Giacomo Casanova chez M. de Voltaire, aux Délices
Rédigé par Belcikowski Christine 4 commentairesCi-dessus : ancienne maison de Voltaire aux Délices, près de Genève.
Au début du mois de juillet 1760, Giacomo Casanova se rend chez Voltaire, aux Délices, près de Genève. Il s'y trouve reçu trois jours de suite et il s'y entretient avec le grand homme, d'abord de littérature, puis de politique. L'entretien vire alors à l'aigre. Casanova rend compte de cette visite dans Histoire de ma vie.
Ci-dessus : Jean Huber, dit Huber-Voltaire (1721-1786). Le dîner des philosophes. Ca 1772.
« Après dîner nous nous rendîmes chez Voltaire, qui sortait de table lorsque nous entrâmes. Il était comme au milieu d’une cour de seigneurs et de dames, ce qui rendit ma présentation solennelle ; mais il s’en fallait bien que chez ce grand homme cette solennité pût m’être favorable.
— Voici, monsieur de Voltaire, lui dis-je, le plus beau moment de ma vie. Il y a vingt ans que je suis votre élève, et mon cœur est plein de joie du bonheur que j’ai de voir mon maître.
— Monsieur, honorez-moi encore pendant vingt ans, et promettez-moi au bout de ce temps de m’apporter mes honoraires.
— Bien volontiers, pourvu que vous me promettiez de m’attendre.
Cette saillie voltairienne fit éclater de rire tous les auditeurs ; c’était dans l’ordre, car les rieurs sont faits pour tenir en haleine l’une des deux parties aux dépens de l’autre, et celle qui a les rieurs pour elle est toujours sûre de gagner : c’est la cabale de la bonne compagnie. Je ne fus pas au reste pris au dépourvu ; je m’y attendais, et j’espérais prendre ma revanche.
Ci-dessus : Jean Huber. Voltaire recevant ses hôtes. Hermitage Museum.
Dans ces entrefaites, on vint lui présenter deux Anglais nouvellement arrivés.
— Ces messieurs sont Anglais, dit Voltaire, je voudrais bien l’être.
Je trouvais le compliment faux et déplacé, car c’était forcer ces messieurs à lui répondre, par politesse, qu’ils voudraient bien être Français ; or, s’ils n’avaient pas envie de mentir, ils devaient être confus de dire la vérité. Je crois qu’il est permis à l’homme d’honneur de mettre sa nation au premier rang en fait de choix.
Ci-dessus : Raphaël Mengs (1728-1779). Giacomo Girolamo Casanova vers 1760.
L’instant d’après, Voltaire m’adressa de nouveau la parole en me disant que, puisque j’étais Vénitien, je devais connaître le comte Algarotti.
Ci-dessus : Jean Étienne Liotard (1702-1789). Portrait du comte Francesco Albarotti. Né le 11 décembre 1712 à Venise, mort le 3 mai 1764 à Pise, écrivain vénitien d'expression italienne, polymathe, philosophe, poète, essayiste, et critique d'art, le comte Francesco Algarotti est une importante figure des Lumières. À Paris, en 1732, il se lie d'amitié avec Voltaire, qui lui dédie une stance dans laquelle il l'appelle « le cygne de Padoue ».
— Je le connais, non pas en qualité de Vénitien, car les sept huitièmes de mes chers compatriotes ignorent qu’il existe.
— J’aurais dû dire en qualité d’homme de lettres.
— Je le connais pour avoir passé avec lui deux mois à Padoue, il y a sept ans de cela ; et ce qui lui attira particulièrement mon attention, c’est l’admiration qu’il professait pour M. de Voltaire.
— C’est flatteur pour moi, mais il n’a besoin d’être l’admirateur de personne pour mériter l’estime de tous.
— S’il n’avait pas commencé par admirer, Algarotti ne se serait jamais fait un nom. Admirateur de Newton, il a su mettre les dames en état de parler de la lumière.
— A-t-il réussi ?
— Pas aussi bien que M. de Fontenelle dans sa Pluralité des mondes ; malgré cela, on peut dire qu’il a réussi.
— C’est vrai. Si vous le voyez à Bologne, je vous prie de lui dire que j’attends ses lettres sur la Russie. Il peut les adresser à Milan à mon banquier Bianchi, qui me les fera passer.
— Je ne manquerai pas si je le vois.
— On m’a dit que les Italiens ne sont pas contents de sa langue.
— Je le crois ; dans tout ce qu’il a écrit, sa langue fourmille de gallicismes. Son style est pitoyable.
— Mais est-ce que les tournures françaises ne rendent pas votre langue plus belle ?
— Elles la rendent insoutenable, comme le serait la française lardée d’italien ou d’allemand, quand bien même ce serait M. de Voltaire qui l’eût écrite.
— Vous avez raison ; il faut écrire purement une langue quelconque. On a critiqué Tite-Live ; on a dit que son latin sentait la patavinité (1).
— Lorsque je commençais à m’approprier cette langue, l’abbé Lazzarini (2) m’a dit qu’il préférait Tite-Live à Salluste.
— L’abbé Lazzarini, auteur de la tragédie Ulisse il giovine ? Vous deviez être bien jeune alors, et je voudrais bien l’avoir connu. En revanche, j’ai beaucoup connu l’abbé Conti, qui avait été ami de Newton, et dont les quatre tragédies embrassent toute l’histoire romaine.
— Je l’ai aussi connu et admiré. J’étais jeune, mais je m’en félicitais quand je me voyais admis dans la société de ces grands hommes. Il me semble que c’est d’hier, quoiqu’il y ait bien des années, et maintenant, en votre présence, mon infériorité ne m’humilie pas, je voudrais être le cadet de tout le genre humain.
— Vous seriez sans doute plus heureux que d’en être le doyen. Oserais-je vous demander à quelle espèce de littérature vous vous êtes adonné ?
— À aucune ; mais cela viendra peut-être. En attendant je lis tant que je puis, et je me plais à étudier l’homme en voyageant.
— C’est le moyen de le connaître ; mais le livre est trop grand. On y parvient plus facilement en lisant l’histoire.
— Oui, si elle ne mentait pas. On n’est pas sûr des faits, elle ennuie, et l’étude du monde en courant m’amuse. Horace, que je sais par cœur, est mon itinéraire, et je le trouve partout.
— Algarotti aussi a tout Horace dans sa tête. Vous aimez certainement la poésie ?
— C’est ma passion.
— Avez-vous fait beaucoup de sonnets ?
— Dix à douze que j’aime, et deux ou trois mille que, peut-être, je n’ai pas relus.
— L’Italie a la fureur des sonnets.
— Oui, si cependant on peut appeler fureur l’inclination à donner à une pensée une mesure harmonieuse qui puisse la faire ressortir. Le sonnet est difficile, parce qu’il n’est permis ni d’allonger ni de raccourcir la pensée pour atteindre les quatorze vers.
— C’est le lit de Procuste, et c’est pour cela que vous en avez si peu de bons. Quant à nous, nous n’en avons pas un seul, mais c’est la faute de notre langue.
— Et du génie français ; car on s’imagine qu’une pensée dilatée doit perdre toute sa force et son éclat.
— Et vous n’êtes pas de cet avis ?
— Pardonnez-moi. Il ne s’agit que d’examiner la pensée. Un bon mot, par exemple, ne suffit pas à un sonnet ; il est, en italien comme en français, du domaine de l’épigramme.
Ci-dessus : Tiziano Vecellio, Tiziano Vecelli ou Tiziano da Cador, dit Titien. Portrait de l'Arioste. Ca 1512.
— Quel est le poète italien que vous aimez le plus ?
— L’Arioste ; mais je ne puis pas dire que je l’aime plus que les autres, car c’est le seul que j’aime.
— Vous connaissez cependant les autres ?
— Je crois les avoir tous lus, mais tous pâlissent devant l’Arioste. Lorsque, il y a quinze ans, je lus tout le mal que vous en avez dit, je dis que vous vous rétracteriez quand vous l’auriez lu.
— Je vous remercie d’avoir cru que je ne l’avais pas lu. Je l’avais lu, mais j’étais jeune, je possédais superficiellement votre langue, et, prévenu par des savants italiens qui adoraient le Tasse, j’eus le malheur de publier un jugement que je croyais le mien, tandis qu’il n’était que l’écho de la prévention irréfléchie de ceux qui m’avaient influencé. J’adore votre Arioste.
— Ah ! monsieur de Voltaire, je respire. Mais, de grâce, faites donc excommunier l’ouvrage où vous avez tourné ce grand homme en ridicule.
— A quoi bon ? mes livres sont tous excommuniés ; mais je vais vous donner un bon essai de ma rétractation.
Je demeurai ébahi. Ce grand homme se mit à me réciter par cœur les deux grands morceaux du trente-quatrième et du trente-cinquième chant où ce divin poète parle de la conversation qu’Astolphe eut avec l’apôtre saint Jean, et il le fit sans manquer un seul vers, sans faire la plus petite faute contre la prosodie. Ensuite il en releva les beautés avec toute la sagacité qui lui était naturelle et toute la justesse du génie d’un grand homme. Il aurait été injuste de s’attendre à quelque chose de mieux de la part des glossateurs les plus habiles de l’Italie. Je l’écoutais avec toute l’attention possible, respirant à peine, et désirant le trouver en défaut sur un seul point ; j’y perdis ma peine. Je me tournai vers la société, en m’écriant que j’étais excédé de surprise, et que j’informerais toute l’Italie de ma juste admiration. « Et moi, monsieur, reprit le grand homme, j’informerai toute l’Europe de la réparation que je dois au plus grand génie qu’elle ait produit. »
Insatiable d’éloges, qu’il méritait à tant de titres, Voltaire me donna le lendemain la traduction qu’il avait faite de la stance que l’Arioste commence par ce vers :
Quindi avvien che tra principi e signori...
La voici :
Les papes, les césars, apaisant leur querelle,
Jurent sur l’Évangile une paix éternelle ;
Vous les voyez l’un de l’autre ennemis ;
C’était pour se tromper qu’ils s’étaient réunis ;
Nul serment n’est gardé, nul accord n’est sincère ;
Quand la bouche a parlé, le cœur dit le contraire.
Du ciel qu’ils attestaient ils bravaient le courroux :
L’intérêt est le dieu qui les gouvernent tous.
Ci-dessus : Marie Louise Mignot (1712–1790), nièce et compagne de Voltaire, dite Madame Denis, du nom de son défunt époux.
A la fin du récit, qui valut à M. de Voltaire les applaudissements de tous les assistants, quoique aucun d’eux ne comprît l’italien, Mme Denis, sa nièce, me demanda si je croyais que le morceau que son oncle venait de déclamer fût un des plus beaux du grand poète.
« Oui, madame, mais il n’est pas le plus beau.
— Il fallait bien, car sans cela on n’aurait pas fait l’apothéose du signor Lodovico [l'Arioste].
— On l’a donc sanctifié ? je ne le savais pas. »
A ces mots, les rieurs et Voltaire à leur tête furent pour Mme Denis. Tout le monde riait, excepté moi qui gardais le grand sérieux.
Voltaire, piqué de ce que je ne riais pas comme les autres, m’en demanda la raison.
« Vous pensez, me dit-il, que c’est en vertu d’un morceau plus qu’humain qu’il a été qualifié de divin ?
— Oui, certainement.
— Et quel est ce morceau ?
— Ce sont les trente-six dernières stances du vingt-troisième chant, dans lequel le poète décrit mécaniquement comment Roland devint fou. Depuis que le monde existe, personne n’a jamais su comment on devient fou, si ce n’est l’Arioste, qui le devint vers la fin de ses jours. Ces stances font horreur, monsieur de Voltaire, et je suis sûr qu’elles vous ont fait trembler.
— Oui, je me les rappelle ; elles rendent l’amour épouvantable. Il me tarde de les relire.
— Monsieur aura peut-être la complaisance de nous les réciter, dit Mme Denis, en jetant à son oncle un coup d’œil à la dérobée.
— Bien volontiers, madame, lui dis-je, si vous avez la bonté de les écouter.
— Vous vous êtes donc donné la peine de les apprendre par cœur ? me dit Voltaire.
— Dites le plaisir, car je n’ai pris aucune peine. Depuis l’âge de seize ans, je n’ai point passé d’année sans lire l’Arioste deux ou trois fois ; c’est ma passion, et il s’est tout naturellement colloqué dans ma mémoire, sans que je me sois donné la moindre peine. Je le sais tout, à l’exception de ses longues généalogies et de ses tirades historiques, qui fatiguent l’esprit, sans intéresser le cœur. Il n’y a qu’Horace dont tous les vers soient gravés dans mon âme, malgré la tournure souvent trop prosaïque de ses épîtres, qui sont loin de valoir celles de Boileau.
— Boileau est souvent trop louangeur, monsieur de Casanova ; passe pour Horace, j’en fais aussi mes délices ; mais pour Arioste, quarante grands chants, c’est trop.
— C’est cinquante et un, monsieur de Voltaire.
Le grand homme resta muet, mais Mme Denis était là.
— Voyons, voyons, dit-elle, les trente-six stances qui font frémir et qui ont mérité à leur auteur le titre de divin.
Ci-dessus : Fou de douleur, Roland erre à travers la France. Illustration de Gustave Doré pour le Roland furieux de l'Arioste.
Je commençai aussitôt, d’un ton assuré, mais non en les déclamant avec le ton monotone adopté par les Italiens et que les Français nous reprochent avec raison. Les Français seraient les meilleurs déclamateurs s’ils n’étaient contraints par la rime, car ils sont de tous les peuples ceux qui sentent le plus justement ce qu’ils disent. Ils n’ont ni le ton passionné et monotone de mes compatriotes, ni le ton sentimental et outré des Allemands, ni la manière fatigante des Anglais : ils donnent à chaque période le ton et le son de voix qui convient le mieux à la nature du sentiment qu’ils ont à rendre ; mais le retour obligé des mêmes sons leur fait perdre une partie de ces avantages. Je récitai les beaux vers de l’Arioste comme une belle prose cadencée, que j’animai du son de la voix, du mouvement des yeux et en modulant mes intonations selon le sentiment que je voulais inspirer à mes auditeurs. On voyait, on sentait la violence que je me faisais pour retenir mes larmes, et les pleurs étaient dans tous les yeux ; mais, lorsque j’en fus à cette stance :
Poiche allargare il freno al dolor puote,
Che resta solo e senza altrui rispetto,
Giù dagli occhi rigando per le gote
Sparge un fiume di lacrime sul petto,
mes larmes s’échappèrent avec tant d’abondance que tous mes auditeurs se mirent à sangloter. M. de Voltaire et Mme Denis me sautèrent au cou ; mais leurs embrassements ne purent m’interrompre, car Roland, pour devenir fou, avait besoin de remarquer qu’il était dans le même lit où naguère Angélique s’était trouvée entre les bras du trop heureux Médor, et il fallait que j’arrivasse à la stance suivante. À ma voix plaintive et lugubre, je fis succéder celle de la terreur qui naît naturellement de la fureur avec laquelle sa force prodigieuse lui fit exercer des ravages pareils à ceux que pourrait produire une horrible tempête ou un volcan accompagné d’un tremblement de terre.
Quand j’eus achevé, je reçus d’un air triste les félicitations de toute la société. Voltaire s’écria :
— Je l’ai toujours dit : le secret de faire pleurer est de pleurer soi-même ; mais il faut des larmes véritables, et pour en verser, il faut que l’âme soit profondément émue.
— Je vous remercie, monsieur, ajouta-t-il en m’embrassant, et je vous promets de vous réciter demain les mêmes stances et de pleurer comme vous.
Il tint parole.
— Il est étonnant, dit Mme Denis, que l’intolérante Rome n’ait jamais mis à l’index le chantre de Roland.
— Bien loin de là, dit Voltaire, Léon X a pris les devants en excommuniant quiconque oserait le condamner. Les deux grandes familles d’Este et de Médicis étaient intéressées à le soutenir. Sans cette protection, il est probable que le seul vers sur la donation de Rome faite par Constantin à Silvestre, où le poète dit puzza forte, aurait suffi pour faire mettre tout le poème en interdit.
— Je crois, dis-je, que le vers qui a excité le plus de rumeur est celui où l’Arioste met en doute la résurrection du genre humain et la fin du monde. L’Arioste, ajoutai-je en parlant de l’ermite qui voulait empêcher Rodomont de s’emparer d’Isabelle, veuve de Zerbin, peint l’Africain qui, ennuyé de ses sermons, se saisit de lui et le lance si loin qu’il va s’écraser contre un rocher, contre lequel il reste mort comme endormi - de façon che al novissimo di forse fia desto. Ce forse, que peut-être le poète ne plaça là que comme une fleur de rhétorique, ou comme une cheville pour compléter le vers, fit beaucoup crier, et sans doute cela aurait beaucoup fait rire le poète s’il en avait eu le temps. »
— Il est dommage, dit Mme Denis, que l’Arioste n’ait pas été plus sobre de ces sortes d’hyperboles.
— Taisez-vous, ma nièce ; elles sont toutes pleines d’esprit et de sel. Elles sont toutes des grains de beauté que le meilleur goût a répandus dans l’ouvrage.
Ci-dessus : Jean Huber. Voltaire comédien, dans son théâtre privé.
Nous causâmes ensuite de mille choses, toutes littéraires, et enfin on mit sur le tapis L’Écossaise (3), que nous avions jouée à Soleure [ville suisse yant abrité le siège de l’ambassade de France de 1530 à 1792].
On savait tout.
M. de Voltaire me dit que si je voulais jouer chez lui, il écrirait à M. de Chavigny d’engager ma Lindane à venir me seconder, et que lui, il ferait le rôle de Monrose. Je m’excusai en lui disant que Mme de ... était à Bâle et que j’étais moi-même obligé de partir le lendemain. A ces mots, il se mit à jeter les hauts cris, souleva toute la société contre moi et finit par me dire que ma visite serait insultante pour lui, si je ne lui faisais pas le sacrifice au moins d’une semaine tout entière.
— Monsieur, lui dis-je, je ne suis venu à Genève que pour avoir l’honneur de vous voir ; maintenant que j’ai obtenu cette faveur, je n’ai plus rien à y faire.
— Êtes-vous venu pour me parler ou pour que je vous parle ?
— Pour vous parler, sans doute, mais beaucoup plus pour que vous me parliez.
— Restez donc ici au moins trois jours ; venez dîner chez moi tous les jours, et nous nous parlerons. »
L’invitation était si pressante et si flatteuse que j’aurais eu mauvaise grâce à refuser. J’acceptai donc ; ensuite je me retirai pour aller écrire.
Le lendemain matin, le jeune Fox vint me voir avec les deux Anglais que j’avais vus chez M. de Voltaire. [...]. Nous trouvâmes aux Délices le duc de Villars, il venait d’y arriver pour consulter le docteur Tronchin, qui, depuis dix ans, le faisait vivre par artifice.
Je fus silencieux pendant le repas ; mais au dessert M. de Voltaire, sachant que je n’avais pas lieu d’être content du gouvernement de Venise, m’engagea sur ce sujet ; mais je trompai son attente, car je tâchais de démontrer qu’il n’y a pas de pays au monde où l’on puisse jouir d’une liberté plus complète. « Oui, me dit-il, pourvu qu’on se résigne au rôle de muet. » Et, voyant que le sujet ne me plaisait pas, il me prit par le bras et me mena dans son jardin, dont il me dit être le créateur. La grande allée aboutit à une belle eau courante.
— C’est, me dit-il, le Rhône que j’envoie en France.
— C’est une expédition que vous faites à peu de frais.
Il sourit agréablement, puis il me montra la belle rue de Genève et la Dent-Blanche, qui est la pointe la plus élevée des Alpes.
Ramenant ensuite la conversation sur la littérature italienne, il commença à déraisonner avec esprit, beaucoup d’érudition, mais finissant toujours par un faux jugement. Je le laissai dire. Il me parla d’Homère, du Dante, de Pétrarque, et tout le monde sait ce qu’il pensait de ces grands génies ; mais il s’est fait du tort en écrivant ce qu’il en pensait. Je me contentai de lui dire que si ces grands hommes ne méritaient pas l’estime de tous ceux qui les étudient, il y a longtemps qu’ils seraient descendus du haut rang où l’approbation des siècles les a placés.
Ci-dessus : Théodore Tronchin (1709-1781), professeur de médecine à Genève. Gravure de Robert Gaillard d’après Jean Étienne Liotard.
Le duc de Villars et le fameux médecin Tronchin vinrent nous joindre. Le docteur, grand, bien fait, beau de figure, poli, éloquent sans être parleur, savant physicien, homme d’esprit, élève de Boerhaave qui le chérissait, n’ayant ni le jargon, ni le charlatanisme, ni la suffisance des suppôts de la faculté, m’enchanta. Sa médecine était basée sur le régime, et pour l’ordonner, il avait besoin d’être philosophe. On m’a assuré, ce que j’ai de la peine à croire, qu’il guérit un pulmonique d’une maladie secrète au moyen du lait d’une ânesse qu’il avait soumise à trente fortes frictions de mercure administrées par quatre portefaix vigoureux.
Ci-dessus, de gauche à droite : Maurice Quentin de La Tour (1704-1788). Portrait du duc de Villars ; Pierre Simon Benjamin Duvivier (1730-1819). Profil du duc de Villars. Musée Carnavalet. Honoré Armand de Villars (Paris, 1702-Aix-en-Provence, 1770), duc et pair de France, prince de Martigues, Grand d'Espagne, chevalier de la Toison d'or, vicomte de Melun, comte de Rochemiley, marquis de la Melle1. Successeur de Claude Louis Hector de Villars, son père, dans la charge de gouverneur de Provence, il exerce ladite charge de 1734 à 1770.
Quant à Villars, il attira toute mon attention, mais d’une manière tout opposée à Tronchin. En examinant sa figure et son maintien, je crus voir une femme septuagénaire habillée en homme, maigre, décharnée, ayant des prétentions et qui dans sa jeunesse pouvait avoir été belle. Il avait les joues couperosées, plâtrées de fard, les lèvres couvertes de carmin, les sourcils teints en noir, des dents postiches, une énorme perruque d’où s’exhalait une forte odeur d’ambre et à la boutonnière un fagot de fleurs qui lui montaient jusqu’au menton. Il affectait le gracieux dans ses gestes et il parlait avec une voix douce qui empêchait souvent d’entendre ce qu’il disait. Du reste, très poli, affable et maniéré dans le goût des temps de la régence. C’était en tout un être souverainement ridicule. On m’a dit que dans sa jeunesse et dans sa virilité il avait aimé le beau sexe, mais que, lorsqu’il ne fut plus bon à rien, il prit le modeste parti de se faire femme et qu’il tenait quatre beaux mignons à ses gages, ayant chacun à son tour le dégoûtant bonheur de réchauffer la nuit sa vieille carcasse.
Villars était gouverneur de Provence et avait le dos rongé par le cancer. Selon l’ordre de la nature, il aurait dû être enterré depuis dix ans ; mais à force de régime, Tronchin le faisait vivre, en nourrissant ses plaies avec des tranches de veau. Sans cet aliment, le cancer serait mort en emportant son cadavre. Voilà ce qui peut s’appeler vivre par artifice.
Ci-dessus : Jean Huber. Voltaire dans sa chambre à coucher.
J’accompagnai M. de Voltaire dans sa chambre à coucher, où il changea de perruque et mit un autre bonnet, car il en portail toujours un pour se garantir des rhumes auxquels il était très sujet. Je vis sur une table la Summa de saint Thomas, et, entre plusieurs poètes italiens, la Secchia rapita de Tassoni.
Ci-dessus : Alessandro Tassoni et sa Secchia rapita. Gravure anonyme. Alessandro Tassoni (Modène, 1565-Modène, 1635), secrétaire du cardinal Colonna (1599), puis du duc de Savoie (1618), puis conseiller de François Ier d'Este, duc de Modène. Doté de connaissances étendues en matière de géographie, histoire et littérature, il demeure principalement connu pour son Seau enlevé, en italien Secchia rapita, poème héroï-comique publié à Modène, en 1622.
— Voilà, me dit Voltaire, le seul poème tragi-comique que l’Italie possède. Tassoni fut moine, bel esprit et savant génie en tant que poète.
— En qualité de poète, passe, mais non en qualité de savant ; car, en se moquant du système de Copernic, il dit qu’en le suivant on ne pourrait donner ni la théorie des lunaisons ni celle des éclipses.
— Où a-t-il dit cette sottise ?
— Dans ses discours académiques.
— Je ne les ai pas, mais je me les procurerai.
Il prit une plume pour écrire une note là-dessus et me dit :
— Mais Tassoni a critiqué Pétrarque avec beaucoup d’esprit.
— Oui, mais par là il a déshonoré son goût et sa littérature, ainsi que Muratori.
— Le voici. Convenez que son érudition est immense.
— Est ubi peccat (C’est par où il pèche).
Voltaire ouvrit une porte, et je vis une centaine de grosses liasses.
— C’est, me dit-il, ma correspondance. Vous voyez à peu près cinquante mille lettres auxquelles j’ai répondu.
— Avez-vous la copie de vos réponses ?
— D’une bonne partie. C’est l’affaire d’un valet qui n’a que cela à faire.
— Je connais bien des libraires qui donneraient beaucoup d’argent pour devenir maîtres de ce trésor.
— Oui, mais gardez-vous des libraires quand vous donnerez quelque chose au public, si vous n’avez pas déjà commencé ; ce sont des forbans plus redoutables que ceux de Maroc.
— Je n’aurai affaire à ces messieurs que quand je serai vieux.
— Alors ils seront la plaie de votre vieillesse.
A ce propos, je lui citai un vers macaronique de Merlin Cocci.
— Qu’est-ce que cela ?
— C’est un vers d’un poème célèbre en vingt-quatre chants.
— Célèbre ?
— Oui, et qui plus est, digne de l’être ; mais, pour l’apprécier, il faut connaître le dialecte de Mantoue.
— Je le comprendrai, si vous pouvez me le procurer.
— J’aurai l’honneur de vous l’offrir demain.
— Vous m’obligerez outre mesure.
On vint nous tirer de là, et nous passâmes, au milieu de la société, deux heures en propos de tous genres. Voltaire y déploya toutes les ressources de son esprit brillant et fertile et fit le charme de tous, malgré ses traits caustiques qui n’épargnaient pas même les personnes présentes ; mais il avait un art inimitable à lancer le sarcasme de manière à ne pas blesser. Quand le grand homme accompagnait ses traits d’un sourire plein de grâce, les rieurs ne lui manquaient jamais.
Il tenait sa maison on ne peut pas plus noblement et on faisait bonne chère chez le poète ; circonstance fort rare chez ses confrères en Apollon, qui sont rarement comme lui les favoris de Plutus. Il avait alors soixante six ans et cent vingt mille livres de rente. On a dit méchamment que ce grand homme s’était enrichi en trompant ses libraires ; le fait est qu’il n’a pas été, sous ce rapport, plus favorisé que le dernier des auteurs, et que loin d’avoir dupé ses libraires, il a souvent été leur dupe. Il faut en excepter les Cramer, dont il a fait la fortune. Voltaire avait su s’enrichir autrement que par sa plume, et comme il était avide de réputation, il donnait souvent ses ouvrages, sous la seule condition d’être imprimés et répandus. Pendant le peu de temps que j’ai passé auprès de lui, je fus témoin d’une de ces générosités ; il fit présent de la Princesse de Babylone, conte charmant qu’il écrivit en trois jours.
[Le troisième jour...]
Ci-dessus : Jean Huber. Le petit déjeuner de Voltaire.
Après avoir dormi pendant dix heures d’un sommeil doux et rafraîchissant, je pris un bain fortifiant et, m’étant habillé, je me sentis en état d’aller jouir de l’agréable société de M. de Voltaire. Je me rendis chez lui, mais je fus trompé dans mon attente, car il plut au grand homme d’être ce jour-là frondeur, railleur, goguenard et caustique. Il savait que je devais partir le lendemain.
Il commença à table par me dire qu’il me remerciait du présent que je lui avais fait de Merlin Cocci. « Vous me l’avez offert certes avec bonne intention, dit-il, mais je ne vous remercie pas de l’éloge que vous m’avez fait du poème, car vous êtes cause que j’ai perdu quatre heures à lire des bêtises. »
Je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête ; mais je me maîtrisai, et lui répondis d’un ton assez calme qu’une autre fois peut-être il se trouverait lui-même obligé d’en faire un éloge plus beau que le mien. Je lui citai plusieurs exemples de l’insuffisance d’une première lecture.
« Cela est vrai, dit-il ; mais, pour votre Merlin, je vous l’abandonne. Je l’ai mis à côté de la Pucelle de Chapelain. »
— Qui plaît à tous les connaisseurs, malgré sa mauvaise versification, car c’est un bon poème, et Chapelain était poète, quoiqu’il fît de mauvais vers. Son génie ne m’a pas échappé.
Ma franchise dut le choquer, et j’aurais dû le deviner, puisqu’il m’avait dit qu’il mettrait le Macaronicon à côté de la Pucelle. Je savais aussi qu’un sale poème de même nom qui courait le monde passait pour être de lui ; mais je savais qu’il le désavouait, et je comptais par cela qu’il dissimulerait la peine que mon explication devait lui causer. Il n’en fut pas ainsi ; il me réfuta avec aigreur, et je me montai à l’unisson.
« Chapelain, lui dis-je, a eu le mérite de rendre son sujet agréable, sans briguer le suffrage de ses lecteurs au moyen de choses qui blessent la pudeur ou la piété. C’est le sentiment de mon maître Crébillon. »
— Crébillon ! vous me citez là un grand juge. Mais en quoi, je vous prie, mon confrère Crébillon est-il votre maître ?
— Il m’a appris, en moins de deux ans, à parler le français, et pour lui donner une marque de ma reconnaissance, j’ai traduit son Rhadamiste en vers alexandrins italiens. Je suis le premier Italien qui ait osé adapter ce mètre à notre langue.
— Le premier ! je vous demande pardon, car cet honneur appartient à mon ami Pierre Jacques Martelli (4).
— Je suis fâché de devoir vous dire que vous êtes dans l’erreur.
— Parbleu ! J’ai dans ma chambre ses œuvres imprimées à Bologne.
— Je ne vous conteste point cela, je ne vous conteste que le mètre employé par Martelli. Vous ne pouvez avoir lu de lui que des vers de quatorze syllabes, sans alternative de rimes masculines et féminines. Cependant j’avoue qu’il a cru sottement avoir imité vos alexandrins, et sa préface m’a fait pouffer de rire. Vous ne l’avez pas lue peut-être ?
— Lue, monsieur ! j’ai la rage des préfaces, et Martelli y prouve que ses vers font sur des oreilles italiennes l’effet que nos alexandrins font sur les nôtres.
— Eh ! voilà précisément ce qu’il y a de risible. Le bonhomme s’est grossièrement trompé, et je ne veux que vous pour juge de ce que j’avance. Votre vers masculin n’a que douze syllabes
poétiques, et le féminin treize. Tous les vers de Martelli en ont quatorze, excepté ceux qui finissent par une voyelle longue qui, à la fin du vers, en vaut toujours deux. Veuillez observer que le premier hémistiche de Martelli est constamment de sept syllabes, tandis qu’en français il n’est jamais que de six. Ou votre ami Pierre Jacques était sourd, ou il avait l’oreille louche.
— Vous suivez donc rigoureusement la théorie de notre versification ?
— Rigoureusement, malgré la difficulté ; car presque tous nos mots finissent par une brève.
— Et quel effet a produit votre innovation ?
— Elle n’a pas plu, parce que personne n’a su réciter mes vers ; mais j’espère triompher lorsque je les débiterai moi-même dans nos coteries littéraires.
— Vous souvenez-vous de quelque morceau de votre Rhadamiste ?
— Je me le rappelle tout entier.
— Mémoire prodigieuse ; je vous écouterai volontiers.
Je me mis à réciter la même scène que j’avais récitée à Crébillon dix ans auparavant, et il me parut que M. de Voltaire m’écoutait avec plaisir. « On ne s’aperçoit pas, me dit-il, de la moindre difficulté. » C’était ce qu’il pouvait me dire de plus agréable. À son tour, le grand homme me récita un morceau de son Tancrède, qu’il n’avait pas encore publié, je crois, et que dans la suite on trouva, avec raison, un chef-d’œuvre.
Nous aurions bien fini, si nous en étions restés là ; mais, ayant cité un vers d’Horace pour louer une de ses pièces, il me dit qu’Horace avait été un grand maître en fait de théâtre, qu’il avait donné des préceptes qui ne vieilliront jamais. Sur quoi je lui répondis qu’il n’en violait qu’un seul, mais en grand homme.
— Quel est-il ?
— Vous n’écrivez pas contentus paucis lectoribus. »
— Si Horace avait eu à combattre l’hydre de la superstition, il aurait, comme moi, écrit pour tout le monde.
— Vous pourriez, ce me semble, vous épargner de combattre ce que vous ne parviendrez pas à détruire.
— Ce que je ne pourrai pas achever, d’autres l’achèveront, et j’aurai toujours la gloire de l’avoir commencé.
— C’est fort bon ; mais, supposé que vous parvinssiez à détruire la superstition, avec quoi la remplaceriez-vous ?
— J’aime bien cela ! Quand je délivre le genre humain d’une bête féroce qui le dévore, peut-on me demander ce que je mettrai à la place ?
— Elle ne le dévore pas ; elle est, au contraire, nécessaire à son existence.
— Nécessaire à son existence ! horrible blasphème dont l’avenir fera justice. J’aime le genre humain, je voudrais le voir comme moi libre et heureux, et la superstition ne saurait se combiner avec la liberté. Où trouvez-vous que la servitude puisse faire le bonheur du peuple
?
— Vous voudriez donc la souveraineté du peuple ?
— Dieu m’en préserve ! il faut un souverain pour gouverner les masses.
— Dans ce cas, la superstition est donc nécessaire, car sans cela le peuple n’obéira jamais à un homme revêtu du nom de monarque.
— Point de monarque, car ce mot exprime le despotisme que je hais comme la servitude.
— Que voulez-vous donc ? Si vous voulez que celui qui gouverne soit seul, je ne puis le considérer que comme un monarque.
— Je veux que le souverain commande à un peuple libre, qu’il en soit le chef au moyen d’un pacte qui les lie réciproquement, et qui l’empêche de jamais tourner à l’arbitraire.
— Addison vous dit que ce souverain, ce chef, n’est pas dans les existences possibles. Je suis pour Hobbes. Entre deux maux, il faut choisir le moindre. Un peuple sans superstition serait philosophe et les philosophes ne veulent pas obéir. Le peuple ne peut être heureux qu’autant qu’il est écrasé, foulé et tenu à la chaîne.
— C’est horrible, et vous êtes peuple ! Si vous m’avez lu, vous avez dû voir comment je démontre que la superstition est l’ennemie des rois.
— Si je vous ai lu ? Lu et relu, et surtout quand je ne suis pas de votre avis. Votre passion dominante est l’amour de l’humanité. Et ubi peccas. Cet amour vous aveugle. Aimez l’humanité, mais aimez-la telle qu’elle est. Elle n’est pas susceptible des bienfaits que vous voulez lui prodiguer, et qui la rendraient plus malheureuse et plus perverse. Laissez-lui la bête qui la dévore : cette bête lui est chère. Je n’ai jamais tant ri qu’en voyant Don Quichotte très embarrassé à se défendre des galériens auxquels, par grandeur d’âme, il venait de rendre la liberté.
— Je suis fâché de vous voir une si mauvaise idée de vos semblables. Mais, à propos, dites-moi, vous trouvez-vous bien libres à Venise ?
— Autant qu’on peut l’être sous un gouvernement aristocratique. La liberté dont nous jouissons n’est pas aussi grande que celle dont on jouit en Angleterre, mais nous sommes contents.
Ci-dessus : à Venise. À gauche, le pont des Soupirs ; à droite, les Plombs. En 1756, Casanova a réussi à s'évader de cette prison.
— Et même sous les Plombs ?
— Ma détention fut un grand acte de despotisme ; mais, persuadé que j’avais abusé sciemment de la liberté, je trouvais parfois que le gouvernement avait eu raison de me faire enfermer sans les formalités ordinaires.
— Cependant vous vous êtes échappé.
— J’usai de mon droit comme ils avaient usé du leur.
— Admirable ! Mais de cette manière personne à Venise ne peut se dire libre.
— Cela se peut ; mais convenez que, pour être libre, il suffit de se croire tel.
— C’est ce dont je ne conviendrai pas facilement. Nous voyons, vous et moi, la liberté sous un point de vue fort différent. Les aristocrates, les membres mêmes du gouvernement ne sont pas libres chez vous ; car, par exemple, ils ne peuvent pas même voyager sans permission.
— C’est vrai, mais c’est une loi qu’ils se sont volontairement imposée pour conserver leur souveraineté. Direz-vous qu’un Bernois n’est pas libre parce qu’il est sujet aux lois somptuaires, quand c’est lui-même qui est son législateur ?
— Eh bien ! que partout les peuples fassent leurs lois.
Ci-dessus : Johann Rudolf Huber. Albrecht von Haller. 1736. Albrecht von Haller (Berne, 1708-Berne, 1777), médecin, scientifique, naturaliste, penseur et critique littéraire suisse, également poète, critique littéraire et défenseur d'une foi chrétienne fondée sur la raison, célèbre auteur de Die Alpen, recueil de poésies dédiées la gloire de la beauté des Alpes et de la simplicité de la vie montagnarde.
Après cette vive repartie, et sans aucune transition, il me demanda d’où je venais.
— Je viens de Roche, lui dis-je. J’aurais été au désespoir de quitter la Suisse sans avoir vu le célèbre Haller. Dans mes courses, je rends hommage aux savants mes contemporains, et vous me laisserez la bonne bouche.
— M. Haller doit vous avoir plu.
— J’ai passé chez lui trois de mes beaux jours.
— Je vous en fais mon compliment. Il faut se mettre à genoux devant ce grand homme.
— Je le pense comme vous, et j’aime à vous entendre lui rendre cette justice ; je le plains de n’être pas aussi équitable envers vous.
— Ah ! ah ! il est possible que nous nous trompions tous deux. »
À cette réponse, dont la promptitude fait tout le mérite, tous les assistants partirent d’un éclat de rire et se mirent à applaudir.
On ne parla plus de littérature, et je devins un personnage muet jusqu’au moment où, M. de Voltaire s’étant retiré, je m’approchai de Mme Denis pour lui demander si elle avait quelque commission à me donner pour Rome. Je sortis ensuite, assez content d’avoir, comme j’avais la sottise de le croire alors, mis dans ce dernier jour cet athlète à la raison ; mais il me resta malheureusement contre ce grand homme une mauvaise humeur qui me força dix années de suite de critiquer tout ce qui était sorti de sa plume immortelle.
Je m’en repens aujourd’hui, quoiqu’en relisant mes censures je trouve que j’ai souvent eu raison. J’aurais dû me taire, le respecter et douter de mes jugements. J’aurais dû réfléchir que sans ses railleries, qui me le firent haïr le troisième jour, je l’aurais trouvé sublime en tout. Cette réflexion seule aurait dû m’imposer silence ; mais un homme en colère croit toujours avoir raison. La postérité qui me lira me mettra au nombre des zoïles, et la très humble réparation que je fais aujourd’hui à ce grand homme ne sera peut-être pas lue. Si nous nous retrouvons chez Pluton, dégagés peut-être de ce que notre nature a eu de trop mordant pendant notre séjour sur la terre, nous nous arrangerons à l’amiable ; il recevra mes excuses sincères, et nous serons, lui mon ami, moi son sincère admirateur.
Je passai une partie de la nuit et presque tout le jour suivant à écrire mes conversations avec Voltaire ; je fis presqu’un volume, dont je ne confie ici qu’un faible abrégé. » (5)
Ci-dessus : Ferdinand Hodler (1853-1918). Le lac de Genève et le Mont Blanc, le matin.
À lire aussi :
Giacomo Casanova, Pierre Ambroise Choderlos de Laclos, et la famille Polastre
Quand la Marquise de Créquy se souvient du Comte de Saint-Germain, de Cagliostro et de Casanova
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1. Patavinité : latinité provinciale qui était propre aux habitants de Padoue, et que des critiques croyaient reconnaître dans le style de Tite-Live ; par extension, provincialisme.
2. Domenico Lazzarini (Morro, 1668-Padoue, 1734), abbé, homme de lettres, poète et auteur dramatique, professeur de droit à Macerata, puis professeur de latin et de grec à l'Université de Padoue.
3. L’Écossaise ou le Caffé : pièce de théâtre de Voltaire, représentée pour la première fois sur une scène française, à Paris, au Théâtre de la rue des Fossés à Saint-Germain, le 26 juillet 1760.
4. Pierre Jacques Martelli, ou Martello, secrétaire du sénat de Bologne et professeur de belles-lettres dans l'université de cette ville au XVIIe siècle.
5. Casanova. Histoire de ma vie. Tome IV. Chapitre 14. Pulsio classique.