense qu’à moi, puisque je n’en embrasse jamais une sans penser à une autre. » Un philosophe pourrait expliquer ces deux routes de la pensée, en disant que nous avons deux yeux. J’abandonne cette théorie à ceux qui portent des lunettes.

 

Ci-dessus : vue du pavillon Mollien depuis le quai François Mitterrand.

Au milieu de Paris, nous jouissions du silence, — le silence, un bien que ne connaissent pas les sots, — le silence, une des voix de l’infini. Nous entendions, le matin, le chant du coq, parce que la portière avait une basse-cour : chèvres, poules, pigeons, tout cela vivant sur l’herbe du Louvre ; nous entendions aussi le chant des oiseaux, parce que la femme du commissaire de police avait des oiseaux sur sa fenêtre. Ce qui prouvait qu’elle n’avait pas de piano. « C’est toujours cela », disait Théo.

 

Ci-dessus : place du Carrousel en 1830.

Ceux qui nous voyaient du dehors n’auraient pas mis deux sous sur nos cartes, mais ceux qui pénétraient chez nous jugeaient déjà qu’il y avait quelque chose là. Nous avions l’air de dilettantes, plus préoccupés des aventures de la vie que des aventures de l’idée ; il semblait que si nous courions les bonnes fortunes de la poésie ou du roman, c’était pour mieux accentuer nos bonnes fortunes en action ; mais, au fond, nous étions studieux, obstinés, résolus ; nous avions tous une vertu inappréciable dans les lettres, c’était de ne vouloir écrire que selon notre fantaisie. Nous étions pauvres, mais aucun de nous n’eût consenti à s’attarder ou à se défaire la main dans le travail mercenaire. Un homme d’esprit trouve toujours à écrire pour de l’argent. Mais, s’il se condamne aux travaux forcés, il est perdu. On devrait, pour la menue monnaie du journal, inventer des machines à écrire, comme on a inventé des machines à coudre.

 

Ci-dessus : place du Carrousel, 29 septembre 2012.

 

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