Bιβλίον, volumen, bouquin, ebook – Qu’importe le flacon…

… pourvu qu’on ait l’ivresse ! ou le goût de la sardine !
 
Les déclinistes parlent beaucoup de la mort du livre. Pendant ce temps, je lis. Je ne lis pas des livres, comme on dit par métonymie ; je lis tout court.
 
Ergo, je prends le possible de la lecture comme il vient. Il me vient aujourd’hui la possibilité de lire sur écran ; je ne mégote pas, je prends. Je lis ainsi très souvent sur l’écran de l’ordi ou sur celui d’un reader électronique. Je ne cesse pas pour autant de lire sur papier. Comme tout le monde, j’aime le papier. Mais si j’étais née en Grèce au temps de Sapphô, ou encore à Rome au temps de Terentia, j’aurais lu sur des rouleaux de papyrus ou sur des tablettes de cire, et j’aurais aimé hier le papyrus et la tablette de cire tout autant que j’aime aujourd’hui le papier.
 
Et je déroule aujourd’hui l’écran de mon ordi comme on faisait jadis du volumen (rouleau de papyrus), et je change de page sur mon reader comme jadis on effaçait la cire sur sa tabula. Nihil novi sub sole, ou presque.

Tablette En Cire, (Littéral.) en latin tabula sera limita ou illita ; on appelle tablettes de cire des feuillets ou planches minces enduites de cire, sur lesquelles on a longtems écrit, à l’exemple des Romains, avec une espèce de stile ou de poinçon de métal. Ces sortes de tablettes étoient communément enduites de cire noire , & quelquefois de cire verte, pour l’agrément de la vue. On en faisoit un grand nombre de portatives de différentes grandeurs & largeurs, qu’on renfermait dans un étui fait exprès, ou dans un coffre, ou même dans un sac. 1Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné Des Sciences, Des Arts Et Des Métiers, volume XV, Tablette en cire.

 

 

Scilicet, ce que je lis, c’est ce qu’il y a sur la tabula ou sur le volumen, sur l’écran ou sur le papier, non la tabula ni le volumen, non l’écran ni le papier, qui servent ici de véhicule. C’est comme lorsque j’ouvre une boîte de sardines : je mange les sardines, pas la boîte.

Il se trouve toutefois que dans les boîtes de sardines, j’aime tout. Je mange les sardines, et je je garde la boîte. Je l’aime surtout à cause des motifs qu’on voit sur le couvercle, comme des têtes d’empereurs romains ou des sirènes.

Pour les livres, c’est pareil, sauf que… une fois qu’on a lu, de la sardine il y en a toujours. Mais si on ne lit pas, ou qu’on ne relit pas, dormez, sardines ! L’éternité dure longtemps.

J’ai ainsi quelques ouvrages anciens, dont un manuel de tric-trac, et la Vie des Pères, en douze volumes, héritée du frère de l’une de mes trisaïeules, qui était prêtre. Ces livres ont de belles reliures, des fers dorés. Je les regarde de temps en temps, je ne les lis pas ; je les ai, c’est tout, comme j’ai aussi une collection de boîtes de sardines, comme d’autres ont une collection de boîtes de camembert, ou d’autres encore une vitrine remplie d’oeufs de Fabergé. Bibliophiles, clupéidophiles, tyrosémiophiles, ooligistes, amis de la boîte et autres pyxidiens 2Pyxis, idis, f., du grec πυξἱς, petite boîte, coffret, capsule.… Qui se soucie là du goût de la sardine ?

Ici, l’oeuvre compte pour rien ; ici peu importe que l’auteur s’appelle Molière ou Lachaussée, Corneille ou Campistron ; la suprématie appartient à l’habit. 3Frédéric Soulié, La librairie à Paris, 1832.. Le « bon Théodore », dont Charles Nodier raconte l’histoire tragi-comique, possédait ainsi dans sa bibliothèque trois étagères chargées de livres grecs dont les feuilles n’étaient pas fendues. Aussi ne les ouvrait-il jamais, se contentant de les montrer à ses plus privées connaissances, par le plat et par le dos, mais en indiquant le lieu de l’impression, le nom de l’imprimeur et la date, avec une imperturbable assurance. Les simples en concluaient qu’il était sorcier. 4Charles Nodier (1780-1844), Le Bibliomane

 

Semblable à un clupéidophile qui ne mangerait jamais de sardines, le bon Théodore, qui aime les livres mais qui ne lit pas, montre ce que les déclinistes du livre, et derrière eux les éditeurs, aujourd’hui ne disent pas.

Il y a un fétichisme du livre objet, de la chose livre, qui a ses raisons esthétiques, et qui pour cette raison, même s’il entre en concurrence avec mille et un autres objets de fétichisation possible, ne mourra sans doute pas.

Ce fétichisme du livre toutefois ne justifie pas que l’on verse aujourd’hui des larmes de crocodile sur l’ancienne, « la seule, la vraie » pratique de la lecture – dont on dit en sus qu’elle foutrait le camp. Les nouvelles façons de lire ne changent rien à ce qui se passe quand je lis : on me parle, j’écoute. Je me nourris de cette rencontre. J’aime que la rencontre ait le goût de la sardine. Le reste est affaire d’emballage. Autre affaire, autre histoire.

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