J’ai découvert que Gérard Labrunie, plus connu sous le nom de Gérard de Nerval, avait dans sa parentèle un grand-oncle ariégeois. Cette parenté mérite d’être signalée parce que Gérard de Nerval la mentionne dans la généalogie dite « fantastique » qu’il rédige en 1841 lors de son internement dans la maison de santé du docteur Esprit Blanche à Montmartre, et parce qu’il tire de cette parenté la possibilité de se rêver d’ascendance gasconne, par là enfant de la maison de Navarre, tentant de compenser par le biais de cette affiliation élective le sentiment de rejet dont il souffre dans sa filiation propre, en raison du mépris ou, pis encore, de l’indifférence qu’il essuie auprès d’Etienne Labrunie, son père, ancien chasseur dans la campagne des Flandres et dans celle des Pyrénées occidentales, réformé suite à une blessure en 1795, diplômé de médecine en 1805, envoyé en Allemagne comme médecin militaire en 1808, prisonnier en Russie de 1812 à 1814, revenu pied bot suite à une seconde blessure, non soignée, reçue à Wilna lors de la retraite de Russie ; veuf de Marie Antoinette Marguerite Laurent, morte loin du petit Gérard, son fils unique, en 1810, à Glogau, Silésie, pendant la campagne de Russie. Le docteur Labrunie, ex-héros de la Grande Armée, voulait un fils médecin. Il délaissera un fils poète, enclin aux désordres de la bohème romantique, plus tard affligé de crises délirantes qui nécessiteront plusieurs séjours dans des établissements de soin.
Le grand-oncle auquel Gérard de Nerval se réfère dans sa généalogie, se nomme Jean Moura. Natif du Vernet d’Ariège, devenu confiseur de l’évêque d’Agen, il épouse en 1776 Jeanne Labrunie. Soeur de Joseph Labrunie, lui-même père d’Etienne Labrunie et grand-père de Gérard Labrunie dit Gérard de Nerval, Jeanne Labrunie est ainsi la grand-tante de l’écrivain, et Jean Moura, le grand-oncle de ce dernier.
Il ne semble pas que Gérard de Nervail ait jamais foulé le sol de l’Ariège. C’est à une Ariège imaginée, ainsi affranchie de toute géographie précise, qu’il emprunte, par effet d’identification à son grand-oncle Jean Moura, le droit de se réclamer d’une origine lointainement gasco-béarnaise, par là d’une patrie plus ancienne, qui est aussi dans son rêve celle de sa « marraine » ou de sa « reine de Navarre ». Inspiré par les sonorités dont le nom de Jean Moura est porteur, Gérard de Nerval déploie en effet à partir de ce nom une variation étymologique qui, en passant par « mawra », puis « maura regina », fait lever la figure mystérieuse de « marraine de Navarre ».
Ci-dessus : Le Poète et les reines, figure charbonnée sur un mur par Gérard de Nerval, lors d’un séjour à la clinique du docteur Blanche, en 1841 1Cf. La dormeuse, Maison du docteur Blanche versus Rue de la Vieille-Lanterne :
Alphonse Esquiros, dans Paris, ou les Sciences, les institutions et les moeurs au XIXe siècle, rapporte que, dès 1841, date du premier séjour chez le docteur Blanche, Nerval dessinait au charbon sur les murs de l’établissement. « On nous a montré à Montmartre, dans l’établissement du docteur Blanche », dixit Alphonse Esquiros, « des traces de dessin au charbon imprimées sur le mur ; ces figures à demi-effacées, dont l’une représentait la reine de Saba, et l’autre un roi quelconque, sortaient de la main d’un jeune écrivain distingué… ».
Si, dans l’ordre désirant du fantasme, la reine « de Navarre » est « marraine », elle l’est sûrement de l’enfant Gérard, et, figure substitutive de la mère morte, comme Jean Moura l’est du père vivant, elle autorise la chimère d’une filiation royale, gage ici, aux yeux de l’âme enfant, d’une vie qui eût pu être autrement heureuse, autrement plus belle.
Le rôle dévolu à l’Ariège dans cette fantasmagorie généalogique est d’une étrangeté fascinante. Il s’agit d’une Ariège sublimée, figure psychique des lointains auxquels l’âme aspire et auprès desquels elle trouve à bercer le rêve d’un autre commencement, d’une autre patrie, plus véritablement natale.
Ci-dessus : portrait de Jeanne d’Albret, reine de Navarre, par François Clouet.
L’Ariège trouve ici, de façon qui l’élève au rang de porte du rêve, le plus bel éloge que je lui connaisse.
Le manuscrit de la Généalogie fantastique rédigée en 1841 par Gérard de Nerval se trouve aujourd’hui conservé à l’Institut de France, 23 quai de Conti à Paris, dans le cadre du fonds Lovenjoul. Il fait l’objet de plusieurs reproductions photographiques, assorties d’une étude passionnante, dans La Généalogie fantastique de Gérard de Nerval – Transcription et commentaire du manuscrit autographe, volume publié en 2011 par Sylvie Lécuyer dans la collection « Etudes nervaliennes et romantiques » des Presses Universitaires de Namur.
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Notes