Saint-Just écrivain. 1789. La raison à la morgue
Rédigé par Belcikowski Christine Aucun commentaireEn avril 1789, Louis Antoine Léon de Saint-Just, vingt ans alors, se trouve recherché et menacé d'enfermement à la Bastille pour avoir fait imprimer Organt, un poème « lubrique » en vingt chants, inspiré par l'affaire du collier de la reine. Caché dans Paris, il profite du vide de ses journées pour écrire une nouvelle intitulée La raison à la morne [la morgue], et inspirée cette fois par la conclusion de l'affaire Kornmann.
Apprenant que sa femme le trompe sans vergogne avec Daudet de Jossan (1), homme de confiance du prince de Montbarrey (2), Kornmann, riche banquier alsacien, magistrat de Strasbourg, la fait enfermer. Loin de se repentir, la jeune femme porte plainte. Beaumarchais, son avocat, obtient sa libération. Le sieur Kornmann est déclaré « non recevable dans sa plainte en adultère rendue contre la dame son épouse et le sieur Daudet de Jossan ». Le vice de l'épouse l'emporterait ainsi sur la vertu de l'époux dans le climat délétère de la fin de l'Ancien Régime !
Le texte de La raison à la morne, resté inédit jusqu'en 1941, fait montre d'une orthographe très personnelle. Le voici, retranscrit dans une orthographe plus courante. Les lecteurs éventuellement curieux de l'orthographe originale la trouveront reproduite dans « Un inédit de Saint-Just : la Raison à la morne », un article de Bernard Vinot publié en 1991 dans les Annales historiques de la Révolution française (3).
Ci-dessus : Pierre Paul Prud'hon (1758-1823). Portrait de Saint-Just en 1793.
La raison à la morgue
« Le lendemain du jugement de Kornmann à sept heures du matin on trouva une femme inconnue morte sur le grand escalier. On la porta dans la grand salle, on l'exposa en public, personne ne la reconnut dans l'antre de la chicane on ne s'était point avisé de la fouiller car elle était couverte de haillons. Daudet qui rodait par là passa comme par habitude la main dans la poche de cette pauvre femme, il retire une lettre dont l'adresse était : à la raison. Il l'ouvrit et la lut.
Ci-dessus : François-Guillaume Ménageot (1744-1816). Portrait de Louis Charles Auguste Le Tonnelier (1730-1807), baron de Breteuil, baron de Preuilly, ministre de la Maison du Roi en 1789.
« Je suis au désespoir de l'état ou vous êtes réduite. Il faut qu'il ne vous reste plus de retraite sur la terre pour que vous soyez en France. Je vous offrirais bien un asile auprès de moi, mais quelle figure pour vous à la cour, je me suis bien gardé jusqu'aujourd'hui de laisser entrevoir que je vous connaissais. Voyez si vous voulez prendre l'air de la folie pour plaire à la reine, l'air d'une catin pour plaire à M. de Breteuil, celui d'une sotte pour plaire à M. de Barentin (4), l'air de l'hypocrisie de Priape et de l'avarice pour plaire au clergé, celui de l'arrogance et de la sottise pour plaire à la noblesse, et celui de la liberté pour plaire au tiers. De bonne foi je souffre de vos peines, qui durent depuis tant de siècles.
Ci-dessus : Antoine François Callet (1741-1823). Portrait de Louis XVI (après 1786).
J'ai parlé de vous au roi. Il m'a répondu qu'il ne voulait point ouvrir son royaume aux étrangers.
Ci-dessus : Louise Élisabeth Vigée Le Brun. Portrait de Marie Antoinette en 1788.
Ci-dessus, de gauche à droite : Louise Élisabeth Vigée Le Brun. Portrait de Yolande Martine Gabrielle de Polastron (1749 - morte en 1793 à Vienne, Autriche), comtesse puis duchesse de Polignac, amie et confidente de la reine Marie Antoinette ; Louise Élisabeth Vigée Le Brun. Autoportrait en 1790.
La reine qui était présente me demanda à l'oreille si vous étiez jolie et me proposa en survivance l'emploi de Mmes de Polignac et Lebrun, mais, dans le cas comme je vous l'ai dit où vous seriez vigoureuse et potelée, et jolie.
Ci-dessus, de gauche à droite : Peintre inconnu. Louis V Joseph de Bourbon Condé (1736-1818), prince du sang, en uniforme de colonel général de l'infanterie, avec le cordon du Saint-Esprit ; Auguste de Châtillon (1808–1881), d'après Louis Petit (1771-1800). Portrait de Louis François Joseph de Bourbon (1734-1814), comte de la Marche puis prince de Conti, prince du sang.
Or comme vous n'aimez point la flatterie, je vous avouerai que je vous ai présentée telle que vous étiez, vieillie par l'infortune, maigrie par la faim atrabilaire et misanthrope à force de rabais de la part des hommes, les yeux crevés par le prince de Condé, mal vêtue et éclaboussée par le prince de Conti. La reine me répondit « Fi donc... »
Ci-dessus : Antoine François Callet (1741-1823). Portrait de Louis Philippe d’Orléans (1747 - guillotiné en 1793), duc de Chartres, puis duc d’Orléans, prince du sang, propriétaire du Palais Royal en 1789.
Je vous conseille d'aller trouver le duc d'Orléans, il est lui seul capable de vous reconnaître, et pourra vous donner une boutique de marchande de nouveautés dans son Palais Royal. La sottise vendit un jour ; la sagesse la sagesse vendra alors la sottise.
Je suis bien malheureux de ne pouvoir oser faire le bien, et je ne sais point par où je sortirai de mon labyrinthe. Le nuage des États généraux va crever, il en sortira une tempête, qui, nous enveloppera de poussière ; nous entrerons borgnes, nous sortirons aveugles.
Ne me donnez plus d'avis. Vous me perdriez. Il faut de l'or et comme je n'en puis trouver qu'à prix d'honneur, vous m'en détourneriez et nous péririons.
Ci-dessus : Auteur inconnu. Portrait de Jean Charles Pierre Lenoir (1732-1807), haut fonctionnaire, lieutenant général de la police en 1789.
Jurez-moi de garder le silence pendant la tenue des États comme vous l'avez fait pendant les trois ans qui viennent de s'écouler. On juge demain l'affaire de Kornmann. Le vœu de la reine et des catins est contre lui. Je vous charge d'aller entendre le jugement pour m'en faire part, et vous pouvez y aller sans crainte de M. Lenoir, on ne vous reconnaîtra pas. »
Ci-dessus : Boillet, graveur. Jacques Necker (1732-1804), banquier, ministre des Finances en 1789.
Signé Necker
Alors Daudet se prit à rire et Mgr. Seguier remonta dans sa voiture pour aller rêver un réquisitoire contre la raison.
Ci-dessus : Charles Nicolas Cochin, le Jeune. Portrait d'Antoine Louis Séguier (1726 - mort en 1792 en Belgique), avocat général au Parlement de Paris en 1789.
On porta le cadavre à la morgue, où il restera longtemps. »
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1. «S'étant fait connaître d'abord par quelques critiques assez piquantes des tableaux exposés au Louvre, M. Daudet de Jossan est un petit-fils de Mlle [Adrienne] Lecouvreur, illustre comédienne, sociétaire de la Comédie-Française, grande amoureuse qui a eu 1720 une liaison avec Maurice de Saxe. M. Daudet de Jossan s'est rendu depuis lors beaucoup plus célèbre par ses intrigues, par la part qu'il eut aux liaisons de Mme Newkerque avec le feu roi, par les négociations du mariage de Mlle de Montbarrey avec le prince de Nassau... Tant d'illustres travaux lui ont fait obtenir l'adjonction à la place de syndic de la ville de Strasbourg. » (Jacques Henri Meister (1744-1826), collaborateur de Diderot, ami de Necker, secrétaire de Frédéric Melchior Grimm, puis directeur de la Correspondance littéraire.)
2. Alexandre Marie Eléonor de Saint-Mauris-Montbarrey (1732 - mort en 1796 à Constance), comte de Montbarrey puis prince de Montbarrey et du Saint-Empire (1776), grand d'Espagne de première classe (1780), chevalier du Saint-Esprit, lieutenant-général des armées et Secrétaire d'État à la Guerre de 1777 à 1780.
3. Bernard Vinot. « Un inédit de Saint-Just : la Raison à la morne ». Annales historiques de la Révolution française. Année 1991, nº 284, pp. 233-241.
4. Charles Louis François de Paule de Barentin (1738-1818), garde des sceaux en 1789.