Quand Eugène Delacroix visite Gérard de Nerval à la clinique du docteur Blanche

 

Ci-dessus : attribuée à Delacroix, Bacchante endormie dans un paysage ; tableau inachevé, vendu à Drouot en 1864 après le décès de Eugène Delacroix, Paris, Drouot, restauré en 1877 par Haro. L’attribution demeure discutée.

Vers Nerval, beaucoup de choses le porteront, dit Jean-Louis Bory, biographe de Delacroix, à commencer par l’admiration pour Faust. Delacroix ira visiter son malheureux ami dans sa cellule, chez le docteur Blanche ; sur le chambranle de la porte, il peindra, pour nourrir les songes du poète, deux bacchantes. 1Jean-Louis Bory, Engagé dans la bataille romantique, in Eugène Delacroix, coll. Génies et réalités, p. 98, Hachette, 1963.

 

Ci-dessus : Eugène Delacroix, L’ombre de Marguerite apparaissant à Faust ; source : Goethezeit Portal, Ludwig-Maximilians-Universität München, Institut für Deutsche Philologie.

L’amitié qui se noue entre Eugène Delacroix et Gérard de Nerval débute en 1828, suite à la sortie de la remarquable traduction de Faust publiée cette année-là par Gérard de Nerval, âgé alors de vingt ans seulement. Eugène Delacroix a lu auparavant la traduction princeps, celle d’Albert Stapfer, parue en 1823, puis assisté en 1825 à la première adaptation de la pièce, au théâtre de Drury Lane de Londres. Enthousiasmé par le sujet, il accepte entre 1826 et 1827 de créer, à la demande de l’éditeur Charles Motte, onze illustrations pour une nouvelle édition de Faust. Cette édition ne connaîtra pas le succès escompté, elle découragera Delacroix de persévérer dans le domaine de la gravure, mais elle fournit à l’artiste l’occasion d’une première rencontre avec Nerval, et elle marque le début d’une longue amitié entre les deux hommes. Vers 1835, Delacroix devient ainsi l’un des habitués des soirées des « petits châteaux de Bohème », sis impasse du Doyenné. Gérard de Nerval raconte :

C’était dans notre logement commun de la rue du Doyenné que nous nous étions reconnus frères — Arcades ambo — dans un coin du vieux Louvre des Médicis, — bien près de l’endroit où exista l’ancien hôtel de Rambouillet. Le vieux salon du doyen, aux quatre portes à deux battants, au plafond historié de rocailles et de guivres, restauré par les soins de tant de peintres, nos amis, qui sont depuis devenus célèbres, retentissait de nos rimes galantes, traversées souvent par les rires joyeux ou les folles chansons des Cydalises. Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d’une échelle, où il peignait sur un des trois dessus de glace un Neptune, — qui lui ressemblait ! Puis les deux battants d’une porte s’ouvraient avec fracas : c’était Théophile [Gautier]. On s’empressait de lui offrir un fauteuil Louis XIII, et il lisait, à son tour, ses premiers vers, — pendant que Cydalise 1re, ou Lorry, ou Victorine, se balançaient nonchalamment dans le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l’immense salon. Quelqu’un de nous se levait parfois, et rêvait à des vers nouveaux en contemplant, des fenêtres, les façades sculptées de la galerie du Musée, égayée de ce côté par les arbres du manège.

Vers cette époque, je me suis trouvé, un jour encore, assez riche pour enlever aux démolisseurs et racheter deux lots de boiseries du salon, peintes par nos amis. J’ai les deux dessus de porte de Nanteuil ; le Watteau de Vattier, signé ; les deux panneaux longs de Corot, représentant deux Paysages de Provence ; le Moine rouge, de Châtillon, lisant la Bible sur la hanche cambrée d’une femme nue, qui dort ; les Bacchantes, de Chassériau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens ; les deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise, en costume régence, en robe de taffetas feuille morte, — triste présage, — sourit, de ses yeux chinois, en respirant une rose, en face du portrait en pied de Théophile, vêtu à l’espagnole. L’affreux propriétaire, qui demeurait au rez-de-chaussée, mais sur la tête duquel nous dansions trop souvent, après deux ans de souffrances, qui l’avaient conduit à nous donner congé, a fait couvrir depuis toutes ces peintures d’une couche à la détrempe, parce qu’il prétendait que les nudités l’empêchaient de louer à des bourgeois. — Je bénis le sentiment d’économie qui l’a porté à ne pas employer la peinture à l’huile. 2Gérard de Nerval, Petits châteaux de Bohème (1852), Premier château, I. La rue du Doyenné.

Ci-dessus : Théodore Chasseriau, Vénus Anadyomène dite Vénus marine, 1838.

Plus tard, toujours fidèle à cette amitié, Eugène Delacroix visite Gérard de Nerval lors des divers séjours que celui-ci effectue à la clinique du Docteur Blanche, sise d’abord dans la Folie Cendrin à Montmartre, puis dans l’ancien hôtel de la princesse de Lamballe à Passy.

 

Ci-dessus : anciennement connue sous le nom de Folie Cendrin ou Sandrin, située 22 rue de Norvins, la maison du Docteur Blanche à Montmartre en 1840, d’après le tableau de Paul Villeneuve exposé au Salon de 1835. Source : musée Carnavalet.

Je savais par la lecture d’Aurélia et par le témoignage d’Alphonse Esquiros dans Paris, ou les Sciences, les institutions et les moeurs au XIXe siècle 3Alphonse Esquiros (1812-1876), Paris, ou les Sciences, les institutions et les moeurs au XIXe siècle, tome I, Au Comptoir des imprimeurs-unis, Paris, 1847., que l’une des occupa­tions de Gérard de Nerval, lors de ses divers séjours chez le Docteur Blanche, était de peindre, dessiner, ou modeler :

 

Ci-dessus : dessin de Gérard de Nerval.

A l’aide de charbons et de morceaux de briques que je ramassais, je couvris bientôt les murs d’une série de fresques où se réalisaient mes impressions. Une figure dominait toujours les autres: c’était celle d’Aurélia, peinte sous les traits d’une divinité, telle qu’elle m’était apparue dans mon rêve. Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège. Je parvins à colorier ce groupe en exprimant le suc des herbes et des fleurs. – Que de fois j’ai rêvé devant cette chère idole! Je fis plus, je tentai de figurer avec de la terre le corps de celle que j’aimais. Tous les matins mon travail était à refaire, car les fous, jaloux de mon bonheur, se plaisaient à en détruire l’image.

On me donna du papier, et pendant longtemps je m’appliquai à représenter, par mille figures accompagnées de récits de vers et d’inscriptions en toutes les langues connues, une sorte d’histoire du monde mêlée de souvenirs d’étude et de fragments de songes que ma préoccupation rendait plus sensible ou qui en prolongeait la durée. 4Gérard de Nerval, Aurélia, I, VII, 1855..

Le temps des Cydalises 5Le nom de Cydalise est dans Les Philosophes, comédie de Charles Palissot de Montenoy publiée en 1760 : On pourrait calculer les jours de Cydalise, Par les différens goûts dont son âme est éprise: Quelquefois étourdie, enjouée à l’excès, D’autres fois sérieuse, & boudant par accès… – Cydalise Ire, ou Lorry, ou Victorine – qui se balançaient nonchalamment dans le hamac de Sarah la blonde, tendu à travers l’immense salon -, celui des Bacchantes de Chassériau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens, celui des deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise, en costume régence, en robe de taffetas feuille morte, — triste présage, — sourit, de ses yeux chinois, en respirant une rose, ce temps-là pour Gérard de Nerval, en 1853-1854, date de la rédaction et de la publication d’Aurélia, est passé.

 

Ci-dessus : Charles Marville, Dégagement de l’impasse et de la rue du Doyenné dans les années 1850.

Conformément au plan de rénovation du quartier du Carrousel mis en oeuvre par le baron Haussmann dans les années 1850, le petit « château de Bohème » de l’impasse du Doyenné, sis dans les ruines de la Chapelle du Doyenné, ancienne Eglise St-Thomas du Louvre, a été rasé. Avec lui, les cydalises et autres bacchantes ont disparu. La verte jeunesse, la santé aussi.

Où sont nos amoureuses ? questionne Gérard de Nerval dans un poème des Odelettes. Elles sont au tombeau. Elles sont plus heureuses, Dans un séjour plus beau ! Elles sont près des anges, Dans le fond du ciel bleu, Et chantent les louanges De la mère de Dieu ! 6Gérard de Nerval, Les Cydalises, version autographe reproduite dans Les Chimères et les Cydalises, choix de poésies de Nerval publié en 1897 à la librairie du Mercure de France par Rémy de Gourmont.

Figures pâlissantes de la jeunesse perdue, les cydalises cèdent maintenant la place à la grande figure d’Aurélia, à celle de la reine de Saba, ou encore à celle des reines de Navarre, avatars chimériques de la mère du poète, dont celui-ci observe qu’elle lui demeure tragiquement « jamais vue » :

Elle est ensevelie bien loin, dans la froide Silésie, au cimetière catholique polonais de Gross-Glogaw. Elle est morte à vingt-cinq ans des fatigues de la guerre, d’une fièvre qu’elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres, où sa voiture manqua d’être renversée. Mon père, forcé de rejoindre l’armée à Moscou, perdit plus tard ses lettres et ses bijoux dans les flots de la Bérésina.

Je n’ai jamais vu ma mère, ses portraits ont été perdus ou volés ; je sais seulement qu’elle ressemblait à une gravure du temps, d’après Prudhon ou Fragonard, qu’on appelait la Modestie. 7Gérard de Nerval, Le rêve et la vie, p. 398, édition Michel Lévy, 1868.

Ci-dessus : datée de 1805, la « gravure du temps, d’après Prudhon ou Fragonard, qu’on appelait la Modestie« , est en réalité d’Achille Hubert Lefèvre, graveur, d’après Lemire aîné.

Le geste de Delacroix qui, lors d’une visite à la clinique du Docteur Blanche, peint deux bacchantes sur le chambranle de la porte de la chambre où réside de son ami, découvre ici tout son sens. Opposant l’incarnat des cydalises à l’évanescence des chimères, il tente de reconduire le poète au souvenir des fêtes galantes du Doyenné, et par effet de suite aux jeux insolents des Jeunes-France 8Cf. Théophile Gautier, Celle-ci et Celle-là, ou la Jeune-France passionnée, in Les Jeunes-France : romans goguenards, 1888. qu’ils étaient alors et qu’on traitait de bande de « bousingots » – faiseurs de « bousin » – et de « chapeaux cirés » dans le Figaro du 7 février 1832 :

 

Ci-dessus : Benjamin Roubaud, Grand chemin de la postérité, 1842.

Le bousingot ou le chapeau ciré existe ordinairement de dix-huit à vingt-trois ans, dixit le journaliste anonyme ; il a encore un an de droit à finir pour retourner dans son pays et changer d’opinion. Il reporte ordinairement le luxe de son costume et de ses manières, dans l’excroissance de sa barbe et de ses favoris ; il est tout cuir, poil, loutre et républicain.

Gérard de Nerval a été faiseur de bousin – tout cuir, poil, loutre et républicain – avant de devenir, sous la plume de son ami (!) Arsène Houssaye et plus tard sous celle des critiques, « ce pauvre Gérard ». Ses activités de bousingot lui valent même d’être arrêté par deux fois en 1832 et enfermé à Sainte-Pélagie. Il s’y lie d’amitié avec le mathématicien Evariste Galois, à qui il dédie les vers suivants :

Dans Sainte-Pélagie, Sous ce règne élargie, Où, rêveur et pensif, Je vis captif, Pas une herbe ne pousse Et pas un brin de mousse Le long des murs grillés Et frais taillés ! Oiseau qui fend l’espace… Et toi, brise, qui passe Sur l’étroit horizon De la prison, Dans votre vol superbe, Apportez-moi quelque herbe, Quelque gramen, mouvant Sa tête au vent ! 9Gérard de Nerval, Politique, in Les petits châteaux de Bohème.

Ci-dessus : la prison de Sainte-Pélagie photographiée par Nadar entre 1875 et 1895.

A Sainte-Pélagie, en 1832, Gérard de Nerval nourrissait des songes ailés, des songes d’espace qu’on fend, d’herbe qui graine, de « tête au vent ». A la clinique du Docteur Blanche, à partir des années 1840, il entreprend de questionner les mystères de son propre esprit et tente de franchir en rêve la lisière au-delà de laquelle s’ouvre pour lui, comme elle s’ouvrit un jour pour la Béatrice de Dante ou pour sa propre mère à Gross-Glogaw, le possible de la Vita Nuova.

 

Ci-dessus : Gustave Doré, illustration pour le chant 31 de la Divine Comédie, édition Henry Francis, Londres, Paris, Melbourne, 1892.

Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’oeuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : – le monde des Esprits s’ouvre pour nous. 10Gérard de Nerval, Aurélia, I.

Homme de solide raison, doué d’un tempérament puissamment terrestre, Delacroix peint ici deux bacchantes sur la porte de la chambre que son ami Nerval occupe à la clinique du Docteur Blanche, afin de reconduire les songes du poète en-deçà des « portes d’ivoire ou de corne », vers les beautés vivantes, les ris et les jeux, les luttes aussi, le désir d’avenir. Bref, afin de nourrir les songes du poète autrement. La profondeur d’une longue amitié se lit toute entière dans la peinture de cet autrement.

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