Frédéric Soulié et les frères Hauman

Publié d’abord en feuilleton dans Le Journal des Débats en 1844, puis chez Hippolyte Souverain en 1845, le roman de Frédéric Soulié intitulé La maison n°3 de la rue de Provence se trouve assorti d’une dédicace à Théodore Hauman. On sait par le texte de cette dédicace qu’il s’agit, parmi les trois frères Hauman, du violoniste romantique, très célèbre en son temps.
 
Ma lettre, dit Frédéric Soulié, dans cette longue dédicace, vous atteindra dans quelque partie que vous soyez, soit de l’Allemagne, soit de ce vaste empire de la Russie que vous parcourez, votre royal violon à la main.

La lecture du Menestrel : journal de musique daté du dimanche 14 mai 1843 permet de situer le contexte dans lequel Frédéric Soulié a pu lier amitié avec Théodore Hauman.

Le mardi suivant, sous les auspices de M. Frédéric Soulié, M. Blarez développait un très agréable talent d’amateur en compagnie de M. Dorus-Gras, de MM. Herz, Hauman, Rogeret de Barroilhet, qui se faisait entendre seulement pour la seconde fois dans nos concerts de cet hiver. Le duo du Barbier, chanté par MM. Dorus-Gras et Barroilhet, a eu les honneurs du bis. Hauman a été rappelé après sa Fantaisie. M. H. Herz a prouvé de nouveau que Parisina lui avait inspiré l’une de ses meilleures productions. Enfin, Roger a dit l’andante de Guido d’une manière admirable ; puis, prenant la place de Mme Théodorine Mélingue, il nous a lu les Infortunes du comte Armand de Blossac, nouvelle inédite de M. Frédéric Soulié. Roger s’est acquitté de cette tâche toute improvisée avec esprit et bon goût : il a de nouveau prouvé au public de cette soirée, qu’il était acteur plein de distinction aussi bien que chanteur parfait. 1in Le Ménestrel : journal de musique, n°188, dimanche 14 mai 1843, Heugel, Paris.

Après la mort de sa compagne Jeanne Bossange, survenue le 18 février 1843, Frédéric Soulié, habitué des théâtres parisiens, multiplie sa participation à diverses soirées afin de fuir la solitude de son appartement de la rue de la Grange-Batelière et de sa maison de l’Abbaye-aux-Bois. C’est durant cette période de grand désarroi qu’il se rapproche de Théodore Hauman.

François-Joseph Fétis, dans sa Biographie universelle des musiciens, dédie à Théodore Hauman un article circonstancié. Mais, tenant du « style » classique, il réserve un jugement assassin au « rubato » qui fait selon lui la « manière » de l’interprète romantique.

HAUMAN, Theodore, né à Gand le 3 juillet 1808, de parents israélites fixés à Bruxelles, a été destiné dès son enfance à la profession d’avocat, et a fait, pour s’y préparer, ses études humanitaires à l’athénée de Bruxelles ; puis, dans l’université de Louvain, des cours de philosophie et de droit. Cependant, animé par un goût passionné pour la musique, et surtout pour le violon, il dérobait souvent à l’étude du Code et du Digeste des semaines, des mois entiers, pour cultiver en liberté son instrument favori. M. Snel, alors premier violon du Grand Théâtre de Bruxelles, était le maître qu’il avait choisi ; mais c’est surtout à sa patience infatigable et a sa persévérance dans les études les plus arides, telles que celles de gammes d’un mouvement lent et de sons filés, qu’il est redevable de la puissance de son et de la largeur de style, caractères distinctifs de son talent actuel. Après deux années passées à l’université de Louvain, M. Hauman abandonna tout à coup la jurisprudence, contre le voeu de ses parents, et ne voulut plus s’occuper que de musique. Assez faible lecteur, et privé des avantages d’une bonne éducation première dans cet art, il comprenait la nécessité d’acquérir l’instrnction qui lui manquait à cet égard ; ce fut ce qui le décida à entrer comme surnuméraire dans l’orchestre du Théâtre ; mais ses efforts n’ont pu le conduire à devenir ce qu’on appelle en général un bon musicien, parce que les qualités qui constituent celui-ci ne peuvent être que le résultat d’une bonne instruction systématique acquise dès l’enfance.

Arrivé à Paris en 1827, M. Hauman s’est fait entendre dans plusieurs concerts, tantôt laissant apercevoir les grandes qualités d’un beau talent, tantôt détruisant l’impression favorable qu’il avait fait naître, et mettant dans deux morceaux joués à quelques jours l’un de l’autre, toute la distance qui sépare un maître d’un faible écolier. D’ailleurs, se plaçant toujours dans les conditions les moins favorables, et mettant les accompagnateurs à peu près dans l’impossibilité de le suivre par ses continuelles perturbations de mesure, lorsqu’il s’abandonnait au sentiment d’expression dont il était animé. Au commencement de l’année 1829, il obtint un éclatant succès dans un concert donné au Théâtre Italien, par la manière dont il joua le septième concerto de Rode : il sembla se placer tout à coup au rang des artistes les plus distingués, quoiqu’il fût à peine âgé de vingt-un ans. Rode lui-même. présent à cette séance, laissa plusieurs fois échapper des expressions d’étonnement et d’admiration. Ne doutant plus alors de sa fortune d’artiste, M. Hauman partit pour Londres, au mois d’avril de la même année. Arrivé dans cette ville, il s’y fit entendre au concert philharmonique, et s’y montra si inférieur à lui-même, que les artistes les plus expérimentés ne soupçonnèrent même pas l’existence d’une seule des qualités de son talent. Passant alors subitement d’un excès de confiance au découragement le plus complet, l’artiste quitta Londres, retourna chez ses parents, reprit ses études de droit ù l’université de Louvain, et obtint le grade de docteur en droit, après avoir soutenu publiquement, au mois de juillet 1830, une thèse qui fut imprimée sous ce titre : Dissertatio inauguralis juridica de representations ex jure hodierno, etc., in Academia Lovaniensi rite et legitime consequendis, publico ac solemni examini submittit Theod. Hauman. Lovanii, Typis Fr. Michel, 1830, 52 pages in-8°.

M. Hauman semblait avoir oublié le violon et la musique ; mais à peine sa position nouvelle semblait-elle fixée, qu’il la quitta de nouveau, et revint avec plus de dévouement qu’auparavant à l’objet de ses affections. De nouvelles études de violon occupèrent le jeune artiste pendant deux années ; il y employa dix heures chaque jour. Au mois de décembre 1832 il reparut à Paris avec plus d’éclat qu’auparavant, fit remarquer dans son jeu de grands progrès, et parut surtout avoir acquis beaucoup plus d’égalité. Il se fit alors entendre dans une suite de représentations a l’Opéra-Comique. Depuis lors, il a fait des voyages dans le midi de la France, a donné de brillants concerts à Lyon et à Bordeaux, puis a visité le nord de l’Allemagne et la Russie. A Berlin, à Pétersbourg, son talent a excité la plus vive admiration. Inégal, mais entraînant lorsque l’artiste est inspiré, ce talent, qui maintenant a pris un caractère propre, se fait particulièrement remarquer par la puissance du son et un caractère pathétique ; mais M. Hauman a les défauts de ses qualités. Connaissant son action sur le public par la largeur de son jeu, il ralentit presque toujours le mouvement et joue incessamment a tempo rubato, ce qui constitue plutôt une manière qu’un style proprement dit. En ce qui concerne le mécanisme de l’instrument et la difficulté vaincue, ce talent est le fruit d’un travail long et consciencieux : dans l’application du mécanisme au rendu de la musique, M. Hauman est plutôt un homme d’instinct qu’un musicien. Cet artiste est en ce moment (1837) de retour à Paris.

M. Hauman a écrit pour son instrument quelques airs variés , des fantaisies, des études, etc. On dit que l’instrumentation de ses derniers morceaux est due à M. Hanssens. 2François-Joseph Fétis, Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique, deuxième édition, volume 4, Firmin Didot Frères, Fils et Cie, Paris, 1867.

Là où François-Joseph Fétis assassine proprement le violoniste, on comprend que Frédéric Soulié, lui, a reconnu en la personne de Théodore Hauman une sorte de frère d’âme et de destinée. Mêmes études de droit souhaitées par les parents, même préférence pour l’art, au risque du suicide social redouté par ces derniers, même prévalence de « l’instinct » sur les calculs de la raison professionnelle ou simplement bourgeoise. Même romantisme de la destinée difficile, marquée par l’adversité et par les contradictions intérieures.

Je n’en sais pas plus sur la relation que Frédéric Soulié a entretenu avec Théodore Hauman à partir de 1843. L’écrivain, qui noue par la suite une sorte d’amitié amoureuse avec Mme Guyet Desfontaines, grande organisatrice de concerts, cherche dans la musique quelque consolation à son mal de vivre. Il écrit ainsi à un destinataire resté inconnu, probablement l’amie en question :

Lorsqu’on vit enfermé dans une chambre la douleur qui s’échappe de vous semble se heurter aux murs et rebondir sur votre coeur. Mille objets qui sont autant de témoins de votre vie de tous les jours vous la renvoient. A la campagne au contraire, dans les vastes prairies sous les longues allées des bois, la douleur qui s’épand au dehors semble se perdre et se fondre dans l’espace et dans l’atmosphère, c’est un air qu’on sature de tristesse, dans lequel on marche, mais qui ne déchire point la poitrine.

Il en est ainsi du son d’un instrument et du feu d’un foyer, dont l’un bruit avec fracas en se répercutant aux mille échos d’une enceinte sonore, dont l’autre s’irrite et devient cuisant en se réfléchissant aux parois d’une fournaise. Jetez-les sous le ciel ; le son s’adoucit en fuyant dans l’espace, le feu ne fait que tiédir l’air au milieu duquel il brûle. 3Cité par Harold March, in Frédéric Soulié, novelist and dramatist of the romantic period, pp. 356-357, Yale University Press, 1931.

Frédéric Soulié meurt le 23 septembre 1847. Théodore Hauman mourra quant à lui le 21 août 1878. Le Menestrel publie l’avis de décès suivant :

Est décédé à Bruxelles, le 21 août, Théodore Hauman, né à Gand, le 3 juillet 1808, violoniste qui par un talent des plus remarquables a contribué au renom artistique de la Belgique à l’étranger. Il comptait a Bruxelles, dit le Guide musical, un grand nombre d’amis, qui aimaient en lui non seulement l’artiste, mais l’homme dont l’esprit était resté plein de vivacité jusqu’à ses derniers jours.

Ci-dessus : Louis Hauman (1810-1872) ; source : Les éditions Hauman (1829-1845) par Jacques Hellemans.

L’amitié que Frédéric Soulié voue dans les années 1840 à Théodore Hauman procède sans doute de la relation plus ancienne que l’écrivain entretient depuis 1833 avec Louis Haumaun et Adolphe Hauman, frères du violoniste. Propriétaires d’une imprimerie qui comprend six presses dans un petit immeuble du n°8 de la rue du Nord à Bruxelles, et qui se dit spécialisée dans la « publication d’ouvrages traitant d’histoire, de géographie et d’économie », Louis Hauman, éditeur, et Adolphe Hauman, financier, forment bientôt une société en commandite, dédiée au reprint, ou mieux disant à la contrefaçon, des romans qui plaisent à Paris. Déléguant ensuite une partie de leur activité à divers imprimeurs bruxellois, ils publient et vendent à un prix inférieur à celui du marché parisien la plupart des oeuvres de la génération romantique. Sans surprise, le public suit. Les auteurs conséquemment viennent aux frères Hauman.

Cependant qu’il publie ses livres à Paris chez Michel Lévy et chez Hippolyte Souverain, Frédéric Soulié les re-publie parallèlement à Bruxelles chez Hauman, dont Le Magnétiseur dès 1833, puis les Contes pour les enfants en 1835, Les deux reines, Les Mémoires du diable, Sathaniel, romans historiques du Languedoc en 1837, La Chambrière, Le Maître d’école, Le Serpent en 1839, Confession générale, Eulalie Pontois, Un Rêve d’amour en 1840, Les Forgerons, Les Quatre Soeurs, Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait en 1841, Le Bananier, Le Château des Pyrénées, Marguerite, Les Prétendus en 1842, Le Comte de Foix, Huit jours au château, Maison de campagne à vendre en 1843, Les Amants de Murcie, Au jour le jour, Les Drames inconnus en 1844. La plupart des écrivains de sa génération font de même 4Cf. Catalogue Hauman, in Les éditions Hauman (1829-1845) par Jacques Hellemans.. La collaboration de Frédéric Soulié avec la Société Belge de Librairie, Imprimerie et Papeterie des frères Hauman cesse le 1er janvier 1846, suite à la dissolution de cette dernière pour cause de désaccord entre les actionnaires et les directeurs. Bénéficiaire d’une gestion saine, la société se trouve alors rachetée par la maison d’édition Meline, Cans et Cie, et l’immeuble du n°8 rue du Nord, par l’état belge.

 

Ci-dessus : Adolphe Hauman (1806-1867), homme d’affaires, membre fondateur du premier Consistoire central israélite de Belgique, créé en 1832, président du Consistoire de 1834 à 1837 ; source : Les éditions Hauman (1829-1845) par Jacques Hellemans ; Bicentenaire du Consistoire ; Les présidents du Consistoire central israélite de Belgique.

Frédéric Soulié, au temps de sa collaboration avec les frères Hauman, faisait régulièrement le voyage de Bruxelles. Relatée dans le Courrier des Alpes, Journal de la Savoie et des Etats sardes, en date du 21 novembre 1844, une anecdote l’y montre dans le naturel de sa fierté, parfois caustique:

Adolphe Hauman, pour la petite histoire, épouse en 1840 à Bruxelles Sophie Kann, née en 1816 à Francfort sur le Main. Il s’inscrit ainsi dans la parentèle de la riche famille de banquiers formée par les descendants de Joseph Jakob Bing zur Kanne (1610-1643). Connue jusqu’à la fin du XVIIe siècle sous le nom de Kann ou Kanne, la famille adopte ensuite le nom de Hirsch Kann, puis revient au nom de Kann dans la seconde moitié du XIXe siècle. Sophie Kann, l’épouse d’Adolphe Hauman, est la grand-tante de Jacob (ou Jacques) « Edouard » Hirsch Kann (Paris, 1857-1919), époux malheureux de Marie Warschawsky (1861, Poltava, Russie-1928, Paris), l’une des deux célèbres « soeurs Kann », comme disaient les frères Goncourt. Egalement ravissantes, Marie Warschawsky, dite Mariek, ou « la petite perfection », et Rosalie Louise Warschawsky (1854-1918), dite Loulia, épouse du compositeur Albert Cahen d’Anvers (1846-1903), ont fasciné le tout Paris des lettres et des arts. Marie Warschawsky doit sa réputation sulfureuse à la liaison qu’elle a entretenue parallèlement avec Guy de Maupassant et Paul Bourget, ainsi qu’à son inguérissable toxicomanie. Paul Bourget fait de cette liaison le sujet d’Un crime d’amour, roman à succès, paru en 1886. Les Goncourt laissent de Marie Kann en 1885 le portrait ci-dessous :

Lundi 7 décembre. — Un portrait de femme.

Elle est nonchalamment assise sur un canapé, avec ses grands yeux cernés, tout pleins de la langueur des brunes, avec son teint pâlement rosé de vieux saxe, son noir grain de beauté sur une pommette, sa bouche aux retroussis moqueurs, son décolletage à la blancheur d’une gorge lymphatique, ses gestes paresseux, brisés, et dans lesquels monte, par moments, comme une fièvre.

Elle a cette femme, un charme à la fois mourant et ironique tout à fait singulier, et auquel se mêle la séduction des Slaves : la perversité intellectuelle des yeux et le gazouillement ingénu de la voix ! Et de temps en temps, la frêle personne à la grâce languide, est secouée par une petite toux sèche.

Vraiment elle est très parlante à la curiosité amoureuse, cette femme ! et cependant si j’étais encore jeune, encore en quête d’amours, je ne voudrais d’elle que sa coquetterie, il me semblerait que si elle se donnait à moi, je boirais sur ses lèvres un peu de mort. 5Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 7 décembre 1885.

Ci-dessus : portrait de Marie Warschawsky-Kann par Léon Bonnat. Cf. La dormeuse blogue 2 : Voir le Musée Bonnat à Baiona.

De Frédéric Soulié aux frères Hauman, puis des frères Hauman aux « soeurs Kann », ou de Paris à Bruxelles et retour, j’en viens à reconduire mon lecteur à Bayonne, au musée Bonnat. Le monde est petit, les chemins se croisent, et j’aime ça. Je t’invite ici, ami lecteur, à partager mes traverses du jour.

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