Ci-dessus : Alexandre Serebriakoff, Le Bal du Siècle donné par Charles de Besteigui le 3 septembre 1951 au palais Labia.
Avertie que Intrigue à Venise, le nouveau roman d’Adrien Goetz, sortait le mardi, je l’ai pré-commandé sur Internet, et le livre est arrivé par le coche le jeudi, en la petite ville où l’on espère aussi, en avril le bal et la grand’bande, et en août Fagotin et les marionnettes. Après Intrigue à l’anglaise et Intrigue à Versailles, Intrigue à Venise c’est le troisième épisode des aventures de Pénélope. Entre jeudi soir et vendredi matin, je l’ai lu, c’est un polar : je sais maintenant la fin, je ne la dirai pas ici.
Dès le titre du premier chapitre toutefois, « Traque dans la chambre turque », traq et turq, j’ai su aussi que, façon Magritte dans Ceci n’est pas une pipe, ceci, chez Goetz, n’est pas un polar, ou du moins pas le polar qu’on croit. Tandis que je le vérifiais au fil de ma lecture, mon plaisir de page en page s’en trouvait diablement redoublé. L’idée m’est venue, au dernier chapitre, que ceci pouvait être, sous les dehors du polar, un excursus du Lys dans la Vallée, dont une phrase, une seule, aurait fourni incognito le motif d’Intrigue à Venise. Voici la phrase en question :
J’avais mes raisons en y venant ainsi, car il me fallait pour mes excursions nocturnes un cheval, et le mien était un cheval arabe que lady Esther Stanhope avait envoyé à la marquise, et qu’elle m’avait échangé contre ce fameux tableau de Rembrandt, qu’elle a dans son salon à Londres, et que j’ai si singulièrement obtenu. 1Balzac, Le Lys dans la Vallée, [414]-[415].
Je ne suis pas devin. J’ai reconnu ici à sa puissance baladeuse le motif qu’Adrien Goetz, grand lecteur de Balzac, mentionne dans « Une toile de Rembrandt, marchant silencieusement et sans cadre », un article consacré à « l’esthétique du portrait peint dans La Comédie humaine » 2Adrien Goetz, « Une toile de Rembrandt, marchant silencieusement et sans cadre » – L’esthétique du portrait peint dans La Comédie humaine, in L’Année balzacienne, 1/2001 (n°2), p. 99-112..
Ci-dessus : Balzac circa 1837, daguerréotype de Louis-Auguste Bisson ; couvertures de L’Année balzacienne 2001, 2004, et 2009.
J’ai reconnu aussi Intrigue à Venise, traq et turq, à son insolence artiste, l’esthétique de la fantaisie romantique et ses jeux d’images, esthétique à laquelle, après lui avoir consacré sa thèse, Adrien Goetz dédie un subtil article inspiré par une lecture de l’Olympia de Balzac 3L’Olympia de Balzac – Une lecture de Fragments d’un roman publié sous l’Empire par un auteur inconnu [Olympia ou les Vengeances romaines], de La Muse du Département et de l’Olympia de Manet, in L’Année balzacienne, 1/2004 (n° 5), p. 169-181..
J’avais mes raisons en y venant ainsi, car il me fallait pour mes excursions nocturnes un cheval, et le mien était un cheval arabe que lady Esther Stanhope avait envoyé à la marquise, et qu’elle m’avait échangé contre ce fameux tableau de Rembrandt, qu’elle a dans son salon à Londres, et que j’ai si singulièrement obtenu. 4Balzac, Le Lys dans la Vallée, [414]-[415].
De la chaîne de raisons pour lesquelles chez Balzac, de façon merveilleusement à n’y rien comprendre, on troque un cheval contre un fameux tableau de Rembrandt, je déduis traq et turq qu’augurant dans le libre d’un tel motif le possible d’un roman à faire, Adrien Goetz, dans Intrigue à Venise, entreprend de relever, sans le dire, le défi initialement lancé dans La Muse du Département 5Balzac, La Muse du Département, court roman de Balzac, publié en 1837 dans les Scènes de la vie de province sous la rubrique Parisiens en province. par le journaliste Lousteau, double littéraire du Balzac des commencements.
Penché sur les épreuves du feuilleton de son ami Lousteau, le docteur Bianchon se perd dans une rêverie inspirée par l’enveloppe des dites épreuves. Intrigué, Lousteau l’interpelle.
― Mais voici, répond Bianchon, le plus joli roman du monde contenu dans une maculature 6Maculature : Feuille de papier que l’on intercale entre deux feuilles fraîchement imprimées et destinée à absorber l’excès d’encre ; mauvaise feuille d’un travail précédent utilisée pour la mise en route d’un tirage, et feuille de passe, c’est-à-dire d’essai, de ce nouveau tirage ; feuille tachée ou mal tirée avec laquelle on enveloppe d’autres épreuves. qui enveloppait tes épreuves. Tiens, lis : Olympia ou les Vengeances romaines.
― Voyons, dit Lousteau en prenant le fragment de maculature que lui tendit le docteur, et il lut à haute voix ceci : 204 OLYMPIA, caverne. Rinaldo, s’indignant de la lâcheté de ses compagnons, qui n’avaient de courage qu’en plein air et n’osaient s’aventurer dans Rome, jeta sur eux un regard de mépris.
― Je suis donc seul !… leur dit-il.
Il parut penser, puis il reprit : ― Vous êtes des misérables, j’irai seul, et j’aurai seul cette riche proie… vous m’entendez !… Adieu.
― Mon capitaine !… dit Lamberti, et si vous étiez pris sans avoir réussi ?…
― Dieu me protège !… reprit Rinaldo en montrant le ciel.
À ces mots, il sortit, et rencontra sur la route l’intendant de Bracciano.
Et cependant qu’il décline les mots de la maculature, le journaliste détaille illico le possible d’un vaudeville à faire :
― Peste ! des brigands, une caverne, un Lamberti qui sait calculer… Je vois tout un vaudeville dans cette page. Ajoutez à ces premiers éléments un bout d’intrigue, une jeune paysanne à chevelure relevée, à jupes courtes […]. Et puis, Rinaldo… ! En lui supposant des favoris noirs, un pantalon collant, un manteau, des moustaches, un pistolet et un chapeau pointu…
Le drôle dans cette scène, c’est qu’Olympia ou les Vengeances romaines – Fragments d’un roman publié sous l’Empire par un auteur inconnu, le roman déjà fait dans lequel Lousteau pioche l’inspiration d’un roman à faire, a été publié par Balzac en 1833, dans les Causeries du monde, et qu’ainsi, via Lousteau, le Balzac de 1837 assigne un destin de grandissement à un motif repris sans le dire du Balzac de 1833.
― Ma pauvre Péné, tu vas être malheureuse, tous les meubles dorés en style Louis-Gondole ont été jetés dans le canal ! Enfin, c’est bien, ils ont gardé les rideaux et les coussins. 7Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 130.
Ci-dessus : Eugène Morisseau, La grisette, 1832.
La reprise, remarque Adrien Goetz, fait valoir la puissante ubiquité d’un motif qui, une fois détouré de son contexte initial, par là rendu au libre de son efficience propre, se laisse déployer ailleurs, autrement, sans jamais s’épuiser, de telle sorte qu’il condense et déplace dans ses pérégrinations le possible toujours neuf du « plus joli roman du monde ». Vous eussiez dit, remarque mystérieusement Balzac à propos d’une telle efficience, une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre. Balzac fournit ici un exemple extrême du genre d’efficience auquel prétend l’usage romantique du motif ubiquiste comme véhicule d’un processus de création qui se déploie d’une oeuvre à l’autre, en vertu de l’opportune limitrophicité de l’image et du texte, sur le mode de l’universalité sans principe ou de l’évidence sans bord.
J’avais mes raisons en y venant ainsi, car il me fallait pour mes excursions nocturnes un cheval, et le mien était un cheval arabe que lady Esther Stanhope avait envoyé à la marquise, et qu’elle m’avait échangé contre ce fameux tableau de Rembrandt, qu’elle a dans son salon à Londres, et que j’ai si singulièrement obtenu. 8Balzac, Le Lys dans la Vallée, [414]-[415].
De La Muse du Département à Intrigue à Venise, il y a au demeurant « une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre » qui chemine depuis La Muse du Département jusqu’à Intrigue à Venise et qui transporte ainsi, d’un salon de lady Esther Stanhope à Londres au palais de Carlos de Beistegui à Venise, puis jusqu’à la cabane d’Achille Novéant sur l’île de Stromboli, le possible chaque fois recommencé du « plus joli roman du monde ». Je ne dirai pas non plus ce que l’on voit sur la toile de Rembrandt. L’intrigue y perdrait de son mystère, et – pardon à Rembrandt – le MacGuffin 9MacGuffin : objet qui, au cinéma ou dans la littérature, détermine ou donne prétexte à l’action. Le terme a été rendu fameux par le cinéma de Hitchcock de son éclat.
Subtilement commentée par Adrien Goetz dans L’Olympia de Balzac – Une lecture de Fragments d’un roman publié sous l’Empire par un auteur inconnu, de La Muse du Département et de l’Olympia de Manet 10Adrien Goetz, L’Olympia de Balzac – Une lecture de Fragments d’un roman publié sous l’Empire par un auteur inconnu [Olympia ou les Vengeances romaines], de La Muse du Département et de l’Olympia de Manet, in L’Année balzacienne, 1/2004 (n° 5), p. 169-181., la scène du roman à faire à partir d’une maculature éclaire la façon qui est celle de Goetz lui-même dans Intrigue à Venise plus encore que dans ses romans précédents.
― Tu crois que le Rembrandt va être très caché ?
Wandrille escalade le mur, contourne l’entrée principale. Pénélope regarde par-dessus les pierres. Il aperçoit un passage, vers l’autre façade, du côté de l’eau… 11Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 277.
Ci-dessus : photo d’Ingrid Bergman et de Roberto Rossellini, prise en 1949 pendant le tournage de Stromboli, terra di Dio.
Outre qu’il broche Intrigue à Venise à partir d’une maculature balzacienne, Adrien Goetz « beurre » son récit de motifs repris tout à la fois de son oeuvre propre – de Webcam au Coiffeur de Chateaubriand sans exclusive -, de la petite et de la grande histoire – celle de l’art et de la littérature, s’entend -, et de son musée personnel.
… les formes géométriques : carrés magiques, cercles, diagonales, croissants et roses. Des panneaux de céramique algériens, ce bleu, ce jaune, ce sol rouge et noir, ce décor du XIXe siècle… 12Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 9.
Ci-dessus : Balthasar Klossowski de Rolla, dit Balthus (1908-2001), La chambre turque, détail, circa 1960.
Beurre-moi cela ! dit Joseph Bridau, le grand peintre, à Pierre Grassou, le peintre de commande, dans une nouvelle de Balzac, datée de 1839.
Ci-dessus : Giambattista Tiepolo, (1696-1770), Il mondo nuovo, circa 1760.
Adrien Goetz, qui commente cette nouvelle dans un autre article de la Revue balzacienne 13Adrien Goetz, « Beurre-moi cela ! » ou la matière picturale chez Balzac, in L’Année balzacienne 2009/1, n° 10., s’emploie lui aussi à « beurrer », comme veut le « grand peintre », pour accrocher la lumière, donner de la couleur, du relief, de la vie, bref pour ouvrir un mondo nuovo au coeur de l’espace sans bord qui sommeille au profond de la maculature balzacienne.
Wandrille s’emballe :
― Ouvrez enfin les yeux, tous ces masques de carnaval moulés en série en Turquie, ces Japonais pitoyables avec leurs chapeaux de Triboulet qui agitent leurs grelots, ces joyeux turlurons pathétiques avec leurs loups en fausse dentelle… 14Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 77.
Ci-dessus : Lucien Mouillard (1842 – 1912), Orientaux et italiens, place Saint Marc, 1881.
Mais Adrien Goetz se plaît aussi à montrer, en forçant délibérément sur le « beurre », la proximité que l’effet attendu entretient, vu de loin, avec le kitsch des cartes postales animées, et vu de près, avec le « chef-d’oeuvre » du peintre Frenhofer, oeuvre qui n’illustre rien d’autre que l’art de sa facture même, partant, le triomphe de l’art sur le sujet de ce dernier 15Balzac, Le Chef-d’oeuvre inconnu, 1831.. Le Romantisme, comme on sait, touche dans les années 1850 à sa fin initiale, avec l’avénement des théories de l’art pour l’art et de la réalité photographiée. L’art et la littérature y ont, semble-t-il, perdu beaucoup. Baudelaire le dit. Goetz, qui sait, pourrait le penser.
Adrien Goetz regarde en tout cas avec une sorte d’ironie l’art et la manière de ses doubles littéraires, Wandrille, personnage récurrent dans la série des Intrigues, et Gaspard Lehman, apparu dans Intrigue à Venise, qui, tous deux, se piquent d’écrire encore à l’âge post-moderne, ou, ce qui revient au même dans Intrigue à Venise, à l’âge post-romantique.
Pénélope a eu une idée subite la veille de son départ pour l’Italie : elle s’est fait décolorer les cheveux en blond. Depuis le temps qu’elle avait envie d’essayer. 16Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 22.
Ci-dessus : Wallis Simpson, au temps de sa rencontre avec Edouard VIII ; « Duke and Duchess of Windsor were invited but did not attend », le Duc et la duchesse de Windsor ont été invités au Bal du Siècle, mais comme ils n’y ont pas été photographiés, ils n’y étaient sans doute pas présents. Il y avait toutefois de jolies fausses blondes.
Wandrille, qui est accessoirement journaliste et qui se rend à Venise pour la revue Air France Madame, dit de sa manière, dans Intrigue à l’anglaise, qu’elle consiste à « puiser un peu au hasard dans une boîte à chaussures et à « écrire toujours avec quelques photos sous les yeux, comme si l’on était un témoin oculaire ». Il se flatte ainsi de pouvoir brocher une vie du duc de Windsor à partir des vues publiées par les paparazzi de tout bord. Mais cette vie n’est pour le moment pas écrite, alors qu’Adrien Goetz pendant ce temps racontait traq et truq Marie-Antoinette, Chateaubriand, Balzac, Renoir, Balthus, Ingres, Cézanne, etc.
Gaspard Lehman, jeune homme pressé, a déjà publié quatre romans qui ont fait sensation dans le club très fermé des « écrivains de Venise ».
Interviewé par Wandrille, l’académicien Jacquelin de Craonne, chef de file des dits « écrivains de Venise », évoque le cas du « petit Gaspard ».
Le « godelureau » n’a rien lu de ses illustres prédécesseurs, jamais vu de ses yeux les beautés de la Sérénissime.
Il use sans vergogne du « pittoresque facile, « lion de Saint-Marc, pigeons, Vivaldi, reflets dans l’eau », etc., et il fait rimer « cheval » avec « carnaval », « masque » avec « bergamasque », etc. « Mais joyeusement ».
N’irez-vous pas à Venise, monsieur Dechartre ? ou êtes-vous las des gondoles, des canaux bordés de palais et des pigeons de la place Saint-Marc ? Je vous avoue que j’aime encore Venise après y être allée trois fois. Il lui donna raison. Il aimait aussi Venise. Chaque fois qu’il y allait… 17Anatole France, Le Lys rouge (1894), p. 82-83.
Ci-dessus : Anatole France (1844-1924) chez lui, dans les années 1900 ; photo : Pierre Choumov (1872-1936).
Son secret, c’est de ne pas faire de style avec ces mots-là, pas de lyrisme. il a su servir à la sauce Duras les poncifs de bon papa. Son premier roman vénitien, du gibier présenté comme de la nouvelle cuisine, a plu à tous les publics : écriture blanche et sèche, sujet verbe complément, pas de métaphore, de la vie réelle et sans art, une petite ville avec ses misères et ses trois fois rien, pas de grand amour, surtout, ni sentiment ni architecture. Pas un mot sur Vivaldi […]. Prix des lectrices de Elle. Rage des vieux. […]. Si c’était la relève qui arrivait ? 18Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 76.
Ne dirait-on pas qu’il s’agit-là du secret d’Adrien Goetz himself ? du plan qu’Adrien Goetz exécute dans les Enquêtes de Pénélope ? de l’ambition qu’Adrien Goetz nourrit depuis Webcam, et probablement depuis l’enfance déjà ? Très tôt, assis face à la mer devant la colonne de Boulogne, Adolphe Pâques, coiffeur de Chateaubriand, rêvait de littérature de gloire. Adolphe Pâques et Adrien Goetz sont pays, l’un natif de Boulogne, l’autre d’Arras.
Chacun de nous a sa colonne, chacun rêve de la statue qu’il faudra mettre au-dessus, chacun pense que les événements qu’il raconte, étage par étage, en gravissant les années en colimaçon, rendront nécessaire un portrait en pied, sculpté pour l’immortalité, revêtu des habits de la gloire ou dans la nudité des héros. 19Adrien Goetz, Le Coiffeur de Chateaubriand
Remporter le Prix des lectrices de Elle, « braquer les vieux », prendre « la relève » ?
Adrien Goetz himself a déjà remporté pour La dormeuse de Naples le Prix des Deux Magots et le Prix Roger Nimier, et pour Le Coiffeur de Chateaubriand, le Grand Prix Palatine du roman historique.
Le vieil homme sec, les joues creusées dans un ivoire gothique… 20Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 9.
Ci-dessus : fac-similés du tract surréaliste publié en 1924 à l’occasion des funérailles d’Anatole France ; source : Association Atelier André Breton ; textes disponibles sur le site Mélusine de l’université Paris III.
Adrien Goetz « braque les vieux » au Salon du Livre et autres lieux de villégiature des people de la littérature.
Mieux encore, Adrien Goetz tire d’une maculature d’un tract surréaliste publié en 1924 à l’occasion des funérailles d’Anatole France l’idée de dégommer dans Intrigue à Venise, fictionnaliter et, comme veut le Surréalisme, de façon explosante-fixe, l’un des « vieux » en question. Il s’agit d’Achille Novéant, figure de ces Maîtres « polis comme la perle » ou l’ivoire, dont on dit qu’ils restent les « mainteneurs de la langue française », et qui, aux yeux d’André Breton et les siens, tiennent plutôt de « l’adjudant » ou du « maître d’école très pédant ».
Derniers mots du tract de 1924 :
Derniers mots du message que Pénélope a trouvé à Venise, au pied du « Cheval », la grande statue équestre du condottiere Bartolomeo Colleoni : « Tous les écrivains français de Venise seront […]. Première exécution cette semaine. » 21Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 40.
A l’oral [du concours des conservateurs], Pénélope était tombée sur la statue équestre de Bartolomeo Colleoni, devant l’église San Zanipolo. Elle avait mis ses lunettes : les conditions de la commande de la statue, le tour de force technique, les sources artistiques, sa place dans l’espace du campo, sa dimension symbolique, sa présence dans la peinture de Canaletto à Giorgio de Chirico, sa transformation en mythe littéraire… 22Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 26.
Ci-dessus, de gauche à droite : Richard Parkes Bonington, Statue équestre du Colleoni, XIXe ; Giorgio de Chirico, La tour rouge, détail, 1913 ; Giorgio de Chirico, Le Condottiere, 1925.
Pénélope débute à Venise une semaine de colloque, consacrée à l’histoire des gondoles. Wandrille l’y rejoindra d’ici quelques heures, mais il se trouve provisoirement retenu à Paris par une séance de reportage sur le vieux Jacquelin de Craonne. Fuyant l’ennui du colloque, Pénélope a filé place San Zipolo afin de voir enfin, de ses propres yeux, le Colleone. Elle sait qu’il est là pour elle, dans son immobilité de bronze : le redoutable chef de guerre du XVe siècle, condottiere en voyage, commandeur de Don Giovanni, la plus altière statue du monde, morgue incarnée, bride abattue, éperons d’or 23Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p.26-27.. Wandrille, pendant ce temps, s’est rendu à la chapelle des Beaux-Arts afin d’interviewer Jacquelin de Craonne devant le moulage en plâtre du Colleone de Venise, « la sculpture qui l’avait fait trembler lorsqu’il était enfant ». Ce qui est beau dans cette statue, remarque Wandrille, c’est qu’elle forme un grand triangle : le cavalier sur ses assises, jambes tendues, le casque qui fend l’air comme une lame. Il dégage une forme surhumaine. C’est le soudard sublime, envoyé de Dieu pour porter le fer parmi les hommes. 24Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 30.
Adrien prête à Pénélope et à Wandrille une émotion qui n’est au pied des deux Colleone, l’original et la copie, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, indice d’un différend qu’Adrien Goetz entretiendrait peut-être avec un autre Adrien Goetz, ou vice versa – lequel est le vrai ? -, quant à la religion de l’art, à la piété des « grands hommes », et au possible du grand oeuvre après ces derniers.
Pénélope ne pensait pas que le socle serait si haut. En élevant le grand homme au-dessus de la mêlée, on le voit moins, c’est malin. 25Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 30.
C’est le soudard sublime, envoyé de Dieu pour porter le fer parmi les hommes, songe Wandrille.
Et voilà, les bonnes formules lui viennent déjà, sans réfléchir, quel talent, sous-utilisé ! Son reportage est simple, douze pages à construire pour le magazine Air France Madame… 26Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 31.
Le sort du « grand homme », « qu’en élevant au-dessus de la mêlée on voit moins », témoigne de ce que valent aux « grands hommes », et parmi eux à Verrocchio, Giorgione, Titien et Tiepolo, Chateaubriand, Balzac, ou Bergotte 27Bergotte : avatar, dit-on, d’Anatole France dans La Recherche du temps perdu., la puissance, la gloire, au regard de la postérité. Il n’y dans Intrigue à Venise que Gaspard Lehman pour croire qu’il suffit ici de « prendre la relève ». Rosa Gambara, quant à elle, malgré le patronyme balzacien dont elle se flatte 28Gambara est le titre d’une nouvelle publiée en 1837 par Balzac et recueillie plus tard dans les Etudes philosophiques, à l’intérieur de la Comédie humaine., se contente d’écrire des auto-fictions, qui se vendent comme des petits pains, qui lui permettent d’entretenir le luxe de son palais, et basta (croit-on).
Wandrille s’applique à conjurer à coup de « bonnes formules » le risque d’une écriture qui le ferait trembler comme lorsqu’il était enfant, et qui du coup ferait trembler Pénélope aussi, et Margot, et Gros Jean, et, qui sait, l’hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère. Il se rassure, comme Don Juan se marie à toutes mains, en écrivant traq et turq des articles sur les célébrités du monde de la culture ou sur les amours des royals.
Je disais plus haut d’Intrigue à Venise que ceci n’est pas un polar comme on croit. Adrien Goetz romancier s’y emploie à instruire une drôle d’affaire : s’il ne s’agit plus d’être Chateaubriand, Balzac ou rien après que l’âge romantique est passé, il advient que dans un monde d’épigones, on ne puisse désormais rien écrire qui ne relève de l’assassinat de la littérature considéré comme l’un des beaux-arts.
Il y donc aujourd’hui dans la littérature des assassins qui pullulent, et si, comme chez Agatha Christie, l’assassin dans Intrigue à Venise n’est pas tout justement celui qu’on croit, il n’est pas non plus celui qui est dit, mais traq et turc Adrien Goetz, auteur des Enquêtes de Pénélope, qui se distribue là dans le rôle du serial killer, et qui fait revivre dans ce rôle, d’une façon qu’on n’attend pas, la figure romantique du Vengeur masqué.
On sait par l’ami Wandrille qu’au Bal du Siècle, en 1951, il y avait déjà Raoul d’Andrésy, alias Arsène Lupin, et Raymonde de Saint-Véran, comtesse de Cagliostro 29Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 221.. On sait également qu’aujourd’hui, il y a Tintin, James Bond, Indiana Jones et les autres, qui posent à Venise pour les photographes, à côté de Jacquelin de Craonne, Jean d’Ormesson, Régis Debray, Philippe Sollers, Woody Allen, etc.
On aura compris que si chez Adrien Goetz la plume se veut assassine et l’oeuvre, au moins dans les Enquêtes de Pénélope, de plus en plus « mauvais genre », c’est parce qu’après Chateaubriand et Balzac, sauf à être ridicule il vaut mieux tuer ce qu’on aime, i. e. faire acte de romantisme par défaut. A prendre au sens propre du mot défaut.
Je t’aime, je te tue. Adrien Goetz toutefois ne s’y résout pas vraiment. Affichant ici la passion qu’il voue plus ailleurs de façon plus secrète à l’esthétique de la « toile qui marche silencieusement et sans cadre », il ponctue Intrigue à Venise de somptueux intermèdes, Un consul général en poncho ?, Qui se souvent du bal du siècle ?, Dans l’atelier de Rembrandt, emblèmes d’une nostalgie qui ne se laisse pas tuer.
P.S. : Je rêve de voir ce que donnerait une version numérisée interactive d’Intrigue à Venise. Elle ferait sans doute valoir d’une autre façon sur la tablette l’efficience de la « toile qui marche silencieusement et sans cadre ». Elle demeurait toutefois fidèle à l’esthétique d’un roman qui bouge, qui romantiquement, ou néo-romantiqement. La fidélité, non plus que le polar ou la pipe, n’est pas forcément comme on croit.
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Ci-contre : marque de l’imprimerie Sessa, fondée à Venise au XVIe siècle par Jean Baptiste Sessa ; source : Jules-François-Félix Husson, dit Champfleury (1821-1889), Les Chats, histoires, mœurs, observations, anecdotes, 1869.
On appelait cela le « jeu du chat… » 30Adrien Goetz, Intrigue à Venise, p. 82.
Notes