En finir avec tout ce qui entretient un lien vivant avec le passé

 

Ci-dessus : vue de la salle de lecture de l’ancienne Bibliothèque Nationale, rue de Richelieu.

Dans Austerlitz, ouvrage de W.G. Sebald publié en 2001, le narrateur fait la connaissance d’un inconnu dans la salle des pas perdus de la Centraal Station d’Anvers. Les deux hommes se retrouvent par la suite de loin en loin, et peu à peu, au fil de leurs rencontres, l’inconnu se raconte. Il se nomme Austerlitz, Jacques Austerlitz, et, un peu partout en Europe, il hante les bibliothèques en quête des traces de ses origines. Il évoque ici sa longue habitude de l’ancienne Bibliothèque Nationale de France, rue de Richelieu, puis le sentiment d’inquiétante étrangeté qu’il éprouve à devoir fréquenter désormais la nouvelle Très Grande Bibliothèque créée par le président Mitterand quai François Mauriac.

On a d’ores et déjà fermé l’ancienne Bibliothèque de la rue de Richelieu, comme je l’ai moi-même constaté récemment, dit Austerlitz ; la salle sous coupole avec ses lampes à abat-jour vert de porcelaine, qui dispensait une lumière si agréable, si apaisante, est désaffectée, les livres sur les rayonnages se poursuivant en amphithéâtre ont été enlevés et les lecteurs naguère si courtois à l’égard de leur voisin de table et en tacite complicité avec ceux qui les avaient précédés aux pupitres distingués par leurs numéros sur une petite plaque d’émail semblent s’être évaporés dans la fraîcheur de l’atmosphère feutrée. Je ne crois pas qu’ils soient nombreux à fréquenter la nouvelle bibliothèque du quai François Mauriac.

 

Ci-dessus : vue de la salle de lecture de l’ancienne Bibliothèque Nationale, suite à la rénovation de 1936.

Si l’on ne veut pas arriver par l’une des rames du nouveau métro sans conducteur, guidé par une voix fantomatique, dans ce no man’s land où se trouve la station de la Bibliothèque, on est contraint de monter dans un autobus sur la place Valhubert ou bien de faire à pied la dernière portion du trajet, en suivant des bords de Seine toujours très venteux, jusqu’à ce bâtiment à la monumentalité visiblement inspirée par la volonté du président de laisser une trace pérenne de son passage, et qui, ainsi que je le constatai dès ma première visite, dit Austerlitz, tant par ses dimensions extérieures que par son agencement interne, est un endroit qui vous rebute, qui d’emblée va définitivement à contre-courant des besoins de tout véritable lecteur. […].

Quand on rejoint la nouvelle Bibliothèque nationale à partir de la place Valhubert, on se retrouve au pied d’une volée d’escaliers cernant l’ensemble du complexe sur une longueur de trois-cents mètres et une largeur, à angle droit sur les rues adjacentes, de cent-cinquante mètres, constitués d’innombrables madriers en bois dur et strié, et rappelant le socle d’une ziggourat. Une fois gravies les quatre douzaines de marches aussi raides qu’étroites, vous voici sur une esplanade couverte des mêmes madriers striés, délimitée aux quatre coins par les tours de vingt-deux étages de la Bibliothèque et couvrant la surface approximative de neuf terrains de football, qui, littéralement parlant, vous en impose et vous écrase. […].

La première fois que je me retrouvai sur le pont promenade de la Très Grande Bibliothèque, dit Austerlitz, je mis un certain temps à découvrir l’endroit d’où les visiteurs, par un tapis roulant, sont acheminés un étage plus bas vers un sous-sol qui est en réalité un rez-de-chaussée. Cette descente – après qu’on vient juste d’accéder péniblement à la hauteur du plateau – m’est d’emblée apparue comme une aberration à l’évidence imaginée – je ne trouve pas d’autre explication, dit Austerlitz – pour déconcerter et rabaisser le lecteur. […].

Il va de soi poursuivit Austerlitz, qu’on ne pénètre pas comme cela au coeur de la Bibliothèque ; il faut d’abord présenter sa requête à un stand d’accueil et d’information où vous attendent une demi-douzaine de dames, sur quoi, si la requête dépasse un tant soit peu les limites de l’habituel, il vous faut, comme aux bureaux du Trésor public, tirer un numéro et patienter une demi-heure ou plus qu’un autre employé de la Bibliothèque vous prie d’entrer dans une cabine séparée où vous êtes autorisé, comme s’il s’agissait d’une affaire extrêmement douteuse qui exige la confidentialité la plus absolue, à présenter votre demande et à recevoir les instructions afférentes. […].

 

Ci-dessus : salle des estampes de l’ancienne Bibliothèque nationale.

Assis à ma place dans la salle de lecture, j’ai souvent réfléchi au lien qui existe […] entre les symptômes récurrents de paralysie affectant le réseau informatique, d’une part, et la conception d’ensemble, cartésienne, de la Bibliothèque nationale, de l’autre ; et j’en suis arrivé à la conclusion que dans chacun des projets élaborés et développés par nous, la taille et le degré de complexité des systèmes d’information et de contrôle qu’on y adjoint sont les facteurs décisifs, et qu’en conséquence la perfection exhaustive et absolue du concept peut tout à fait aller, et même, pour finir, va nécessairement de pair avec un dysfonctionnement chronique et une fragilité inhérente.

 

Ci-dessus : Walter Benjamin à l’ancienne Bibliothèque nationale, photographié en 1937 par Gisèle Freund.

Pour ce qui me concerne, du moins, moi qui ai consacré une grande partie de ma vie à étudier dans les livres et me sens presque comme chez moi à la Bodleian, au British Museum et dans la rue de Richelieu, cette gigantesque nouvelle Bibliothèque censée être, selon une expression horrible qui maintenant fait florès, le sanctuaire de tout notre patrimoine écrit, a prouvé son inutilité dans l’enquête que j’effectuais… […].

 

Ci-dessus : salle de travail des anciennes Archives de Mirepoix.

Je fus abordé par un employé de la Bibliothèque du nom d’Henri Lemoine, qui m’avait reconnu de mon premier séjour à Paris, époque où je fréquentais quotidiennement la rue de Richelieu. […]. C’est ainsi que commença entre nous, dit Austerlitz, dans cette salle de lecture du haut-de-jardin qui peu à peu se vidait à cette heure, une longue conversation sur le dépérissement croissant de notre capacité de souvenir, corrélat de la prolifération des moyens d’information, et sur l’effondrement – c’est le mot que Lemoine utilisa – de la Bibliothèque nationale. Les nouveaux bâtiments de la Bibliothèque, qui, tant par leur implantation que par leur réglementation interne à la limite de l’absurde, s’attachent à exclure le lecteur en faisant de lui un ennemi potentiel, étaient ainsi, pensait Lemoine, dit Austerlitz, la manifestation presque officielle du besoin de plus en plus affirmé d’en finir avec tout ce qui entretient un lien vivant avec le passé. 1W.G. Sebald, Austerlitz, pp. 373-383, traduction Patrick Charbonneau, Gallimard/Folio n°4380, 2006.

 

Ci-dessus : il n’y a plus rien aux Archives de Mirepoix. La mémoire de la ville est partie aux Archives départementales de Foix.

Ce que disent ici Jacques Austerlitz et Henri Lemoine concernant « l’exclusion du lecteur », dont on fait un « ennemi potentiel », vaut hélas mutatis mutandis pour les petites bibliothèques tout autant que pour les grandes. Je songe en l’occurrence au déménagement des Archives de Mirepoix – en quoi je vois, comme dit W.G. Sebald, « la manifestation presque officielle du besoin de plus en plus affirmé d’en finir avec tout ce qui entretient un lien vivant avec le passé » – et je songe aussi aux diverses incommodités des Archives départementales de Foix.

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