Arrivé à Péra en juillet 1843, Gérard de Nerval y retrouve un de ses plus anciens amis, un peintre français, qui vivait là depuis trois ans, et fort splendidement, du produit de ses portraits et de ses tableaux. Il s’agit de Camille Rogier, chez qui Nerval avait logé dans les années 1830, impasse du Doyenné. Le 25 du même mois, les deux amis quittent « Péra, la ville franque », pour se rendre « aux bazars de Stamboul, la ville turque ». Nous prîmes une caïque pour traverser la Corne d’or…
Je m’informai du moyen d’assister aux fêtes nocturnes [du Ramazan 1Ramazan : Ramadan.] qui se donnaient dans la ville turque, raconte Nerval. Mon ami le peintre, familier avec les moeurs du pays, ne vit pour moi d’autre moyen que de me faire habiter Stamboul, ce qui présentait de grandes difficultés. Renseigné par un marchand arménien que Rogier connaît, Nerval trouve à se loger dans un caravansérail :
Ci-dessus : habitation de Gérard de Nerval à Constantinople ; gravure d’après un dessin de Camille Rogier, in L’âge du romantisme – Célestin Nanteuil, Gérard de Nerval, Camille Rogier, Prosper Mérimée de Philippe Burty (1830-1890) et de Maurice Tourneux (1849-1917), éditions Monnier, Paris 1887.
Je cherchais cette image depuis longtemps !
La pensée que j’avais d’habiter Stamboul lui [le marchand arménien] parut absurde au premier abord attendu qu’aucun chrétien n’a le droit d’y prendre domicile : on leur permet seulement d’y venir pendant le jour. Pas un hôtel, pas pas une auberge, pas même un caravansérail qui leur soit destiné ; l’exception ne porte que sur les Arméniens, Juifs ou Grecs, sujets de l’empire.
Cependant je tenais à mon idée, et je lui fis observer que j’avais trouvé le moyen d’habiter Le Caire, hors du quartier franc, en prenant le costume du pays et en me faisant passer pour cophte. – Eh bien ! me dit-il, un moyen seul existe ici, c’est de vous faire passer pour Persan. Nous avons à Stamboul un caravansérail nommé Ildiz-Khan (Khan de l’Etoile), dans lequel on reçoit tous les marchands asiatiques des diverses communions musulmanes. Ces gens-là, ne sont pas seulement de la secte d’Ali ; il y a aussi des Guèbres, des Parsis, des Koraïtes, des Wahabis, ce qui forme un tel mélange de langages, qu’il est impossible aux Turcs de savoir à quelle partie de l’Orient ces hommes appartiennent. De sorte qu’en vous abstenant de parler une langue du Nord, que l’on reconnaîtrait à la prononciation, vous pourrez demeurer parmi eux.
Nous nous rendîmes à Ildiz-Khan, situé dans la plus haute partie de la ville, près de la Colonne brûlée, l’un des restes les plus curieux de l’ancienne Byzance. Le caravansérail, entièrement bâti en pierre, présentait au dedans l’aspect d’une caserne. Trois étages de galeries occupaient les quatre cotés de la cour, et les logements voûtés en cintre, avaient tous la même disposition : une grande pièce qui servait de magasin et un petit cabinet parqueté en planches où chacun pouvait placer son lit. De plus, le locataire avait le droit de mettre un chameau ou un cheval aux écuries communes.
N’ayant ni monture, ni marchandises, je devais nécessairement passer pour un commerçant qui avait tout vendu déjà, et qui venait dans l’intention de refaire sa pacotille. L’Arménien était en relation d’affaires avec des marchands de Mossoul et de Bassora, auxquels il me présenta. Nous fîmes venir des pipes et du café, et nous leur exposâmes l’affaire. Ils ne virent aucun inconvénient à me recevoir parmi eux, pourvu que je prisse leur costume. Mais comme j’en avais déjà plusieurs parties, notamment un machlah en poils de chameau, qui m’avait servi en Égypte et en Syrie, il ne me fallait plus qu’un bonnet d’Astracan pointu à la persane, que l’Arménien me procura.
Plusieurs de ces Persans parlaient la langue franque du Levant 2Cf. La dormeuse blogue : A propos de la lingua franca, langue vernaculaire de la Méditerranée., dans laquelle on finit toujours par s’entendre, pour peu qu’on ait vécu dans les villes commerçantes. De sorte que je pus facilement lier amitié avec mes voisins. J’étais vivement recommandé à tous ceux qui habitaient la même galerie, et je n’avais à m’inquiéter que de leur trop grand empressement à me faire fête et à m’accompagner par tout. Chaque étage du Khan avait son cuisinier, qui était en même temps cafetier, de sorte que nous pouvions parfaitement nous passer des relations extérieures. 3Gérard de Nerval, Voyage en Orient, II, Les nuits du Ramazan, II, Théâtres et rêves, I, Ildiz-Khan.
Ci-dessus : Camille Rogier photographié en Orient par Henri Sauvaire, sans date.
Comment peut-on être persan ? Dommage que nous ayons seulement la photographie de Camille Rogier en persan, et point celle de Gérard de Nerval.
Dommage également que nous n’ayons pas la photographie du caravansérail. Nerval avait emporté à grands frais un énorme daguerréotype. Il semble qu’il n’ait pu s’en servir. Le 24 décembre 1843, à son retour d’Orient, il écrit à son père depuis Nîmes :
Le daguerréotype est revenu en bon état, sans que j’aie pu en tirer grand parti. Les composés chimiques nécessaires se décomposèrent dans les climats chauds ; j’ai fait deux ou trois vues tout au plus ; heureusement j’ai des peintres amis, comme Dauzats 4Adrien Dauzats (1804-1868), peintre, illustrateur, lithographe. et Rogier, dont les dessins valent mieux que ceux du daguerréotype. – Oh ! si j’étais peintre ! … mais on ne peut pas tout faire à la fois. 5Gérard de Nerval, Au docteur Etienne Labrunie, Nîmes, 24 décembre 1843; in Oeuvre complètes, tome 1, Correspondance, p. 947, Gallimard, Pléiade, 1960.
Ci-dessus : Adrien Dauzats, Autoportrait.
Adressées à Théophile Gautier, les « deux ou trois vues » dont parle Nerval n’ont pas été retrouvées. Je me contente d’y rêver à partir d’un vieux chromo, issu en Ariège du bric-à-brac de la maison ancestrale 6Cf. La dormeuse blogue : Silènes, La corne d’or..
Notes