Christine Belcikowski

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1791-1792. Saint-Just. De la nature

Rédigé par Belcikowski Christine Aucun commentaire

Entre septembre 1791 et septembre 1792, Saint-Just esquisse un texte qu'il intitule De la nature, de l'état civil, de la cité ou les règles de l'indépendance, du gouvernement, autrement appelé Du Droit social ou Principes du droit naturel. Ce texte restera inachevé. Mais Saint-Just poursuivra le même chemin de pensée dans le texte intitulé Institutions républicaines, rédigé entre l'automne 1793 et juillet 1794, resté inachevé lui aussi.

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Ci-dessus : Circa 1850, portrait de Lazare Hippolyte Carnot (1801-1888), député, sénateur, ministre de l'Instruction publique, membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Pierre Petit, photographe, Charles Fuhr, photograveur.

« Nous savons que Barère transmit à David d’Angers et à Hippolyte Carnot les manuscrits de ses Mémoires et ses notes historiques. La plupart des manuscrits de Saint-Just que possédait Barère semblent avoir été confiés au fils de Lazare Carnot et conservés dans sa famille, puisque c’est l’un de ses descendants qui fit don en novembre 1944 à la Bibliothèque nationale du carnet coté NAF 12947 et des manuscrits de Saint-Just, ou concernant Saint-Just, formant le volume NAF 24158 » (1).

Donné à La BnF par la famille Carnot, le manuscrit de De la nature a été édité pour la première fois par Albert Soboul en 1951. Ce manuscrit fait l'objet d'une étude philologique détaillée dans un article d'Anne Quennedey, publié en 2008 dans les Annales historiques de la Révolution française (2). L'étude d'Anne Quennedey montre que, consigné sur un carnet commencé à partir de la dernière page, puis recommencé à partir de la première page du même carnet, le texte de Saint-Just a connu deux versions successives, témoins de l'évolution d'une pensée naissante, qui cherche à se distinguer alors de celle de ses trois grands prédécesseurs : Hobbes dans Leviathan en 1651 ; Montesquieu dans L'esprit des lois en 1748 ; Rousseau dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes en 1754, puis dans le Contrat social en 1762.

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Ci-dessus : John Michael Wright (1617–1694). Portrait de Thomas Hobbes (1588-1679). National Portrait Gallery. Londres.

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Ci-dessus, de gauche à droite : d’après Jacques Antoine Dassier (1715-1759), médailleur genevois, portrait de Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu ; portrait de Jean Jacques Rousseau par Maurice Quentin de La Tour (1704-1788).

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Ci-dessus : portrait de Saint-Just par H. Rousseau, dessinateur, et E.Thomas, graveur. In Album du centenaire. Grands hommes et grands faits de la Révolution française (1789-1804). Jouvet & Cie, éditeurs. Magasin Pittoresque (E.Best). Paris. 1889.

En 1791-1792, dans De la nature, de l'état civil, de la cité ou les règles de l'indépendance, du gouvernement, ou Du Droit social ou Principes du droit naturel, Saint-Just illustre et défend la thèse suivante :

La nature est le point de justesse et de vérité dans les rapports des choses ou leur moralité.

Ces rapports ne sauraient être des conventions particulières ou personnelles. La nature finit ou la convention commence. La vie sociale est donc le rapport homogène qui unit les hommes, seul principe éternel de leur conservation. » (3)

1. « La nature finit où la convention commence. »

Qu'est-ce donc que la nature dont Saint-Just parle ici ? Il s'agit tout à la fois de la nature naturante et de la nature des hommes, et, plus spécialement encore, de celle qui fait d'eux des êtres naturellement sociables.

Saint-Just rompt ici de façon diverse avec la leçon qui a été successivement celle de Hobbes, de Montesquieu, et de Rousseau.

1.1. Hobbes et l'état de nature

Thomas Hobbes, au XVIIe siècle, se représente l'état de nature comme un état violent qui eût voué l'humanité à la guerre permanente si la crainte de la mort et de la disparition de l'espèce n'avait pas rendu possible l'avénement d'un État capable de contenir la passion guerrière et d'imposer aux individus l'ordre nécessaire à la réalisation de fins utiles à tous.

« Si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre. Et de là vient que, là où l'agresseur n'a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d'un autre homme, on peut s'attendre avec vraisemblance, si quelqu'un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d'autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l'agresseur à son tour court le même risque à l'égard d'un nouvel agresseur.

Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance assez forte pour le mettre en danger. Il n'y a rien là de plus que n'en exige la conservation de soi-même, et en général on estime cela permis. [...].

Il apparaît clairement par là qu'aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun. » (4)

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Ci-dessus : William Hogarth. Satire des mœurs électorales. 1754-1755.

1.2. Montesquieu et l'état de nature

Montesquieu, au XVIIe siècle, se représente l'homme naturel comme un être faible, porté d'abord à fuir tout contact, puis enclin à se rapprocher de ses semblables et à se lier à eux afin de surmonter son handicap initial et d'assurer ainsi non seulement les conditions de sa survie, mais aussi celles de la survie collective.

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« L’homme dans l’état de nature ne sentirait d’abord que sa faiblesse ; sa timidité serait extrême : et si l’on avait là-dessus besoin de l’expérience, l’on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages ; tout les fait trembler, tout les fait fuir.

Dans cet état, chacun se sent inférieur ; à peine chacun se sent-il égal. On ne chercherait donc point à s’attaquer, et la paix serait la première loi naturelle. [...].

Au sentiment de sa faiblesse, l’homme joindrait le sentiment de ses besoins. Ainsi une autre loi naturelle serait celle qui lui inspirerait de chercher à se nourrir.

J’ai dit que la crainte porterait les hommes à se fuir : mais les marques d’une crainte réciproque les engageraient bientôt à s’approcher. D’ailleurs, ils y seraient portés par le plaisir qu’un animal sent à l’approche d’un animal de son espèce. De plus, ce charme que les deux sexes s’inspirent par leur différence, augmenterait ce plaisir ; et la prière naturelle qu’ils se font toujours l’un à l’autre, serait une troisième loi.

Outre le sentiment que les hommes ont d’abord, ils parviennent encore à avoir des connaissances ; ainsi ils ont un second lien que les autres animaux n’ont pas. Ils ont donc un nouveau motif de s’unir ; et le désir de vivre en société est une quatrième loi naturelle. » (5)

1.3. Rousseau et l'état de nature

Rousseau tient, lui, que l'homme naturel est un être fort, capable de subvenir tout seul à ses besoins, d'où libre et indépendant, et tirant de cette indépendance même, de façon aujourd'hui perdue, son bonheur initial.

« On voit, écrit Rousseau, au peu de soin qu'a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, et de leur faciliter l'usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, et combien elle a peu mis du sien dans tout ce qu'ils ont fait, pour en établir les liens. »

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Ci-dessus : « J.-J. Rousseau, en Suisse, persécuté et sans asile ». Bouchot, dessinateur, Louis François Charon (1783-1831 ?), dessinateur. Il faut rappeler ici que que Rousseau a été rejeté à Paris ainsi qu'à Genève, sa ville natale, où ses livres sont brûlés ; qu'il a été abandonné par d'anciens amis comme le philosophe Denis Diderot, moqué sans relâche par Voltaire, attaqué par les habitants de Môtiers-Travers qui un soir de fête viennent lancer des pierres contre son refuge de la principauté prussienne de Neuchâtel.

« En effet, il est impossible d'imaginer pourquoi, dans cet état primitif, un homme aurait plutôt besoin d'un autre homme qu'un singe ou un loup de son semblable, ni, ce besoin supposé, quel motif pourrait engager l'autre à y pourvoir, ni même, en ce dernier cas, comment ils pourraient convenir entre eux des conditions.

Je sais qu'on nous répète sans cesse que rien n'eût été si misérable que l'homme dans cet état ; et s'il est vrai, comme je crois l'avoir prouvé, qu'il n'eût pu qu'après bien des siècles avoir le désir et l'occasion d'en sortir, ce serait un procès à faire à la nature, et non à celui qu'elle aurait ainsi constitué. Mais, si j'entends bien ce terme de misérable, c'est un mot qui n'a aucun sens, ou qui ne signifie qu'une privation douloureuse et la souffrance du corps ou de l'âme. Or je voudrais bien qu'on m'expliquât quel peut être le genre de misère d'un être libre dont le cœur est en paix et le corps en santé.

Je demande laquelle, de la vie civile ou naturelle, est la plus sujette à devenir insupportable à ceux qui en jouissent ? Nous ne voyons presque autour de nous que des gens qui se plaignent de leur existence, plusieurs même qui s'en privent autant qu'il est en eux, et la réunion des lois divine et humaine suffit à peine pour arrêter ce désordre.

Je demande si jamais on a ouï dire qu'un sauvage en liberté ait seulement songé à se plaindre de la vie et à se donner la mort ? Qu'on juge donc avec moins d'orgueil de quel côté est la véritable misère. Rien au contraire n'eût été si misérable que l'homme sauvage, ébloui par des lumières, tourmenté par des passions, et raisonnant sur un état différent du sien.

Ce fut par une providence très sage, que les facultés qu'il avait en puissance ne devaient se développer qu'avec les occasions de les exercer, afin qu'elles ne lui fussent ni superflues et à charge avant le temps, ni tardives, et inutiles au besoin. Il avait dans le seul instinct tout ce qu'il fallait pour vivre dans l'état de nature, il n'a dans une raison cultivée que ce qu'il lui faut pour vivre en société. » (6)

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Ci-dessus : Trachtenbuch des Christoph Weiditz (1530-1540). Cf. Jean-Paul Duviols. « Premiers regards sur les sauvages (XVIe siècle) ». In America, 50 | -1, 13-25. : « L’artiste Christoph Weiditz a eu l’occasion de peindre des modèles vivants de « sauvages » Tarasques ramenés par Hernán Cortés à Vienne. Ce carnet de dessin devait rester confidentiel. C’est le premier regard attentif porté sur des « sauvages ». Il a été réalisé à l’époque où le pape Paul III, dans la lettre Veritas ipsa du 2 juin 1537 envoyée au cardinal Juan Pardo de Tavera archevêque de Tolède, rappelle que les Amérindiens sont des êtres humains, qu’ils ont droit à la liberté et à la propriété. Par ailleurs, il condamne et interdit la pratique de l’esclavage des Indiens et de tout autre peuple qui viendrait à être découvert. Ces décisions ont été confirmées par la Bulle Sublimis deus.

1.4. Saint-Just et l'état de nature

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Ci-dessus : David Teniers le Jeune (1610-1690). Concert des chats.

À la différence de Rousseau et, dans une mesure moindre, de Montesquieu, Saint-Just tient que, « pour tout ce qui respire », l'état de nature est immédiatement l'état social, et qu'il s'agit là, tout aussi immédiatement, de l'état heureux, état dans lequel l'homme, « le plus sensible de tous les animaux », vit conformément à sa sociabilité native, ou, dixit Saint-Just, « selon les sentiments de l'âme », qui sont « au principe de la vie sociale. »

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Ci-dessus : Jean Baptiste Oudry (1686-1755). L'Ouïe. Panneau extrait de la série intitulée Les Cinq Sens. Cette série a été exécutée pour le cabinet intérieur de la reine Marie Leczinska à Versailles.

Opposant à l'état social, qui est l’état premier, l'état civil, qui est l'état actuel, Saint-Just constate à propos de l’état civil qu'il s'agit là d'un état malheureux, dans lequel l'homme, devenu « sauvage », i.e. dévié de sa nature première, « vit selon ses passions et selon la force ». L'homme ne naît pas sauvage, selon Saint-Just ; il le devient, et ce, à partir du moment qu'il a « mis sa convention à la place de la nature. »

« Les hommes sont policés tant qu'ils suivent leurs penchants, ils deviennent sauvages quand les lois politiques prennent la place de ces penchants et qu'ils sont agrégés par la domination et l'esclavage. »

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Ci-dessus : Jean Baptiste Mauzaisse (1784-1844). La bataille de Fleurus, le 26 juin 1794.

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Ci-dessus : Saint-Just à la bataille de Fleurus. Détail du tableau ci-dessus. Saint-Just, entre autres fonctions, a été représentant du peuple aux armées, de mars 1793 à juin 1794.

« Dans ce sens, la terre n'est maintenant peuplée que de sauvages, et le cœur le plus tendre, à l'aide de l'imagination la plus vive, conçoit à peine la société première tant est grande l'altération de l'esprit humain. Quelle que soit la source de l'ordre présent des choses, elle est une œuvre de ténèbres puisque le monde est malheureux. » (7)

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Ci-dessus : « Il retourne chez ses Égaux ». Rousseau. Discours sur l'origine de l'inégalité. Frontispice. 1755.

Attention au sens des mots « sauvage » et « policé » chez Saint-Just ! Les mots en question se trouvent repris de Rousseau. Mais, de façon qui peut sembler paradoxale et qui tord l’’étymologie – « sauvage », dérivé de silva, forêt ; « policé », dérivé de polis, cité -, Saint-Just en détourne complètement l'usage.

L'homme policé, selon Saint-Just, c'est l'homme qui vit selon la nature ; l'homme sauvage, c'est l'homme qui vit selon des lois politiques. « L'homme social, celui qui vit selon la nature, est, toujours selon Saint-Just, « un être simple, ami de son semblable ; l'homme sauvage, celui qui vit selon des lois politiques, est « un animal cruel » (8).

De Rousseau à Saint-Just, comme on voit, le mot « sauvage » a cessé de qualifier l'homme de la nature primitive, le « bon sauvage », pour désigner l'homme des campagnes et des villes de la fin du XVIIIe siècle français, le contemporain de Saint-Just, le méchant sauvage en somme.

2. De l'état de nature à l'état actuel

Indépendamment de ce qui les sépare, Montesquieu, Rousseau et Saint-Just se rejoignent dans l'invocation d'un processus de décadence survenu après un âge premier, peut-être utopique, une sorte d'âge d'or.

2.1. Montesquieu. Dès l’instant que les hommes deviennent plus forts…

Dès l’instant que les hommes naturels, de faibles qu’ils étaient initialement, deviennent plus forts, ils entrent en guerre les uns contre autres à fin de conservation, et ce, à l’échelle des individus aussi bien qu’à l’échelle des nations.

« Chaque société particulière vient à sentir sa force ; ce qui produit un état de guerre de nation à nation. L’objet de la guerre, c’est la victoire ; celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, la conservation.

Les particuliers dans chaque société commencent à sentir leur force, ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux avantages de cette société, ce qui fait entre eux un état de guerre. » (9)

2.2. Rousseau. Dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre... »

Dès l’instant que les hommes naturels, de libres et indépendants les uns des autres qu’ils étaient initialement, deviennent dans leurs actions demandeurs de l’aide ou de la contribution de leurs semblables, ils entrent dans un processus d’aliénation qui augure l’avénement rapide d’une société de maîtres et d’esclaves.

« Plus on y réfléchit, dit Rousseau, plus on trouve que cet état était le moins sujet aux révolutions, le meilleur à l'homme, et qu'il n'en a dû sortir que par quelque funeste hasard qui pour l'utilité commune eût dû ne jamais arriver. L'exemple des sauvages qu'on a presque tous trouvés à ce point semble confirmer que le genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, et que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l'individu, et en effet vers la décrépitude de l'espèce. »

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Ci-dessus : François Auguste Biard. Deux Indiens en pirogue. Circa 1860. Amazonie, Brésil. Musée du quai Branly.

« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant: mais dès l'instant qu'un homme eut besoin du secours d'un autre ; dès qu'on s'aperçut qu'il était utile à un seul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité disparut, la propriété s'introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu'il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l'esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. » (10)

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Ci-dessus : Léon Augustin Lhermitte. La paye des moissonneurs. 1882. Musée d'Orsay.

2.3. Saint-Just. « Ici finit la vie sociale et commence la vie politique ou la convention. »

« Les hommes n'abandonnèrent point spontanément l'état social. La vie sauvage arriva à la longue et par une altération insensible. [...]. »

Saint-Just évoque le décours de ce processus d'altération de l'état de nature à la faveur d'une sorte de fresque mytho-historique qui montre comment l'avénement de l'état « sauvage » procède de la nécessité, autrement dit d'un déterminisme qui tient tout à la fois de la nature et de l'histoire, sans solution de continuité.

2.2.1. Indépendance et sociabilité initiales

« Tout ce qui respire est indépendant de son espèce et vit en société dans son espèce. Tout ce qui respire a une loi politique ou de conservation contre ce qui n'est point sa société ou ce qui n'est point de son espèce. Cette indépendance a ses lois sans lesquelles chaque être languirait sur la terre. Ces lois sont leurs rapports naturels, ces rapports sont leurs besoins et leurs affections ; selon la nature de leur intelligence ou de leur sensibilité, les animaux plus ou moins s'associent.

Les uns se rassemblent au printemps, d'autres dans plusieurs saisons, ils se rencontrent sans se maltraiter ni se fuir. Le plus sensible de tous, l'homme, naît pour une société permanente parce qu'il naît pour la possession. » (11)

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Ci-dessus : Théodore de Bry. Récolte du riz. 1585.

2.2.2. Accroissement des besoins et avénement des guerres

La lecture attentive du texte de Saint-Just montre que ce qui a entraîné par une altération insensible le passage de l'état social à l'état « sauvage », c'est d'abord l'accroissement des besoins, puis l'avénement de la guerre, avénement rendu possible par le souci de la « possession contre ce qui n'est point sa société » et par la nécessité de résister à la conquête, ou encore par la nécessité de la conquête elle-même.

La survie des individus, dont la réunion forme la société initiale, dépend des ressources fournies par le territoire que ces individus peuplent et dont en conséquence ils constituent le peuple.

De façon qui lui vient de Montesquieu, Saint-Just parle de « possession » à propos de la relation qu'un peuple premier entretient avec le territoire qu'il occupe et dont il tire sa subsistance. Mais il semble concevoir ladite « possession » comme une relation d'échange avec la nature, la sienne et celle de son milieu, relation qui s'entretient initialement sur le mode du prêté, le travail agricole, pour un rendu, la subsistance.

Émule de Montesquieu et de Rousseau, Saint-Just se distingue ici de chacun d'eux par la valence mutuelle et réciproque qu'il assigne à cette « possession » originaire.

L'homme naturel, dixit Montesquieu, « naît pour la possession », entendue ici au sens d'appropriation et de maîtrise ; d'où suit le règne de la force, gage, selon Montesquieu, d'une « société permanente. »

L'homme naturel, dixit Rousseau, ignore tout sentiment de possession, partant, tout sentiment de propriété. Il faut attendre longtemps pour qu'après bien des bien des progrès réalisés d'âge en âge, après bien de l’industrie et des lumières, l'idée de propriété un jour s'invente :

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! » (12)

De la nature et de l'homme naturel, dixit Saint-Just quant à lui, chacun des deux tout à la fois possède l'autre et se trouve possédé par l'autre :

« Parce que l'homme est né pour posséder, le commerce de sa possession est ce qui constitue la vie civile.

Comme être mortel, il est dans sa nature qu'il se reproduise et se nourrisse. Sous ces deux rapports, il possède et il est possédé : mais il conserve cependant toute son indépendance parce qu'il n'aliène point sa propriété, mais seulement sa possession. » (13)

Dans L'esprit de la Révolution et de la constitution de France, ouvrage publié en 1791, Saint-Just dédie également à la « possession », telle qu'il la conçoit, modeste, transitoire, ces mots vibrants :

« Êtres passagers sous le ciel, la mort ne vous avait-elle point appris que loin que la terre nous appartînt, notre stérile poussière lui appartenait à elle-même ? » (14)

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Ci-dessus : Évariste Vital Luminais (1822-1896). Halte de hordes mérovingiennes.

L'accroissement naturel des individus entraîne tout aussi naturellement celui des besoins. Vient un moment où l'exploitation du territoire initial ne suffit plus à répondre à cet accroissement des besoins. Certains peuples entreprennent alors d'étendre le périmètre du territoire qu'ils « possèdent ». Les peuples voisins se trouvent par suite contraints de défendre les frontières de leur territoire propre. C'est ainsi, selon Saint-Just, « par une altération insensible » de l'état de nature, que l'accroissement des besoins entraîne la concurrence des peuples, et que cette concurrence entraîne la guerre, ou plutôt les guerres, qui dès lors ne cesseront plus.

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Ci-dessus : Jacques Louis David (1748-1825), dessinateur, Dominique Vivant Denon (1747-1825), graveur.

Le peuple, qui était jusqu'alors « sans gouvernement », et qui se lève désormais « en armes pour résister à la conquête », se dote bientôt de chefs pour les besoins des guerres qu'il mène. C'est ainsi derechef que, par une altération de moins en moins insensible, « les hommes, se traitant eux-mêmes en ennemis, ont tourné, contre leur indépendance sociale, la force qui n'était propre qu'à leur indépendance extérieure ou collective ». C'est ainsi encore que « cette force par le contrat social est devenue complexe et une arme à une portion du peuple pour opprimer le peuple entier, en même temps qu'il est en armes pour résister à la conquête. » (15)

2.2.3. Instauration des gouvernements et avénement de l'état politique

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Ci-dessus : assemblée des anciens Germains d'après un relief de la colonne de Marc-Aurèle. 193 ap. J.-C.

Dès l’instant que les hommes sont passés de l’état de nature à l’état civil, l’histoire va vite : un gouvernement s’instaure, fruit d’une « convention » passée supposément entre les individus et leur gouvernement ainsi qu’entre les individus eux-mêmes. Il ressort de ladite convention, selon Saint-Just, que les individus, qualifiés désormais de citoyens, délèguent au gouvernement le soin de les représenter, partant, acceptent de se soumettre à l’autorité de ce dernier. Il ressort aussi de ladite convention, et que les mêmes individus entrent en conflit les uns avec les autres puisqu’ils deviennent concurrents ou rivaux au titre de ladite représentation.

« La vie sauvage survient ainsi : au commencement les peuples étaient sans gouvernement, ils avaient seulement des chefs. Les anciens Francs, les anciens Germains, très voisins de nous, n'avaient point de magistrat, le peuple était prince et souverain. Mais, quand les peuples perdirent le goût des assemblées pour négocier, pour cultiver la terre ou conquérir, le prince se sépara du souverain : ici finit la vie sociale et commence la vie politique ou la convention.

L'état social se trouvant changé en un état politique, il se fit une double convention : des citoyens entre eux et entre les citoyens et le prince quel qu'il fût, sénat ou roi. Par la première, tous s'engagèrent l'un contre l'autre ; par la seconde, tous s'engagèrent à obéir en sorte que celui qui fit obéir fût à la place de tous. »

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Ci-dessus : Joseph Siffred Duplessis. Portrait de Louis XVI en costume de sacre. 1777.

« Le prince, pour fortifier son usurpation, mit entre lui et chacun les rapports que tous avaient entre eux. Comme il devint le principe et le mobile de toutes les relations civiles, sa volonté fit le droit. » (16)

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Ci-dessus : « Malheureuse journée du 17 juillet 1791 : des hommes, des femmes, des enfants ont été massacrés sur l'autel de la patrie au Champ de la Fédération ». Estampe anonyme, Bureau des Révolutions de Paris, 1791.

C'est ainsi, conclut Saint-Just, que, par une altération naturellement et historiquement déterminée, le droit politique vint à supplanter le droit naturel.

3. Force générale, volonté générale et naturel social

Là où Montesquieu défend une conception paternaliste ou familialiste du gouvernement et de la réunion des volontés particulières sous le couvert de la force générale ; là où Rousseau démontre la nécessité d'un contrat social et, sous le couvert de ce dernier, celle de la primauté de la volonté générale sur les volontés particulières, Saint-Just conteste, lui, que la force ou la volonté générale, puisse, sous le couvert d'un « pacte social », faire droit à « l'intérêt d'un seul. »

3.1. Montesquieu et la « force générale »

Montesquieu observe que, « outre le droit des gens qui regarde toutes les sociétés, i.e. celui qui émane de la raison humaine, il y a un droit politique pour chacune ». Celui-ci procède d’un « esprit général » déterminé par deux types de causes : causes physiques qui dépendent elles-mêmes de la géographie et du climat ; causes morales qui sont la combinaison des lois, de la religion, des mœurs et des manières. » (17)

De « l’esprit général », qui certes peut changer, résulte dans chaque société, par effet de prévalence d’une cause sur l’autre, la réunion des volontés particulières, et, à partir de cette dernière, l’avénement de la forme de gouvernement en quoi se traduit, indépendamment de tout contrat, la « force générale », autrement dit la force vive de ladite société.

« La force générale peut être placée entre les mains d'un seul, ou entre les mains de plusieurs. Quelques-uns ont pensé que la nature ayant établi le pouvoir paternel, le gouvernement d’un seul était le plus conforme à la nature. Mais l’exemple du pouvoir paternel ne prouve rien. Car si le pouvoir du père a du rapport au gouvernement d’un seul, après la mort du père, le pouvoir des frères, ou après la mort des frères, celui des cousins-germains, ont du rapport au gouvernement de plusieurs. La puissance politique comprend nécessairement l’union de plusieurs familles.

Il vaut mieux dire que le gouvernement le plus conforme à la nature, est celui dont la disposition particulière le rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi ». Montesquieu table qu'il s'agit de la royauté. Un Dieu, un Roi, une Loi, dit l'adage ancien. Représentant de Dieu et de la Nature, le roi se se trouverait ainsi le mieux à même de faire les lois, lois issues chaque fois des lois premières que sont la loi divine et la loi naturelle, tenues en l'occurrence pour seule et même.

Ce qui intéresse Montesquieu dans sa théorie politique, note Céline Spector dans larticle « Esprit général » du Dictionnaire Montesquieu, c'est « la stabilité de l’état [...], et non les théories qui s’appuient sur le droit naturel pour défendre la liberté d’indépendance et le droit de résistance. » (18)

À noter que, jusque dans le cadre de la royauté, Montesquieu distingue trois types de pouvoirs. « Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs: la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. »

Dans le cadre de la royauté, « par la première [puissance], le prince fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l'autre simplement la puissance exécutrice de l'État. »

Partant du principe que « la liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen », Montesquieu observe , d'un point de vue critique, que, lorsque, dans la même personne, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté ; parce qu'on peut craindre que le même monarque ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.

Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire: car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.

Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. » (19)

Montesquieu plaide donc, en matière de gouvernement, pour une séparation ou une balance des pouvoirs.

3.2. Rousseau et la « volonté générale »

Parlant au nom de l'individu et partant du principe que « le plus grand bien de tous », c'est « la liberté, et l’égalité » (21), Rousseau substitue au concept de « force générale » celui de « volonté générale », entendue ici au sens de volonté générale de liberté et d'égalité. Déterminant ainsi la nature du lien que l'individu se trouve en situation de contracter avec un gouvernement qui n'est que « son ministre », autrement dit son serviteur, et qu'il peut « limiter, modifier et reprendre quand il lui plait », Rousseau attend d'un tel gouvernement qu'il sache substituer à la force, la loi, qui fait droit aux droits de chacun. « En fondant l’autorité souveraine dans le corps politique [i.e. dans l'ensemble d'individus qui constitue le peuple], la notion de volonté générale lie dans les institutions la légitimité de la loi à l’activité et à la liberté morale de ses membres. » (22)

Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être.

Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.

Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs : mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s’énoncer en ces termes :

Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ? Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. » (23)

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Ci-dessus : Louis Charles Auguste Couder (1790–1873). Le Serment du Jeu de Paume, 20 juin 1789. Date d'exécution : 1848. Musée de l'Histoire de France à Versailles.

3.3. Saint-Just et la nostalgie du naturel social

De façon qu'on n'attend pas, tant est grande l'influence de la pensée de Rousseau sur celle des principaux acteurs de la Révolution française, Saint-Just s'épouvante du concept de contrat social !

« L'état social ne dérive point de la convention, et l'art d'établir une société par un pacte ou par les modifications de la force est l'art même de détruire la société » (24), martèle-t-il dans De la nature. On remarquera ci-dessous que sa critique vaut pour la république tout autant que pour les autres formes de gouvernement.

« Comme dans la république l'intérêt d'un seul est protégé par la force de tous et que tous et un seul sont non point unis, mais liés par l'oppression ; la république, par la nature de sa convention, a fait un contrat politique ou de force entre chacun et tous, et ce contrat politique forme un pacte social. Mais, quelle violence et quelle faiblesse, tandis que la nature est là qu'on oublie et qu'on outrage ! Ces sociétés ressemblent à des traités de pirates qui n'ont garant que le sabre. Les flibustiers avaient aussi un pacte social sur leur navire.

Là où la faiblesse est le plus grand des maux parce que tout l'abandonne, là où la force est le plus grand des biens parce que tout l'assouvit, les sentiments de la nature y sont étouffés et dans cette vallée de larmes, le sauvage est la proie d'un autre sauvage.

« Si tel est l'objet du contrat social de conserver l'association, les hommes dans ce sens sont considérés comme des bêtes sauvages qu'il a fallu dompter ; en effet par le contrat tous vivent armés contre chacun comme une troupe d'animaux de diverses espèces, inconnus les uns des autres et tous prêts à se dévorer. La sûreté de tous est dans l'anéantissement de chacun au lieu qu'elle se trouve si simplement dans leur indépendance.

Pour avoir confondu le droit social et le droit politique, on a fait des agrégations et non point des sociétés.

Tout tient à la nature et repose sur elle, comme la mer contre ses rivages ; hors de la nature, tout est stérile et triste comme ces déserts où la vie est morte.

Les hommes dans l'état naturel ne sont point inégaux ou bien il faut supposer qu'ils vivent épars comme des monstres sans génération. Tous sont égaux dans la nature parce que tous ont un cœur sorti des mêmes entrailles? Et c'est dans l'attrait de son pareil que chaque être trouve la garantie de son égalité.

Ce n'est plus la même chose dans la loi politique, les mots de faible et de fort renferment tous les crimes ; un être politique cherche en vain son pareil, chaque homme est isolé dans le mesure de sa puissance.

Il est inutile que je répète que le pouvoir est la mort du corps social, mais je dois prévenir ici l'objection qu'on ferait ici qu'il faut des pouvoirs pour le conserver. Cela est bon pour nos sociétés qui sont contre nature et ne reposent au-dedans que sur la force.

L'attrait qui unit les hommes, la propriété du sol et les rapports qui naissent de la possession, voilà aui conserve le corps social. L'égalité vient ensuite qui, rompant la loi politique, ferme l'entrée à l'escalvage et à l'usurpation.

Les hommes stipulant en liberté dans l'état civil pour l'usage de la possession ne peuvent abuser de cette liberté, et l'abus même qu'ils en feraient n'étant que l'usage d'une faculté et non d'un pouvoir, ne porterait pas atteinte au corps social puisqu'il serait impossible.

Mon dessein n'est point de faire un songe et de souhaiter que nous soyons meilleurs pour être dignes de la nature, je prouverai au contraire que nos sociétés n'ont été fragiles que plus elles se sont éloignées de la nature et qu'au lieu qu'elles n'eurent été maintenues, elles n'ont été détruites et déchiquetées que par la puissance.

Contestant que, y compris dans la république, le gouvernement soit un « nœud social », Saint-just observe que « le pouvoir politique est un joug qui ravit à l'homme sa propriété sacrée et sa possession sous prétexte de les lui conserver et substitue aux liens sociaux des liens violents qui se rompent par leur propre tension. »

La durée du corps social consiste [donc] dans l'atténuation de tout pouvoir essentiel. (25)

4. Et ensuite ?

En 1791-1792, dans De la nature, Saint-Just ne dit rien de plus concernant la possibilité ou l'éventualité de cette « atténuation de tout pouvoir essentiel ». Il le fera dans lesInstitutions républicaines, texte rédigé entre l'automne 1793 et juillet 1794, resté inachevé, longtemps inédit.

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Ci-dessus : Anonyme. Massacres de septembre 1792.

Élu en 1792 député de l'Aisne à la Convention, Saint-Just ne tardera pas à mesurer combien il y a loin du peuple naturel dont il vante la sociabilité heureuse dans De la nature, au peuple plus ou moins dénaturé dont il est devenu l'un des 749 représentants. De façon tragique, l'ironie de l'histoire veut en outre que, pour cause de menaces d'invasion aux frontières et de menées subversives dans les provinces, Robespierre, Saint-Just et les leurs n'aient pu « atténuer tout pouvoir essentiel », mais qu'ils aient dû au contraire aggraver ce pouvoir essentiel en multipliant les lois politiques qui ont été le fer de lance de la Terreur.

« Le jour où je me serai convaincu qu’il est impossible de donner au peuple français des mœurs douces, énergiques, sensibles, et inexorables pour la tyrannie et l’injustice, disait Saint-Just dans ses Institutions républicaines, je me poignarderai » (26). Il est mort guillotiné le le 10 thermidor an II (28 juillet 1794).

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1. Anne Quennedey. « Note philologique sur le manuscrit de Saint-Just faussement intitulé De la nature ». Note 42. In Annales historiques de la Révolution française, 351 | janvier-mars 2008. Le De la nature, de l'état civil, de la cité ou les règles de l'indépendance, du gouvernement, d'après Anne Quennedey, doit être considéré plutôt comme le sous-titre du Du Droit social ou Principes du droit naturel.

2. Anne Quennedey. « Note philologique sur le manuscrit de Saint-Just faussement intitulé De la nature ». Ibidem.

3. Saint-Just. De la nature, de l'état civil, de la cité ou les règles de l'indépendance du gouvernement. Livre I. Chapitre I, pp. 1042-1043. In Œuvres. Gallimard. Folio-Histoire. 2004.

4. Thomas Hobbes. Léviathan (1651). Trad. F. Tricaud, pp. 122-124. Éd. Sirey. 1971.

5. Montesquieu. De l'esprit des lois. I, 2 : « Des lois de la nature ».

6. Jean Jacques Rousseau. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.

7. Saint-Just. De la nature. Livre I. Chapitre I, pp. 1043-1044.

8. Saint-Just. De la nature. Livre I. Chapitre III, p. 1050.

9. Montesquieu. De l'esprit des lois. I, 3 : “ Des lois positives »

10. Jean Jacques Rousseau. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.

11. Saint-Just. De la nature. Livre I. Chapitre I, p. 1044.

12. Jean Jacques Rousseau. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.

13. Saint-Just. De la nature. Livre II. Chapitre I, pp. 1059-1060.

14. Saint-Just. L'esprit de la Révolution et de la constitution de France. Troisième partie. Chapitre III, p. 401. In Œuvres. Gallimard. Folio-Histoire. 2004.

15. Saint-Just. De la nature. Livre I. Chapitre II, p. 1045.

16. Saint-Just. De la nature. Livre I. Chapitre IV et chapitre V, page 1051.

17. Cf. Montesquieu. Essai sur les causes. Œuvres complètes. Tome IX, p. 254, lignes 625-630.

18. Céline Spector. « Esprit général ». In Dictionnaire Montesquieu.

19. Montesquieu. De l'esprit des lois. XI, 6.

20. Montesquieu. De l'esprit des lois. 20. III, 1.

21. Rousseau. Du contrat social. II, XI.

22. Céline Spector. « Esprit général ». In Dictionnaire Montesquieu

23. Rousseau. Du contrat social. Livre I. Chapitre 6.

24. Saint-Just. De la nature . Livre I. Chapitre II, p. 1043.

25. Saint-Just. De la nature . Livre I. Chapitres II et III, pp. 1060-1063.

26. Saint-Just. Institutions républicaines. Fragments, pp. 1137-1138. in Œuvres complètes.

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