Saint-Just écrivain. 1789. Arlequin Diogène
Rédigé par Belcikowski Christine Aucun commentaireEn 1789, dans le même temps qu'il écrit La raison à la morne (1), Louis Antoine Léon de Saint-Just broche une courte pièce intitulée Arlequin Diogène. L'original autographe a été recopié et édité pour la première fois en 1907 dans La Revue bleue.
La scène représente le bord d'un bois ; Arlequin est dans un tonneau.
Seul, la tête hors du tonneau, Arlequin se plaint de ce que « depuis six mois Perette le promène par les langueurs d'une flamme incertaine. « De ce travers, dit-il, je puis la corriger, et pour venir à bout de l'entreprise, dans ce tonneau je m'en vais me loger. Là, d'un cynique arborant la sottise, je foule aux pieds l'amour et les plaisirs. Je jouirai de sa fierté trahie. »
«N'allez pas penser, remarque Saint-Just in fine, que tout ici n'est que pour s'amuser. » (2)
Ci-dessus : portrait-fusion d'Arlequin Diogène, créé à partir du Mercredi des Cendres (1855-1860) de Carl Spitzweg et du Diogène (1882) de John William Waterhouse.
Perette apparaît à la scène II. Elle s'approche du tonneau et prend un air de persiflage.
PERETTE
Ci-dessus : John William Waterhouse. Diogène (1882). Détail.
Sire Arlequin, quelle mouche vous pique
Pour endosser cette maison gothique
Et épouiller votre joyeuse humeur
Pour le métier de maussade rêveur ?
Pour moi, je crois qu'une telle folie
Est le ragoût de votre espièglerie.
ARLEQUIN, dans le tonneau, prenant un air misanthrope.
Ah ! que mon cœur n'a-t-il connu plus tôt
Le ridicule et la honte d'un sot.
Ciel, j'ai vécu trente ans pour la bassesse
Et n'ai vécu qu'un jour pour la sagesse !
PERETTE
En vérité, vous ne badinez pas ?
ARLEQUIN
Jusqu'à présent je n'ai fait que faux pas ;
J'ai promené ma course sans voit goutte.
Mais la raison vient éclairer ma route.
Tout ici-bas n'est que déloyauté,
Aveuglement, sottise, fausseté.
Pour être heureux que faut-il sur la terre ?
De l'or ? Crésus craint le tonnerre.
Il est puissant, il est tout... César craint.
PERETTE
Aimer.
ARLEQUIN
L'amour enfante tous les crimes.
Vivre à la cour ? Ce lot n'est pas le mien
.
Régner ? Le trône est l'autel des victimes.
PERETTE, en riant.
Pour être heureux, mais que faut-il donc ?
ARLEQUIN
Rien !
Tout est folie, égarement, chimère,
Et je bénis le rayon qui m'éclaire.
PERETTE
Vous pourriez bien le maudire plutôt
Car le présent qu'il vous fait est bien sot.
Vous renoncez aux douceurs de la vie
Aux agréments de la société
Pour cette tonne où siège la folie !
La raison est bien sotte en vérité.
ARLEQUIN
Oui, j'y renonce, et je ne me réserve
Que le plaisir et que la liberté
De bien honnir tous les sots que j'observe
Et d'épancher le fiel que je conserve
Contre le monde et sa malignité.
PERETTE
En vérité, votre âme est possédée
D'une bien sage et bien plaisante idée.
Bas.
Il est fou.
Rien !
Haut.
Je vous plains de bon cœur.
Bas, à part.
L'amour, hélas ! a brouillé sa cervelle.
Haut.
Et la raison est un don bien trompeur.
ARLEQUIN, sombre.
Ci-dessus : Carl Spitzweg. Mercredi des Cendres (1855-1860).
Je sens qu'ici mon cœur se renouvelle.
J'ai déposé dans mon tonneau céans
Les passions et les erreurs des sens.
Mon cœur est libre, il a rompu ses chaînes,
Et, dégagé des sottises humaines,
Je foule aux pieds les plaisirs, les amours...
Et le dessein en est pris pour toujours.
PERETTE, bas.
Hélas !Haut.
Je suis votre servante.
Ce bonheur-là n'offre rien qui me tente.
Mais votre cœur, dans sa contrition,
N'est plus flatté d'aucune passion ?
ARLEQUIN
D'aucune, non ! L'homme est la girouette
Au gré de l'air qui change et pirouette.
À la même heure il veut et ne veut pas,
Et son esprit est toujours haut ou bas.
J'ai promené ma mobile fortune,
Bourgeois, seigneur, à la ville, à la cour,
Par mer, par terre, au diable, dans la lune !
Caméléon, on m'a vu tour à tour,
Pour le bureau planter là le service,
Et le laissant, par un nouveau caprice,
Quitter Paris pour courir au Congo,
Et sur les mers traîner mon vertigo.
En vérité, tout est bien peu de chose.
Il me souvient qu'un jour on me fit roi.
Je n'étais pas plus heureux par ma foi.
Dût-on gloser sur la métamorphose,
C'est trop de peine ici-bas me donner.
Je ne veux plus ni servir, ni régner.
De mal en pis j'ai parcouru le monde,
Et pour fixer mon âme vagabonde.
Monarque ou rien, tout cela m'est égal,
Et désormais, je suis... original.
Original, oui, morbleu ! c'est-à-dire
Que je veux vivre à mon sens désormais,
Narguer, flatter, parler, me taire, rire,
Aimer, haïr ! Sans craindre les caquets,
Dès aujourd'hui je veux faire l'épreuve
De ma façon de vivre toute neuve
Et persifler Messieurs les Importants
Qui, dans ce lieu, vont survenir...
Ci-dessus : attribué à Jacques Louis David, portrait de Saint-Just.
Saint-Just prête probablement à son Arlequin le tempérament, les idées et les espérances qu'il nourrit en 1789, soit cinq ans avant de monter à l'échafaud en même temps que Robespierre
.« Je foule aux pieds les plaisirs, les amours... Je veux faire l'épreuve de ma façon de vivre toute neuve et persifler Messieurs les Importants ». Et d'ajouter plus tard à l'adresse de tous les « originaux » semblables à lui : "Identifiez-vous par la pensée aux mouvemens secrets de tous les coeurs. »
C'est déjà là le Saint-Just révolutionnaire qui, une fois accédé au pouvoir, dira que "le bonheur est une idée juste en Europe » et que « toute la sagesse du gouvernement consiste à réduire le parti opposé à la révolution, et à rendre le peuple heureux aux dépens de tous les vices et de tous les ennemis de !a liberté
C’est le moyen d’affermir la révolution que de la faire tourner au profit de ceux qui la soutiennent et à la ruine de ceux qui la combattent.
Franchissez les idées intermédiaires qui vous séparent du but où vous tendez, il vaut mieux hâter la marche de la révolution que de la suivre et d’en être entraîné. C’est à vous d’en déterminer le plan et d’en précipiter les résultats, pour l’avantage de l’humanité » (3).
Ci-dessus : portrait-fusion d'Arlequin Diogène, créé à partir du Mercredi des Cendres (1855-1860) de Carl Spitzweg et du Diogène (1882) de John William Waterhouse.
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1. Cf. Christine Belcikowski. Saint-Just écrivain. 1789. La raison à la morgue.
2. Saint-Just. Arlequin Diogène, scène XI. In Œuvres complètes de Saint-Just, p. 328. Gallimard. Folio-Histoire. 2004.