Christine Belcikowski

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Liaisons dangereuses et convulsions

Rédigé par Belcikowski Christine 1 commentaire

En septembre 1769, le 7e régiment d'artillerie, dit Toul-Infanterie, se trouve déplacé à Grenoble. Membre de ce régiment, l'officier Pierre Ambroise Choderlos de Laclos réside dans cette ville jusqu'en 1775. Muté ensuite à Besançon, il y écrit Les Liaisons dangereuses, ouvrage inspiré, dit-on, par l'observation des mœurs de la haute société grenobloise. Sous-titrée « Lettres recueillies dans une société et publiées pour l’instruction de quelques autres », l'œuvre fait l'objet d'une publication en deux volumes en 1782 à Amsterdam, et elle se trouve distribuée à Paris, chez Durand neveu. Tout Paris s’entretient alors de l'œuvre en question, et l'autorité militaire, qui s'en émeut, déplace Laclos à la Rochelle, où celui-ci trouve en la personne de Marie Soulange Duperré l'amour de sa vie.

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Ci-dessus : Page de titre du premier volume de l'édition originale des Liaisons dangereuses.

On s'est beaucoup interrogé depuis 1782 sur les clés grenobloises qui ont pu être celles des différents personnages des Liaisons Dangereuses. Georges Poisson, dans Choderlos de Laclos ou l'obstination, donne pour clés possibles ou éventuelles de M. de Valmont, Déodat Guy Tancrède Gratet de Dolomieu (chevalier de Malte), ou Paulin de Barral (chevalier de Malte), ou encore Jean Louis Lacroix de Chevrières ; pour M. de Prévan, M. de Rochech, ou M. de Rochechinard ; pour Mme de Merteuil, Mme de la Tour du Pin Montauban, née Louise Françoise Alexandine Guérin de Tencin, ou Mme d'Agoult de Montmaur, née Christine Marie Félicité du Loys de Loinville ; pour Mlle de Volanges, l'une ou l'autre des trois filles de Mme de Blacons, née d'Agoult ; pour Mme de Tourvel, la présidente de Lavalette, ou la présidente de Vaux, ou encore Mme Barnave... (1)

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Ci-dessus : Isidore Dagnan. Vue de Grenoble depuis l'Île Verte. 1829.

Mais peu importent finalement les clés grenobloises des Liaisons dangereuses, puisque Laclos a, dit-il, « fondu ensemble toutes ces parties hétérogènes », qu'il a « inventé le caractère de Mme de Tourvel » (2), et qu'il a pris soin de déplacer l'action de son roman dans des châteaux et des couvents d'une Île de France d'autant plus floue qu'il ne la connaît encore que par ouï-dire.

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Ci-dessus : « Arrivée dans ce temple de l’amour... ». Charles Monnet, illustrateur, N. Le Mire, graveur. Illustration pour la lettre X des Liaisons dangereuses. Édition de Londres. 1796.

Un détail demeure peu commenté dans la tragédie qui s'accomplit entre août et décembre 17** à la faveur des liaisons : ce sont les crises de « convulsions » dont se trouvent saisies tour à tour Mme de Tourvel et Mlle de Volanges.

1. Convulsions et petite vérole

1.1. Mme de Tourvel

La première de ces crises de convulsions survient lorsque M. de Valmont, neveu de la vieille Mme de Rosemonde, force la résistance de Mme de Tourvel, vingt-deux ans, mariée depuis deux ans. « Vous connaissez la présidente de Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères », écrit M. de Valmont à Madame de Merteuil, sa complice. « Vous saurez donc que le président est en Bourgogne, à la suite d’un grand procès. Son inconsolable moitié doit passer ici [au château de Mme de Rosemonde] tout le temps de cet affligeant veuvage. Une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des prières du matin et du soir, des promenades solitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante, et quelquefois un triste wisk, devaient être ses seules distractions. » (3)

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Ci-dessus : « La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait osé croire qu’elle pourrait me résister ! » Illustration anonyme pour la lettre CXXV des Liaisons dangereuses. Édition de Londres. 1796.

« Tandis que je parlais ainsi, je sentais son cœur palpiter avec violence ; j’observais l’altération de sa figure ; je voyais, surtout, les larmes la suffoquer, et ne couler cependant que rares et pénibles. Ce ne fut qu’alors que je pris le parti de feindre de m’éloigner ; aussi, me retenant avec force : « Non, écoutez-moi, dit-elle vivement. — Laissez-moi, répondis-je. — Vous m’écouterez, je le veux. — Il faut vous fuir, il le faut ! — Non ! » s’écria-t-elle… À ce dernier mot, elle se précipita ou plutôt tomba évanouie entre mes bras. Comme je doutais encore d’un si heureux succès, je feignis un grand effroi ; mais tout en m’effrayant, je la conduisais, ou la portais vers le lieu précédemment désigné pour le champ de ma gloire ; et en effet elle ne revint à elle que soumise et déjà livrée à son heureux vainqueur. [...].

Je m’attendais bien qu’un si grand événement ne se passerait pas sans les larmes et le désespoir d’usage ; et si je remarquai d’abord un peu plus de confusion, et une sorte de recueillement, j’attribuai l’un et l’autre à l’état de prude : aussi, sans m’occuper de ces légères différences que je croyais purement locales, je suivais simplement la grande route des consolations, bien persuadé que, comme il arrive d’ordinaire, les sensations aideraient le sentiment et qu’une seule action ferait plus que tous les discours, que pourtant je ne négligeais pas. Mais je trouvai une résistance vraiment effrayante, moins encore par son excès que par la forme sous laquelle elle se montrait.

Figurez-vous une femme assise, d’une raideur immobile, et d’une figure invariable ; n’ayant l’air ni de penser, ni d’écouter, ni d’entendre ; dont les yeux fixes laissent échapper des larmes assez continues, mais qui coulent sans effort. Telle était madame de Tourvel, pendant mes discours ; mais si j’essayais de ramener son attention vers moi par une caresse, par le geste même le plus innocent, à cette apparente apathie succédaient aussitôt la terreur, la suffocation, les convulsions, les sanglots, et quelques cris par intervalles, mais sans un mot articulé.

Ces crises revinrent plusieurs fois, et toujours plus fortes ; la dernière même fut si violente que j’en fus entièrement découragé et craignis un moment d’avoir remporté une victoire inutile. Je me rabattis sur les lieux communs d’usage ; et dans le nombre se trouva celui-ci : « Et vous êtes dans le désespoir, parce que vous avez fait mon bonheur ? » À ce mot, l’adorable femme se tourna vers moi ; et sa figure, quoique encore un peu égarée, avait pourtant déjà repris son expression céleste. « Votre bonheur ! me dit-elle. » Vous devinez ma réponse. – « Vous êtes donc heureux ? » Je redoublai les protestations. – « Et heureux par moi ! » J’ajoutai les louanges et les tendres propos. Tandis que je parlais, tous ses membres s’assouplirent ; elle retomba avec mollesse, appuyée sur son fauteuil ; et m’abandonnant une main que j’avais osé prendre : « Je sens, dit-elle, que cette idée me console et me soulage. » (4)

1.2. Mlle de Volanges

Une crise de convulsions frappe aussi Mlle de Volanges, quinze ans, tout juste sortie du couvent des Ursulines, où « Maman m’a dit si souvent qu’une demoiselle devait rester jusqu’à ce qu’elle se mariât » (5).

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Ci-dessus : Léon Leymonnerye (1803-1879). À Paris, au Faubourg Saint Jacques, vue de la chapelle de l'ancien couvent des Ursulines, fermé en 1790, entièrement détruit en 1864.

Secrètement subornée par M. de Valmont pendant que Mme de Tourvel a ses règles, Mlle de Volanges, sans le savoir, se trouve déjà enceinte des œuvres de ce dernier. Craignant, une nuit, d'être surprise en compagnie de son suborneur, elle tombe dans la ruelle du lit.

« Nous ne dormions pas, mais nous étions dans le repos et l’abandon qui suivent la volupté, quand nous avons entendu la porte de la chambre s’ouvrir tout à coup. Aussitôt je saute à mon épée, tant pour ma défense que pour celle de notre commune pupille ; je m’avance et ne vois personne : mais en effet la porte était ouverte. Comme nous avions de la lumière, j’ai été à la recherche, et n’ai trouvé âme qui vive. Alors je me suis rappelé que nous avions oublié nos précautions ordinaires ; et sans doute la porte poussée seulement, ou mal fermée, s’était ouverte d’elle-même.

En allant rejoindre ma timide compagne pour la tranquilliser, je ne l’ai plus trouvée dans son lit ; elle était tombée, ou s’était sauvée dans sa ruelle : enfin, elle y était étendue sans connaissance, et sans autre mouvement que d’assez fortes convulsions. Jugez de mon embarras ! Je parvins pourtant à la remettre dans son lit, et même à la faire revenir ; mais elle s’était blessée dans sa chute, et elle ne tarda pas à en ressentir les effets.

Des maux de reins, de violentes coliques, des symptômes moins équivoques encore, m’ont eu bientôt éclairé sur son état : mais, pour le lui apprendre, il a fallu lui dire d’abord celui où elle était auparavant ; car elle ne s’en doutait pas. » (5)

Après que sa subornation par M. de Valmont a été découverte et que son mariage avec l'homme choisi par sa mère est devenu impossible, Mlle de Volanges choisit d'entrer au couvent et elle y prend rapidement l'habit de postulante.

1.3. Mme de Tourvel

Plus violente encore que la première, une seconde crise de convulsions frappe Madame de Tourvel qui a fui dans le couvent de son enfance après avoir reçu une lettre dans laquelle M. de Valmont lui signifie qu'il la quitte. C'est ci-dessous Mme de Rosemonde qui raconte :

« Vous serez sûrement aussi affligée que je le suis, ma digne amie, en apprenant l’état où se trouve madame de Tourvel ; elle est malade depuis hier : sa maladie a pris si vivement, et se montre avec des symptômes si graves, que j’en suis vraiment alarmée.

Une fièvre ardente, un transport violent et presque continuel, une soif qu’on ne peut apaiser, voilà tout ce qu’on remarque. Les médecins disent ne pouvoir rien pronostiquer encore ; et le traitement sera d’autant plus difficile que la malade refuse avec obstination toute espèce de remèdes : c’est au point qu’il a fallu la tenir de force pour la saigner ; et il a fallu depuis en user de même deux autres fois pour lui remettre sa bande, que dans son transport elle veut toujours arracher.

Vous qui l’avez vue, comme moi, si peu forte, si timide et si douce, concevez-vous donc que quatre personnes puissent à peine la contenir, et que pour peu qu’on veuille lui représenter quelque chose, elle entre dans des fureurs inexprimables ? Pour moi, je crains qu’il n’y ait plus que du délire, et que ce ne soit une vraie aliénation d’esprit. » (6)

Après une courte période de rémission, Mme de Trouvel, qui a reçu une nouvelle lettre de M. de Valmont, se trouve saisie d'une troisième crise de convulsions encore :

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Ci-dessus : Paul Richer (1849-1933), neurologue, anatomiste, historien de la médecine, illustrateur, sculpteur ; élève, ouis collaborateur de Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière. Convulsions. 1885.

« Dès qu’elle eut jeté les yeux dessus [sur la lettre de M. de Valmont], elle s’écria : « De lui ! grand Dieu ! » et puis d’une voix forte mais oppressée : « Reprenez-la, reprenez-la. » Elle fit sur-le-champ fermer les rideaux de son lit, et défendit que personne approchât : mais presque aussitôt nous fûmes bien obligés de revenir auprès d’elle. Le transport avait repris plus violent que jamais, et il s’y était joint des convulsions vraiment effrayantes. Ces accidents n’ont plus cessé de la soirée ; et le bulletin de ce matin m’apprend que la nuit n’a pas été moins orageuse. Enfin, son état est tel que je m’étonne qu’elle n’y ait pas déjà succombé, et je ne vous cache point qu’il ne me reste que bien peu d’espoir. » (7)

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Ci-dessus : « Nous l'avons perdue hier... » Mlle Gérard, illustratrice, Ph. Trière, graveur. Illustration pour la lettre CLXV des Liaisons dangereuses. Édition de Londres. 1796.

Entrée bientôt en agonie, Mme de Tourvel, juste avant de rendre son dernier soupir, apprend que M. de Valmont est mort, victime du duel qui l'a opposé au chevalier Danceny, amoureux inconsolable de Mlle Volanges. On trouvera ensuite dans les papiers de Mme de Tourvel une lettre délirante, adressée tout à la fois à M. de Valmont, au président, son époux, à Mme de Rosemonde et à Mme de Volanges, ses amies, et à Dieu lui-même.

« Être cruel et malfaisant, ne te lasseras-tu point de me persécuter ? Ne te suffit-il pas de m’avoir tourmentée, dégradée, avilie, veux-tu me ravir jusqu’à la paix du tombeau ? Quoi ! dans ce séjour de ténèbres où l’ignominie m’a forcée de m’ensevelir, les peines sont-elles sans relâche, l’espérance est-elle méconnue ? Je n’implore point une grâce que je ne mérite point : pour souffrir sans me plaindre, il me suffira que mes souffrances n’excèdent pas mes forces. [...].

Et toi, que j’ai outragé ; toi, dont l’estime ajoute à mon supplice ; toi, qui seul enfin aurais le droit de te venger, que fais-tu loin de moi ? Viens punir une femme infidèle. Que je souffre enfin des tourments mérités. [...]. Le Ciel a pris ta cause : il te venge d’une injure que tu as ignorée. C’est lui qui a lié ma langue et retenu mes paroles ; il a craint que tu ne me remisses une faute qu’il voulait punir. Il m’a soustraite à ton indulgence qui aurait blessé sa justice.

Impitoyable dans sa vengeance, il m’a livrée à celui-là même qui m’a perdue. C’est à la fois pour lui et par lui que je souffre. Je veux le fuir, en vain, il me suit ; il est là ; il m’obsède sans cesse. Mais qu’il est différent de lui-même ! Ses yeux n’expriment plus que la haine et le mépris. Sa bouche ne profère que l’insulte et le reproche. Ses bras ne m’entourent que pour me déchirer. Qui me sauvera de sa barbare fureur ?

Mais quoi ! c’est lui… Je ne me trompe pas ; c’est lui que je revois. Oh ! mon aimable ami ! reçois-moi dans tes bras ; cache-moi dans ton sein : oui, c’est toi, c’est bien toi ! [...]. Sens mon cœur, comme il palpite ! Oh ! ce n’est plus de crainte, c’est la douce émotion de l’amour. Pourquoi te refuser à mes tendres caresses ? Tourne vers moi tes doux regards ! Quels sont ces liens que tu cherches à rompre ? pour qui prépares-tu cet appareil de mort ? qui peut altérer ainsi tes traits ? que fais-tu ? Laisse-moi : je frémis ! Dieu ! c’est ce monstre encore ! Mes amies, ne m’abandonnez pas... » (8)

1.4. Mme de Merteuil

Mme de Merteuil, tragique instigatrice des liaisons qui ont tué Mme de Tourvel et poussé Mlle de Volanges au couvent, souffre d'une forte fièvre après avoir appris que M. de Valmont est mort, et après avoir été huée dans sa loge de la Comédie-Italienne. Il n'est point question chez elle toutefois de la moindre convulsion. Atteinte d'une forme sévère de la petite vérole, elle en réchappe, même si elle reste défigurée.

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Ci-dessus : Désiré Langlumé, illustrateur, Lish de Langlumé, graveur. Résultat de la petite vérole. In Manuel pratique de vaccine à l’usage des jeunes médecins de Pierre Jacques Bergeron. Chez Méquignon-Marvis. 1821.

« La même personne qui m’a fait ce détail m’a dit que madame de Merteuil avait pris la nuit suivante une très forte fièvre, qu’on avait cru d’abord être l’effet de la situation violente où elle s’était trouvée ; mais qu’on sait depuis hier au soir, que la petite vérole s’est déclarée confluente et d’un très mauvais caractère. » (9)

« Elle en est revenue, il est vrai, mais affreusement défigurée ; et elle y a particulièrement perdu un œil. Vous jugez bien que je ne l’ai pas revue : mais on m’a dit qu’elle était vraiment hideuse. » (10)

Même si, à partir de 1769, plusieurs médecins anglais ont entrepris d'expérimenter la vaccine, on continue de croire, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, que la petite vérole serait due à « l'existence dans l'organisme d'un levain morbifique, ou agent pathogène nativement partagé par tous, dont l'expulsion interviendrait à la faveur de l'éruption variolique ». Conformément à la croyance médicale de son temps, et confortée dans cette croyance par l'observation du fait que la maladie affecte Mme de Merteuil seulement, à l'exclusion de ses divers amants, Mme de Volanges voit dans la petite vérole de cette dame une suite naturelle de « l'expulsion dudit levain morbifique ». Elle prête toutefois à ce processus d'expulsion, une signification morale qui outrepasse la leçon médicale du temps, puisqu'elle tient une telle « éruption variolique » pour figurative du châtiment réservé à une méchante âme :

« Le marquis de ***, qui ne perd pas l’occasion de dire une méchanceté, disait hier, en parlant d’elle, que la maladie l’avait retournée, et qu’à présent son âme était sur sa figure. Malheureusement tout le monde trouva que l’expression était juste. »

Mais voit-on s'exercer une justice immanente dans le récit très noir des Liaisons dangereuses ? Momentanément insoucieuse de toute jugement, emportant ses diamants, son argenterie, ses bijoux, et laissant après elle pour près de 50 000 livres de dettes, Mme de Merteuil prend la route de la Hollande, « seule dans la nuit et en poste. » (11)

II. Du sort des uns et des autres et de l'innocence foulée aux pieds

Victime d'un duel, M. de Valmont meurt noblement, dans la droite ligne de son antique ascendance. Chevalier de Malte, Danceny, l'amoureux inconsolable de Cécile Volanges, se retire d'abord à la Commanderie de ***, « où l'on peut lui écrire par P***, et sous le couvert de M. le Commandeur de *** » (12), puis annonce son départ définitif pour Malte. M. de Prévan, amant de Mme de Merteil, odieusement joué par cette dernière, est applaudi à la Comédie-Italienne cependant que sa maîtresse y est huée. M. de Gercourt, anciennement pressenti pour devenir l'époux de Mlle de Volanges, entreprend de se trouver ailleurs un autre parti. Le président, époux de feue Mme de Tourvel, demeure en Bourgogne, toujours à la suite d'un grand procès, et conserve au sujet de la mort de son épouse un silence absolu. Consulté par M. Bertrand, homme de confiance de Mme de Rosemonde, sur les suites à donner à la mort de M. de Valmont, M. le Président de *** opine qu'il convient de n'en pas donner.

L'avis de ce respectable Magistrat est « qu’il faut bien se garder de faire aucune démarche ; et que s’il y en avait à faire, ce serait au contraire pour tâcher de prévenir que le ministère public ne prît connaissance de cette malheureuse aventure, qui n’a déjà que trop éclaté » (13)

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Quant à Mme de Merteuil, la femme forte, la survivante, elle poursuit sa carrière dangereuse en Hollande ou ailleurs, on ne sait.

Seuls, semble-t-il, le père Anselme, confesseur de Madame de Tourvel, ainsi que Mme de Rosemonde et Mme de Volanges, les deux amies de cette dernière, ont à cœur de pleurer la défunte et de célébrer en triste sa personne « l'innocence foulée aux pieds ».

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Ci-dessus : Charles Monnet, illustrateur, Pallas, graveur. L'innocence foulée aux pieds. Frontispice de l'édition des Liaisons dangereuses de 1782.

De quelle « innocence » au vrai s'agit-il là ? La question intéresse tout autant la petite Mlle de Volanges.

L'une est dévote ; l'autre, non. Mais toutes deux ont passé leur enfance et leur adolescence au couvent, sans jamais avoir entendu parler des choses du sexe ni, semble-t-il, jamais expérimenté les émois correspondants.

2.1. Mlle de Volanges

À peine sortie du couvent, Mlle de Volanges, qui se sait à marier, mais qui ignore tout de ses attentes propres, croit reconnaître en la personne du premier homme qu'elle rencontre, le mari attendu :

« En entrant chez Maman, j’ai vu un Monsieur en noir, debout auprès d’elle. Je l’ai salué du mieux que j’ai pu, et suis restée sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combien je l’examinais ! « Madame », a-t-il dit à ma mère, en me saluant, « voilà une charmante demoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bontés. » À ce propos si positif, il m’a pris un tremblement tel, que je ne pouvais me soutenir ; j’ai trouvé un fauteuil, et je m’y suis assise, bien rouge et bien déconcertée. J’y étais à peine, que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête ; j’étais, comme a dit Maman, tout effarouchée. Je me suis levée en jetant un cri perçant,… tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman est partie d’un éclat de rire, en me disant : « Eh bien ! qu’avez-vous ? Asseyez-vous et donnez votre pied à Monsieur. » En effet, ma chère amie, le monsieur était un cordonnier. » (14)

Petite tête sentimentale, naïvement éprise du tendre Chevalier Danceny, Mlle de Volanges succombe dans le même temps à la surprise des sens, surprise malignement induite chez elle par Madame de Merteuil d'abord, par M. de Valmont ensuite.

Mme de Merteuil narre ainsi le premier pas de ladite surprise :

« Il m’a pris fantaisie de savoir à quoi m’en tenir sur la défense dont elle était capable ; et moi, simple femme, de propos en propos, j’ai monté sa tête au point… Enfin vous pouvez m’en croire, jamais personne ne fut plus susceptible d’une surprise des sens. Elle est vraiment aimable, cette chère petite ! » (15)

Plus tard, profitant des larmes de Mlle de Volanges, dont Mme de Volanges a découvert la correspondance avec le Chevalier Danceny, Mme de Merteuil achève la surprise en question :

« Vous ne sauriez croire combien la douleur l’embellit ! Pour peu qu’elle prenne de coquetterie, je vous garantis qu’elle pleurera souvent : pour cette fois, elle pleurait sans malice… Frappée de ce nouvel agrément que je ne lui connaissais pas, et que j’étais bien aise d’observer, je ne lui donnai d’abord que de ces consolations gauches, qui augmentent plus les peines qu’elles ne les soulagent ; et, par ce moyen, je l’amenai au point d’être véritablement suffoquée. Elle ne pleurait plus, et je craignis un moment les convulsions. Je lui conseillai de se coucher, ce qu’elle accepta ; je lui servis de femme de chambre : elle n’avait point fait de toilette, et bientôt ses cheveux épars tombèrent sur ses épaules et sur sa gorge entièrement découvertes ; je l’embrassai ; elle se laissa aller dans mes bras, et ses larmes recommencèrent à couler sans effort. Dieu ! qu’elle était belle ! Ah ! si Magdeleine était ainsi, elle dut être bien plus dangereuse pénitente que pécheresse. » (15)

C'est ensuite M. de Valmont qui, après Mme de Merteuil, profite de l'occasion auprès de Mlle de Volanges :

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Ci-dessus : Mlle Gérard, illustratrice, L.-J. Masquelier, graveur. Illustration de la lettre XCVI des Liaisons dangereuses. Édition de Londres. 1796.

Après m’être assuré que tout était tranquille dans le château ; armé de ma lanterne sourde, et dans la toilette que comportait l’heure et qu’exigeait la circonstance, j’ai rendu ma première visite à votre pupille. J’avais tout fait préparer (et cela par elle-même), pour pouvoir entrer sans bruit. Elle était dans son premier sommeil, et dans celui de son âge ; de façon que je suis arrivé jusqu’à son lit, sans qu’elle se soit réveillée. [...].

Comme je n’étais pas venu là pour causer, j’ai risqué quelques libertés. Sans doute on ne lui a pas bien appris dans son couvent à combien de périls divers est exposée la timide innocence, et tout ce qu’elle a à garder pour n’être pas surprise : car, portant toute son attention, toutes ses forces à se défendre d’un baiser, qui n’était qu’une fausse attaque, tout le reste était laissé sans défense ; le moyen de n’en pas profiter ! [...].

J’étais bien aise d’observer une fois la puissance de l’occasion, et je la trouvais ici dénuée de tout secours étranger. Elle avait pourtant à combattre l’amour, et l’amour soutenu par la pudeur ou la honte [...]. L’occasion était seule ; mais elle était là, toujours offerte, toujours présente, et l’amour était absent. [...].

Hé bien ! sans autre soin, la tendre amoureuse, oubliant ses serments, a cédé d’abord et fini par consentir : non pas qu’après ce premier moment les reproches et les larmes ne soient revenus de concert ; j’ignore s’ils étaient vrais ou feints : mais, comme il arrive toujours, ils ont cessé, dès que je me suis occupé à y donner lieu de nouveau. Enfin, de faiblesse en reproche, et de reproche en faiblesse, nous ne nous sommes séparés que satisfaits l’un de l’autre, et également d’accord pour le rendez-vous de ce soir.

C'est un viol que M. de Valmont raconte là. Mais si Mlle de Volanges, amoureuse du Chevalier Danceny se défend, le corps de Mlle de Volanges, lui, consent. L'innocence est-elle là dans la défense de l'amoureuse de Danceny, ou bien dans l'assentiment du corps à l'assaut du corps de n'importe quel autrui ? « L’occasion était seule ; et l’amour était absent ». (16)

L'innocence est ici celle du corps-machine, et les convulsions dont Mme de Merteuil craint la survenue chez Mlle de Volanges, ou celles dont la jeune fille se trouve saisie lorsque plus tard elle tombe du lit, résultent, sous l'effet du plaisir, de l'effroi ou encore des deux à la fois, du découplage momentané de la machine corporelle avec la conscience de soi, autrement dit avec l'âme,l'esprit ou le cœur.

L'Encyclopédie explique les convulsions de la manière suivante : « Le diaphragme étant violemment agité, peut par le moyen de l'intercostal de la huitième paire, et des nerfs diaphragmatiques, causer des convulsions dans les muscles, avec lesquels ces nerfs communiquent médiatement ou immédiatement. Le phénomène se traduit par un mouvement incontrôlable des muscles qui se raccourcissent et se gonflent violemment et de façon plus ou moins durable. »

L'innocence de Mlle de Volanges dans le plaisir ou dans l'effroi est ainsi celle du corps « incontrôlable ». Laclos ne récuse aucunement les plaisirs de cette innocence-là. Ce sont ceux dont jouissait selon lui, avant l'exil du Paradis terrestre, la « femme naturelle ».

« Nous convenons qu’il ne saurait y avoir de passion suivie entre deux êtres qui se joignent sans s’être jamais vus, et, dans un moment vont se séparer pour ne plus se reconnaître. Mais ce moment n’est pas indivisible et, si nous l’observons bien, nous pourrons y apercevoir toutes les nuances du sentiment. Les premières caresses leur tiennent lieu de déclaration ; tour à tour la femme fuit et provoque : ainsi naissent les désirs ; bientôt au comble, ils font naître l’ivresse ; elle ne s’exprime pas par des phrases élégantes, mais il ont les humides regards et les soupirs brûlants, qui sont de toutes les langues ; ils savent s’entendre pour jouïr de concert et peut-être ce qui les différencie le plus est qu’ils se quittent sans dégoût. [...]. En vain l'orgueilleuse pitié voudrait plaindre la femme naturelle ; elle a la liberté, la force, la santé, la beauté et l'amour. Que lui manque-t-il pour être heureuse ? » (17)

Ce sont ces plaisirs de la « femme naturelle » que, toujours selon Laclos, l'éducation, la morale, la religion interdisent désormais aux femmes dans la société comme elle va.

« Femmes sincères, c'est vous que nous interrogeons. En est-il une, parmi vous, qui ait joui constamment sans crainte, sans jalousie, sans remords, ou sans l'ennui pénible du devoir ou de l'uniformité ? » (18)

Le cas de Mlle de Volanges montre toutefois que, dans la société telle qu'elle va, il n'est point de place pour la « femme naturelle ». Momentanément perdue d'honneur aux yeux de tous, la jeune fille choisit de se renfermer au couvent. Laclos laisse toutefois entendre, dans une note de « l'Éditeur » ajoutée à la Lettre CLXXV, que ladite Mlle de Volanges pourrait bien connaître plus tard d'autres aventures encore.

« Des raisons particulières et des considérations que nous nous ferons toujours un devoir de respecter nous forcent de nous arrêter ici.

Nous ne pouvons, dans ce moment, ni donner au lecteur la suite des aventures de mademoiselle de Volanges, ni lui faire connaître les sinistres événements qui ont comblé les malheurs ou achevé la punition de madame de Merteuil.

Peut-être quelque jour nous sera-t-il permis de compléter cet ouvrage ; mais nous ne pouvons prendre aucun engagement à ce sujet... »

2.2. Mme de Tourvel

Deux ans après son mariage, dans le cadre de « l'amour conjugal » qu'elle déclare porter à un mari toujours absent, Mme de Tourvel a conservé du couvent « sa dévotion, ses principes austères, une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des prières du matin et du soir », assorties seulement de « promenades solitaires, de pieux entretiens avec sa vieille tante, et quelquefois d'un triste wisk ». Mme de Merteuil a beau jeu de se moquer de la dévote, « toujours mise à faire rire ! avec ses paquets de fichus sur la gorge, et son corps (19) qui remonte au menton ! » (20).

À la différence de Mlle de Volanges, Mme de Tourvel nourrit une foi sincère et mène sa vie conformément aux principes d'une vertu exigeante. Elle ne s'en trouve pas pour autant à l'abri de la surprise des sens. Mais elle vit cette surprise sur le mode de la faute, et, dans la mesure où la surprise des sens vire chez elle à la surprise d'un amour défendu, elle éprouve au point d'en mourir le sentiment de déréliction de celui ou celle à qui la Grâce a manqué.

Il y a quelque chose de janséniste dans les fureurs de la lettre que Mme de Tourvel laisse après sa mort :

« Quoi ! dans ce séjour de ténèbres où l’ignominie m’a forcée de m’ensevelir, les peines sont-elles sans relâche, l’espérance est-elle méconnue ? Je n’implore point une grâce que je ne mérite point : pour souffrir sans me plaindre, il me suffira que mes souffrances n’excèdent pas mes forces. Que je souffre enfin des tourments mérités. [...].

Et toi [le mari de Mme de Tourvel], que j’ai outragé ; toi, dont l’estime ajoute à mon supplice ; toi, qui seul enfin aurais le droit de te venger, que fais-tu loin de moi ? Viens punir une femme infidèle.

Le Ciel a pris ta cause : il te venge d’une injure que tu as ignorée. C’est lui qui a lié ma langue et retenu mes paroles ; il a craint que tu ne me remisses une faute qu’il voulait punir. Il m’a soustraite à ton indulgence qui aurait blessé sa justice.

Impitoyable dans sa vengeance, il m’a livrée à celui-là même qui m’a perdue.

« Lasciate ogne speranza, voi ch'intrate ». Laissez toute espérance, vous qui entrez ici. Les mots de Mme de Tourvel, dans la lettre ci-dessus, font écho à ceux qui ouvrent le chant III de l'Enfer de Dante. Dieu inflige à Mme de Tourvel dans ses convulsions et fureurs finales un martyre suprême qui est celui de la désespérance. Du plaisir à la mort, les convulsions témoignent chez la jeune femme non seulement la déliaison du corps relativement à l'âme, mais aussi celle de l'âme relativement à Dieu. Ainsi déliée de ce qui faisait le sens de son être-même, la malheureuse entrevoit qu'il lui faut désormais consentir à cette déliaison ultime, par là, telle la Marguerite de Faust, renoncer à toute espérance de son propre Salut, afin de sauver, en manière d'auto-sacrifice, l'âme de M. de Valmont, l'homme qu'elle a aimé. Elle apparait ainsi aux yeux du Père Anselme ainsi que de Mme de Rosemonde et de Mme de Volanges, ses deux amies, comme une sorte de sainte de l'abîme.

« Quand nous avons été seules, elle [Mme de Tourvel] m’a priée de l’aider à se mettre à genoux sur son lit, et de l’y soutenir. Là, elle est restée quelque temps en silence, et sans autre expression que celle de ses larmes qui coulaient abondamment. Enfin, joignant ses mains et les élevant vers le Ciel : « Dieu tout-puissant », a-t-elle dit d’une voix faible, mais fervente, « je me soumets à ta justice : mais pardonne à Valmont. Que mes malheurs, que je reconnais avoir mérités, ne lui soient pas un sujet de reproche, et je bénirai ta miséricorde ! » (21)

Le père Anselme ne pleure pas en la personne de sa pénitente une pécheresse, mais une martyre de « l'innocence foulée aux pieds ».

« Le père Anselme arriva vers les quatre heures, et resta près d’une heure seul avec elle. Quand nous rentrâmes, la figure de la malade était calme et sereine ; mais il était facile de voir que le père Anselme avait beaucoup pleuré. Il resta pour assister aux dernières cérémonies de l’Église. Ce spectacle, toujours si imposant et si douloureux, le devenait encore plus par le contraste que formait la tranquille résignation de la malade, avec la douleur profonde de son vénérable confesseur qui fondait en larmes à côté d’elle. L’attendrissement devint général ; et celle que tout le monde pleurait fut la seule qui ne se pleura point. » (22)

Et Mme de Volanges de formuler cette plainte empreinte d'un sentiment d'incompréhension tragique à l'endroit du décret divin : « Ô Providence ! sans doute il faut adorer tes décrets ; mais combien ils sont incompréhensibles ! » (23)

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D’après Gianlorenzo Bernini (1598-1680) dit Le Bernin, gisant de la bienheureuse Ludovica Albertoni, terrassée par la fièvre et les convulsions en 1533. Vue de la face postérieure du gisant. Copie exécutée entre 1674 et 1710. Musée Magnin. Dijon.

III. Convulsions de Mme de Tourvel et figurisme janséniste ?

Laclos, à Grenoble, puis à Besançon, a probablement entendu parler de la résurgence lyonnaise du mouvement convulsionnaire.

Héritier en quelque façon du jansénisme du XVIIe siècle, le mouvement convulsionnaire naît à Paris dans les années 1730, soit dix-huit ans après la destruction de Port-Royal sur ordre de Louis XIV, et trois ans après la mort édifiante du diacre François de Paris, desservant de l'église Saint Médard. « Très vite, dans et autour du cimetière de Saint Médard, des guérisons miraculeuses se produisent, guérisons qui s’accompagnent à partir de 1731 de convulsions , signe physique de l’action guérissante de Dieu sur les corps.

Bientôt les convulsionnaires de Saint Médard donnent lieu à une controverse violente, opposant partisans de la réalité des guérisons miraculeuses à ceux qui nient l’intervention surnaturelle dans ces phénomènes, tandis que d’autres y voient l’action du Malin. En janvier 1732, les autorités, pour mettre fin à l’agitation, décident de fermer le cimetière.

Le mouvement dès lors change de nature : il devient clandestin, se déporte dans des caves ou appartements privés, et, d’autre part, les convulsions « guérissantes » s’effacent derrière les convulsions « figuratives ». Des adeptes, prises de spasmes, font l’objet de « secours » : des assistants tirent ou pressent leurs membres convulsionnés, les rouent de coups de poings, de pieds, de bûches. Au fur et à mesure du siècle, on observe, dans ces étranges cérémonies clandestines, une escalade dans la cruauté [...] ; et, à partir de 1759, apparaissent les premières crucifixions d’adeptes »(24).

D'après Catherine Maire in De la cause de Dieu à la cause de la Nation : le jansénisme au XVIIIe siècle, les étranges pratiques des convulsionnaires viseraient à « figurer » en les incarnant divers événements de l'histoire biblique et évangélique, ainsi que « des vérités théologiques, comme la colère de Dieu s’abattant sur la chrétienté apostate, ou encore la passion du Christ » (25).

D'après Daniel Vidal, in Miracles et convulsions jansénistes au XVIIIe siècle : le mal et sa connaissance (26), les pratiques convulsionnaires, les pratiques des convulsionnaires tendraient à « mettre à nu le corps dans son réel », à « fonder une science du mal et une vision tragique de l’homme, de l’histoire et de la société », voire à développer une « théorie de l’homme-machine ». (26)

D'après Nicolas Lyon-Caen, in Marchands de miracles, la bourgeoisie janséniste parisienne au XVIIIe siècle, spasmes et convulsions témoigneraient de la création d’un lien social inédit. Ils relèveraient, comme chez le marquis de Sade, d'une possible « structure sociale de cruauté » (27).

À partir de 1758, l'arrivée de Monseigneur Malvin de Montazet à l’archevêché de Lyon donne une forte impulsion au jansénisme dans la capitale provinciale. Il publie en 1767 un Catéchisme de Lyon « perçu comme d'influence port-royaliste », et travaille à renforcer l'action des « ordres religieux lyonnais suspectés de jansénisme, à savoir les Oratoriens, les Dominicains et les Joséphistes ». Il favorise tout particulièrement l'œuvre du Père Bernard Lambert ((1738-1813), qui prend rapidement la défense des nouveaux convulsionnaires.

« La carrière du Père Lambert se trouve marquée par la défense de la cause janséniste : au couvent de Saint Maximin en 1756, « il manifesta un tel enthousiasme pour les idées jansénistes de cette maison que l’Archevêque d’Aix le frappa de censures » ; puis deux thèses provocantes soutenues à Carcassonne (1762) et à Limoges (1765) lui valent d’être interdit dans quatre diocèses, dont celui de Paris. Il se rend ensuite à Grenoble, ville où il demeure jusqu’en 1771. Son court séjour à Lyon, entre 1771 et 1776, est décisif : Malvin de Montazet l’introduit dans le Conseil archi-épiscopal, lui fait préparer les matériaux de son « instruction pastorale » contre l’Incrédulité et rédiger plusieurs mandements ainsi qu’un rituel de Lyon. Cet homme resté célèbre pour ses écrits fustigeant la montée de l’incrédulité et annonçant l’imminence de la fin des temps et la prochaine conversion des Juifs, prit la défense de la cause des convulsionnaires (tout en conservant ses distances face à certains excès). » (28)

À partir de 1770, le mouvement néo-convulsionnaire se répand autour de Lyon dans le monde rural. Anciennement professeur de théologie au collège Saint-Charles de Lyon de 1768 à 1771, curé de Saint-Just-les-Velay en 1771, chassé de sa cure en 1774, Claude Bonjour est nommé ensuite à Fareins-en-Dombes, où il se trouve rejoint par son frère François, puis par un vicaire, l'abbé Jean Baptiste Farlay, originaire de Boën, qui est également membre de ce qu'ils appellent tous trois « l'Œuvre des Convulsions ». À noter que les Amis de « l'Œuvre des Convulsions » se réunissent à Boën, chez Mlle de Boën, fille de Louis François Marie de Punctis de la Tour, petit seigneur de Boën ; épouse de Jean André Thomé, capitaine exempt des cent suisses de la garde du roi. (29)

En 1774, le scandale suscité par la crucifixion d'une femme de Fareins, devant témoins dans l'église paroissiale, vaut à François Bonjour sa mise en détention, par lettre de cachet, dans le monastère bourguignon de Tanlay. Claude Bonjour se trouve astreint à résidence dans sa famille, et Jean Baptiste Farlay, à Boën. Partisan de la Révolution, François Bonjour profitera par la suite de cette dernière pour regagner Fareins et pour y poursuivre « l'Œuvre des Convulsions » quelques années encore.

La suite de convulsions rapportée dans Les liaisons dangereuses n'est certes pas de la même trempe que celle dont la chronique fait état dans la paroisse de Fareins. Mais Laclos sème dans dans son roman maints détails qui semblent renvoyer, de façon subtile, à l'histoire du mouvement convulsionnaire, et plus précisément à celle du mouvement néo-convulsionnaire lyonnais.

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Ci-dessus : à Paris, abat-voix, seul vestige de l'ancienne chaire de l'église Saint Roch.

On sait par Mme de Merteuil qu'avant d'épouser le Président***, Mme de Tourvel a été à Paris une paroissienne de l'église Saint Roch et qu'elle y quêtait, « prête à tomber à chaque pas, ayant toujours son panier de quatre aunes sur la tête de quelqu’un, et rougissant à chaque révérence » (30). Or il se trouve que la paroisse de Saint Roch a été dans les années 1760 le siège d'une association de laïcs jansénistes, présidée par François de Langlard, notaire de 1729 à 1767, marguillier par ailleurs de la paroisse, notoirement ami de convulsionnaires comme l’abbé de Roquette et le chevalier de Folard, et co-gestionnaire de la Boîte à Perrette, caisse de secours du parti janséniste. (31)

« Sa dévotion, ses principes austères, une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des prières du matin et du soir, de pieux entretiens », rien ne dit dans le roman de Laclos que Mme de Tourvel soit de naissance ou de formation protestante. Mais tout, dans ses pratiques, semble relever de la rigueur janséniste. Et le Père Anselme, qui la dirige, la confesse, et la rappelle, chaque fois que nécessaire, à la piété de la Grâce, figure peut-être dans son drame une sorte de substitut du plus célèbre Père Bernard Lambert.

Et dans ses convulsions et autres fureurs surtout, Mme de Tourvel semble frappée des cruels « secours » auxquels son corps et son âme tout à la fois aspirent afin d'en figurer la nue « Vérité » — laquelle au demeurant, on ne sait ? celle de la Passion Christique : « Et vers la neuvième heure, Jésus s'écria d'une voix forte : Éli, Éli, lama sabachthani ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? » ? celle de la proie d'une « structure sociale de cruauté » ? ou encore celle de la victime du seul corps-machine, dont Julien Offray de La Mettrie, dans L'Homme Machine, faisait déjà l'apologie en 1748 ? « Mais puisque toutes les facultés de l’âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps qu’elles ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! »

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Ci-dessus : attribué à Alexandre Kucharski, portrait de Pierre Ambroise Choderlos de Laclos. 1786.

C'est probablement à la dernière de ces hypothèses que se range l'incroyant Choderlos de Laclos, même si le même Choderlos de Laclos, dans Les Liaisons dangereuses, fait montre d'une sorte de fascination pour le Mal ainsi que pour le mystère de la Grâce, Grâce qui demeure, dans l'univers janséniste, supposément libre de manquer, dirait-on.

À lire aussi :
Christine Belcikowski. Fureurs
Christine Belcikowski. Poétique des Liaisons dangereuses. Réédition numérique de l'édition José Corti.

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1. Cf. Georges Poisson. Choderlos de Laclos ou l'obstination. Chap. 7, pp. 72-80. Grasset & Fasquelle. 1985.

2. Propos rapporté in Bibliothèque des Mémoires relatifs à l'histoire de France pendant le XVIIIe siècle. Tome XXV : Mémoires du duc de Lauzun et du comte de Tilly, p. 318. Firmin-Didot frères. 1862.

3. Choderlos de Laclos. Les liaisons dangereuses. Lettre IV.

4. Ibidem. Lettre CXXV.

5. Ibidem. Lettre I.

6. Ibid. Lettre CXL.

7. Ibid. Lettre CXLVII.

8. Ibid. Lettre CLXI.

9. Ibid. Lettre CLXXIII.

10. Ibid. Lettre CLXXV.

11. Ibid. Lettre CLXXV.

12. Ibid. Lettre CLXIX.

13. Ibid. Lettre CLXVI.

14. Ibid. Lettre I.

15. Ibid. Lettre LXIII.

16. Ibid. Lettre XCVI.

17. Choderlos de Laclos. De l'Éducation des Femmes. Chap. VI.

18. Ibidem.

19. Corps : corset.

20. Choderlos de Laclos. Les liaisons dangereuses. Lettre V.

21. Ibidem. Lettre CLXV.

22. Ibidem.

23. Ibidem.

24. Serge Maury. Histoire d’un groupe convulsionnaire tardif à la fin du XVIIIe siècle : « les Fareinistes ». Thèse de Doctorat d'histoire religieuse, politique et culturelle. Direction : Yves Krumenacker. Lyon 3 : Université Jean Moulin. 2014.

25. Cf. Catherine Maire. De la cause de Dieu à la cause de la Nation : le jansénisme au XVIIIe siècle. Gallimard. Paris. 1998.

26. Daniel Vidal. Miracles et convulsions jansénistes au XVIIIe siècle : le mal et sa connaissance. Deuxième partie, Section I, chapitre IV : « La représentation dévastée : convulsions et abstraction », p. 289-313. Voir aussi, pour la connaissance du mal et de la société, dans un paradigme congruent avec celui des Lumières, pp. 353-358, p. 362, pp. 367-370. PUF. 1987.

27. Nicolas Lyon-Caen. Marchands de miracles, la bourgeoisie janséniste parisienne au XVIII ème siècle. Thèse dirigée par Claude Michaud et soutenue à l’Université Paris-I- Panthéon Sorbonne en 2008. Cf. p. 258.

28. Serge Maury. Histoire d’un groupe convulsionnaire tardif à la fin du XVIIIe siècle : « les Fareinistes ».

29. Serge Maury. Histoire d’un groupe convulsionnaire tardif à la fin du XVIIIe siècle : « les Fareinistes ». I. Convulsions et possession au village (Fareins, 1783-1791).

30. Choderlos de Laclos. Les liaisons dangereuses. Lettre V.

31. Nicolas Lyon-Caen. « La minute du miracle. Engagement janséniste et appartenance sociale des notaires parisiens au XVIIIe siècle ». In Revue historique 2008/1 (n° 645), pages 61 à 83.

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1 commentaire

#1  - dominique Belmer a dit :

Merci . C est interessant . Je ne connaissais pas l arriere plan idéologique .

Meilleurs voeux !

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