Christine Belcikowski

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Saint-Just politique. 1790. Premier discours. 1794. Dernier discours

Rédigé par Belcikowski Christine Aucun commentaire

Après avoir assisté à Paris aux événements de l'été 1789, Saint-Just, âgé alors de vingt-deux ans, retourne à Blérancourt (Aisne), dans sa famille, au cours de l'automne de la même année.

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Ci-dessus : vue actuelle de la maison familiale de Saint-Just à Blérancourt.

Enthousiasmé par l'exemple parisien, Saint-Just brûle de participer aux premiers actes de la Révolution à Blérancourt. Mais comme, né le 25 août 1767, il n'est pas encore éligible, — le mandat électif se trouvant réservé aux citoyens âgés d'au moins 25 ans —, Saint-Just fomente en sous-main diverses actions disruptives, dont, les 30 et 31 janvier 1790, le rassemblement de quatre vingts électeurs, suivi de l'élection d'un nouveau maire et de celle d'un nouveau conseil municipal, puis de la mise en place d'une milice bourgeoise encadrée par des sympathisants. L'illégalité d'une telle action se trouve dénoncée par Antoine Gellé, notaire, marchand de bois, régisseur de la seigneurie, procureur fiscal de cette dernière, père par ailleurs d'une jeune fille que Saint-Just a courtisée, dont on lui a refusé la main, et qu'on a mariée en toute hâte à un autre.

L'éclat de l'action fomentée les 30 et 31 janvier 1790 vaut à Saint-Just de participer, du 17 au 20 mai 1790 à Chauny, toujours sans mandat, au choix du chef-lieu du département de l'Aisne. Suite à quoi, le 6 juin 1790, le jeune homme devient colonel de la garde nationale de Blérancourt.

Saint-Just sera élu député à la Convention le 5 septembre 1792, et il exercera ce mandat jusqu'à son exécution, le 28 juillet 1794. Il assurera en outre la Présidence de l'Assemblée nationale, du 16 février 1794 au 6 mars 1794.

1. Discours sur le choix du chef-lieu du département de l'Aisne. Mai 1790.

Une fois revenu à Blérancourt, Saint-Just prend connaissance des réalités du terroir au service duquel il veut œuvrer.

La plupart des habitants de ce dernier, « soit près des deux tiers, vivent dans la précarité avec pour première préoccupation la nécessité de se nourrir quotidiennement. Les états de recensements les désignent comme tisserands, fileuses, manouvriers, lingères, mandeliers, cordiers, mulquiniers, jardiniers.

Beaucoup ne signent pas leur nom, peu savent écrire, aucun n’est capable de rédiger une supplique. Sans avoir et sans savoir, ces démunis sont dans la dépendance de la paroisse et de la seigneurie. Il n’est pas rare que la cure leur avance les fonds nécessaires aux achats de filasses qui seront façonnées durant tout l’hiver. De son côté le château peut à discrétion pourvoir ou non en avantages ou en petits emplois de police, de justice ou de gestion des marchés. Les procureur, lieutenant, greffier, les surveillants de poids et mesures, les receveurs de taxes, les jardiniers et cultivateurs bénéficiaires de baux profitent jalousement de ces miettes de privilèges non sans susciter du même coup le vent mauvais de l’envie et de la jalousie. » (1)

Saint-Just place dès lors « les pauvres » au centre de son discours, et il ne déviera jamais de cette focalisation initiale. Dédiant son discours aux pauvres de Blérancourt, il défend la candidature de Soissons au rang de chef-lieu du département de l'Aisne, parce que la commune de Blérancourt se trouve à 23 km de Soissons, tandis que la commune de Laon s'en trouve éloignée de 39 km. Il signe son discours Il avait signé « Florelle de Saint-Just ». « Ce prénom fantaisiste et insolite, employé en cette unique occasion, est la première d'une longue série de fausses déclarations qui entretiennent le doute sur sa qualité d'électeur : s'il venait en effet aux autorités, intriguées par la dénonciation de Gellé, l'idée d'enquêter sur l'âge de l'orateur, il serait assez difficile de retrouver dans quelque registre paroissial un Saint-Just se prénommant Florelle » (2)

C'est toutefois la commune de Laon, plus peuplée, qui sera choisie, une semaine plus tard, pour chef-lieu du département.

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Ci-dessus : portrait de Saint-Just par H. Grevedon. Lithographie par Delpech. 1824. Musée de Laon.

Messieurs,

Mon âge et le respect que je vous dois ne me permettent point d'élever la voix parmi vous, mais vous m'avez prouvé que vous étiez indulgents.

On m'a dénoncé, on m'a envié la gloire de servir mon pays, mais si la malice avait pu m'arracher de corps à ma patrie et à vous, elle ne vous aurait point arraché à mon cœur.

C'est sous vos yeux que j'aurai fait mes premières armes, c'est ici que mon âme s'est trempée à la liberté, et cette liberté dont vous jouissez est encore plus jeune que moi.

Le vœu de mes commettants, et la rigueur de ma mission me forcent à prendre parti dans la querelle qui vous divise, forcé de n'en prendre qu'un, ma conscience est à un seul, et mon cœur à tous les deux.

Jeune comme je le suis, je dois épier les sages exemples pour en profiter, et si quelque chose m'a touché, c'est la modération respective que vous avez mise ce matin dans vos discussions.

[...]

Soissons demande le département ; je le demande moi pour les pauvres de mon pays parmi lesquels Soissons a versé des sommes considérables dans le temps de sa fortune.

N'embarrassons point, Messieurs, dans des discussions métaphysiques une question aussi simple, ne nous évaporons point en de vains sophismes, dépouillons tout ressentiment de terreur, parce que notre jugement est éternel et que nous nous repentirions à loisir d'un choix légèrement fait. Laon a des avantages. Soissons me paraît avoir les siens, et la conscience doit prononcer.

N'oubliez pas surtout, Messieurs, que les moments sont précieux pour le pauvre, que chacun de nous doit avoir apporté ici son opinion déterminée, et que, tandis que nous délibérons, les enfants de plusieurs de nos frères ici présents n'ont peut-être pas de pain et en demandent à leur mère qui pleure.

Je vote au nom des miens, pour Soissons.

Florelle de Saint-Just
électeur de Blérancourt (3)

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Ci-dessus : à Blérancourt, circa 1900, hospice des orphelins créé au XVIIe siècle par Bernard Potier de Gesvres.

2. Discours du 9 thermidor an II (27 juillet 1794)

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Ci-dessus : vue des balcons de l'ancienne salle des machines du théâtre royal des Tuileries, siège des séances de la Convention du 21 floréal an I (10 mai 1793) au 3 brumaire an IV (25 octobre 1795).

L'ancienne salle des machines du théâtre royal des Tuileries est aujourd'hui disparue. Le palais des Tuileries a été incendié en 1871, puis rasé en 1883.

Réaménagée par l'architecte Jacques-Pierre Gisors (1755-1818), prix de Rome en 1779, la salle des séances de la Convention « présentait un vaste et long amphithéâtre aux dix rangs de gradins séparés en deux parties perpendiculaires, en face desquels s'élèvaient les bureaux du président et des secrétaires, dominant la tribune. Les deux parties latérales de la salle présentaient chacune cinq portiques ; dans leurs renfoncements se trouvaient installés deux rangs de tribunes pour le public. Entre les portiques, figuraient les statues des hommes illustres de l'antiquité : Solon, Platon, Demosthène, Lycurgue, Brutus... La décoration générale se voulait dans le style « du bel antique, pur et d'une noble simplicité », les couleurs dominantes étant le vert antique, le jaune antique et le pourpre. La salle ne fournissait pas une bonne acoustique. Un contemporain notait en son temps qu'« elle présentait un grand nombre de renfoncements et de percées où la voix s'étouffait et se perdait. Si l'on ne parlait pas assez haut, l'on n'entendait pas ; si l'on parlait trop haut, les murs étant lisses et sans draperies, la voix devenait alors trop éclatante et faisait écho ». Les contemporains observaient aussi que, l'éclairage s'effectuant pas les baies vitrées en haut, les conventionnels avaient le teint plutôt livide par certains jours peu ensoleillés. » (4)

C'est dans le cadre hautement théâtral de cette salle difficile que Saint-Just a prononcé le 9 thermidor an II (27 juillet 1794) son dernier discours.

Le 8 thermidor an II, vers midi, Robespierre se rend à la Convention et y soutient un discours de combat. Il revendique sa responsabilité dans le système de la Terreur, mais en rejette les excès sur ses adversaires, visant en particulier — sans les nommer — les représentants qu'il a fait rappeler de mission : Lebon, Carrier, Fouché, Barras, Fréron, Tallien. Il ne se trouve dans l'assemblée qu'une seule voix pour le soutenir.

Vers le soir, Robespierre se rend au club des Jacobins, y relit son discours de midi, et termine par ces mots :

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Ci-dessus : Jean Michel Moreau le Jeune (1741-1814). Versailles. Musée Lambinet.

« Frères et amis, c’est mon testament de mort que vous venez d’entendre. Mes ennemis, ou plutôt ceux de la République sont tellement puissants et tellement nombreux que je ne puis me flatter d’échapper longtemps à leurs coups. C’en est assez pour moi, mais ce n’est pas assez pour la chose publique. Vous contenterez-vous de me plaindre ? Ne saurez-vous pas me défendre ou me venger ? [...]. Si vous me secondez, les traîtres auront subi dans quelques jours le sort de leurs devanciers. Si vous m’abandonnez, vous verrez avec quel calme je saurai boire la ciguë… »

Robespierre est acclamé par les Jacobins. Ses adversaires sont chassés de la salle.

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Ci-dessus, de gauche à droite : portrait de Jacques Nicolas Billaud-Varenne par Jean-Baptiste Greuze, vers 1790 ; portrait de Jean Marie Collot d'Herbois. Peintre anonyme. Musée Carnavalet.

Pendant ce temps, dans la salle des délibérations du Comité de salut public, Saint-Just prépare son discours du lendemain. Revenus au Comité, Billaud-Varenne et Collot l'accusent de préparer leur acte d'accusation. Saint-Just s’engage alors à leur soumettre son discours. Mais, compte tenu des événements de la nuit qui suit, il ne le fera pas.

Durant la nuit du 8 au 9 thermidor, Barras, Fouché, Tallien, Lebon, Carrier travaillent à rassembler une coalition de parlementaires favorables au renversement de Robespierre.

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Ci-dessus, de gauche à droite : Jean-Louis Laneuville. Portrait de Bertrand Barère. 1794.

 

Dans la matinée du 9 thermidor, Saint-Just fait porter ce billet à Barère, Billaud, Collot et Carnot : « L’injustice a flétri [ou fermé] mon cœur ; je vais l’ouvrir tout entier à la Convention nationale » (5). Barère, Billaud et Carnot se précipitent alors à la Convention.

À 11 heures, Collot d’Herbois, président de l'assemblée, ouvre la séance de la Convention. À midi, Saint-Just monte à la tribune. Il y prononce un discours-fleuve, chargé d'allusions relatives aux événements de la nuit précédente et aux personnes, point toutes nommées, qui se trouvent impliquées dans ces événements. Certaines de ces allusions, aujourd'hui, nous sont devenues obscures. Mais le dernier discours de Saint-Just n'en conserve pas moins sa force vive.

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Ci-dessus : buste de Saint-Just par David d'Angers.

« Je ne suis d'aucune faction ; je les combattrai toutes. Elles ne s'éteindront jamais que par les institutions qui produiront les garanties, qui poseront les bornes de l'autorité et feront plonger sans retour l'orgueil humain sous le joug de la liberté publique.

Le cours des choses a voulu que cette tribune aux harangues fût peut-être la roche tarpéienne pour celui qui viendrait vous dire que des membres du gouvernement ont quitté la route de la sagesse. J'ai cru que la vérité vous était due, offerte avec prudence, et qu'on ne pouvait rompre avec pudeur l'engagement pris avec sa conscience de tout oser pour le salut de la patrie. [...].

Vos comités de sûreté générale et de salut public m'avaient chargé de vous faire un rapport sur les causes de la commotion sensible qu'avait éprouvé l'opinion dans ces derniers temps. La confiance des deux comités m'honorait ; mais quelqu'un cette nuit a flétri mon cœur, et je ne veux parler qu'à vous.

J'en appelle à vous de l'obligation que quelques-uns semblaient m'imposer de m'exprimer contre ma pensée. [...]. C'est au nom de vous-mêmes que je vous entretiens, puisque je vous dois compte de l'influence que vous m'avez donnée dans les affaires.

Je suis donc résolu de fouler aux pieds toutes considérations lâches, et de vider en un moment à votre tribunal une affaire qui eût causé des violences dans l'obscurité du gouvernement. La circonstance où je me trouve eût paru délicate et difficile à quiconque aurait eu quelque chose à se reprocher : on aurait craint le triomphe des factions, qui donne la mort ; mais, certes, ce serait quitter peu de chose qu'une vie dans laquelle il faudrait être le complice ou le témoin muet du mal.

La renommée est un vain bruit. Prêtons l'oreille sur les siècles écoulés ; nous n'entendrons plus rien : ceux qui, dans d'autres temps, se promèneront parmi nos urnes, n'en entendront pas davantage : le bien, voilà ce qu'il faut faire, à quelque prix que ce soit, en préférant le titre de héros mort à celui de lâche vivant. [...].

Si vous voulez que les factions s'éteignent, et que personne n'entreprenne de s'élever sur les débris de la liberté publique par les lieux communs de Machiavel, rendez la politique impuissante en réduisant tout à la règle froide de la justice ; gardez pour vous la suprême influence ; dictez des lois impérieuses à tous les partis : les lois n'ont point de passions qui les divisent et qui les fassent dissimuler. Les lois sont sévères, et les hommes ne le sont pas toujours ; un masque impénétrable peut les couvrir longtemps. Si les lois protègent l'innocence, l'étranger ne peut les corrompre ; mais si l'innocence est le jouet des viles intrigues, il n'y a plus de garantie dans la cité. Il faut s'enfuir dans les déserts pour y trouver l'indépendance et des amis parmi les animaux sauvages. Il faut laisser un monde où l'on n'a plus l'énergie ni du crime ni de la vertu, et où il n'est resté que l'épouvante et le mépris.

C'est pourquoi je demande quelques jours encore à la Providence pour appeler sur les institutions les méditations du Peuple français et de tous ses législateurs.

J'ai prié les membres dont j'ai à vous entretenir de venir m'entendre. Ils sont prévenus à mes yeux de fâcheux desseins contre la patrie ; je ne me sens rien sur le cœur qui m'ait fait craindre qu'ils récriminassent ; je leur dirai tout ce que je sens d'eux sans pitié.

J'ai parlé du dessein de détruire le gouvernement révolutionnaire. Un complice de cet attentat est arrêté et détenu à la conciergerie ; il s'appelle Le Gray (6) ; il avait été receveur des rentes ; il était membre du comité révolutionnaire de la section du Muséum. Il s'ouvrit de son projet à quelques personnes qu'il crut attirer dans son crime.

Le gouvernement révolutionnaire était, à son gré, trop rigoureux ; il fallait le détruire : il manifesta qu'on s'en occupait. [...].

Collot et Billaud prennent peu de part, depuis quelque temps, aux délibérations, et paraissent livrés à des intérêts et à des vues plus particulières. Billaud assiste à toutes les séances sans parler, à moins que ce ne soit dans le sens de ses passions, ou contre Paris, contre le tribunal révolutionnaire, contre les hommes dont il paraît souhaiter la perte. Je me plains que lorsqu'on délibère, il ferme les yeux et feint de dormir, comme si son attention avait d'autres objets. À sa conduite taciturne a succédé l'inquiétude depuis quelques jours. [...]. Billaud répète souvent ces paroles avec un feint effroi : Nous marchons sur un volcan. Je le pense aussi ; mais le volcan sur lequel nous marchons est sa dissimulation et son amour de dominer. [...].

Billaud-Varenne dit à Robespierre : « Nous sommes tes amis ; nous avons marché toujours ensemble. » Ce déguisement fit tressaillir mon cœur. La veille, il le traitait de Pisistrate, et avait tracé son acte d'accusation. Il est des hommes que Lycurgue eût chassé de Lacédémone sur le sinistre caractère et la pâleur de leur front, et je regrette de n'avoir plus vu la franchise ni la vérité céleste sur le visage de ceux dont je parle.

Quand les deux Comités m'honorèrent de leur confiance, et me chargèrent du rapport, j'annonçai que je ne m'en chargeais qu'à condition qu'il serait respecteux pour la Convention et pour ses membres ; j'annonçais que j'irais à la source, que je développerais le plan ourdi pour saper le gouvernement révolutionnaire ; que je m'efforcerais d'accroître l'énergie de la morale publique. Billaud-Varenne et Collot d'Herbois insinuèrent qu'il ne fallait point parler de l'Être suprême, de l'immortalité de l'âme, de la sagesse : on revint sur ces idées, on les trouva indiscrètes, et l'on rougit de la Divinité. [....]. Ainsi, l'on m'avait condamné à ne vous point parler de la Providence, seul espoir de l'homme isolé, qui, environné de sophismes, demande au ciel et le courage et la sagesse nécessaires pour faire triompher la vérité.

Si l'on réfléchit attentivement sur ce qui s'est passé dans votre dernière séance, on trouve l'application de ce que j'ai dit ; l'homme [Robespierre], éloigné du comité par les plus amers traitements, lorsqu'il n'était plus composé, en effet, que de deux ou trois membres présents, cet homme se justifie devant vous ; il ne s'explique point, à la vérité, assez clairement, mais son éloignement et l'amertume de son âme peuvent excuser quelque chose : il ne sait point l'histoire de sa persécution ; il ne connaît que son malheur. On le constitue en tyran de l'opinion : il faut que je m'explique là-dessus, et que je porte la flamme sur un sophisme qui tendrait à faire proscrire le mérite. Et quel droit exclusif avez-vous sur l'opinion, vous qui trouvez un crime dans l'art de toucher les âmes ? Trouvez-vous mauvais que l'on soit sensible ? [...]. Un tyran de l'opinion ? Qui vous empêche de disputer l'estime de la patrie, vous qui trouvez mauvais qu'on la captive ?

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Ci-dessus, de gauche à droite : Georges Couthon ; Pierre-Louis Prieur, dit Prieur de la Marne.

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Ci-dessus, de gauche à droite : Robert Lindet (1746-1825,) ; André Jeanbon Saint-André (1749-1813).

Il devait arriver que le gouvernement s'altèrerait en se dépouillant de ses membres. Couthon est sans cesse absent ; Prieur de la Marne est absent depuis huit mois ; Saint-André est au Port-la-Montagne ; Lindet est enseveli dans ses bureaux ; Prieur de la Côte-d'Or dans les siens ; moi j'étais à l'armée ; et le reste, qui exerçait l'autorité de tous, me paraît avoir profité de leur absence. [...].

Imaginez que cette altération eût continué ; que Paris eût été sans état-major et sans magistrats ; que le tribunal révolutionnaire eût été supprimé ou rempli des créatures de deux ou trois membres gouvernant absolument : votre autorité en eût été anéantie.

Une seule chose eût encore gêné ces membres ; c'étaient les Jacobins, qu'ils appellent la tyrannie de l'opinion ; il fallait donc sacrifier les hommes les plus influents de cette société.

Car, en même temps que Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois ont conduit ce plan,ils ont manifesté depuis quelque temps leur haine contre les Jacobins ; ils ont cessé de les fréquenter et d'y parler.

S'ils avaient réussi, tandis que la majorité du comité était plongée dans les détails, quelques hommes régnaient ; ils n'avaient plus à craindre les orages incommodes, et jouissaient de la réputation et de l'autorité exclusives.

Il a donc existé un plan d'usurper le pouvoir, en immolant une partie des membres du comité, et en dispersant les autres dans la République, en détruisant le tribunal révolutionnaire, en privant Paris de ses magistrats. Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois sont les auteurs de cette trame. [...].

Je pense que vous devez à la justice et à la patrie d'examiner ma dénonciation. [...].

Je ne conclus pas contre ceux que j'ai nommés : je désire qu'ils se justifient, et que nous devenions plus sages.

Je propose le décret suivant :

« La Convention nationale décrète que les institutions qui seront incessamment rédigées, présenteront les moyens que le gouvernement, sans rien perdre de son ressort révolutionnaire, ne puisse tendre à l'arbitraire, favoriser l'ambition, et opprimer ou usurper la représentation nationale. » (7)

À ce moment, Tallien intervient :

« Hier un membre du gouvernement [Robespierre] s’en est isolé et a prononcé un discours en son nom particulier ; aujourd’hui, un autre fait la même chose… Je demande que le rideau soit entièrement déchiré ! » (8)

« Billaud-Varenne bondit: « Je m'étonne de voir Saint-Just à la tribune après ce qui s'est passé. Il avait promis aux deux Comités de leur soumettre son discours avant de le lire à la Convention et même de le supprimer, s'il leur semblait dangereux... » Le Bas tente d'intervenir; on ne le laisse pas parler. Billaud s'en prend maintenant à Robespierre et, lorsque celui-ci veut répondre, les cris de « A bas le tyran! » couvrent sa voix. Quant à Saint-Just, Barras écrira, résumant tous les témoignages: « Immobile, impassible, inébranlable, il semblait tout défier par son sang-froid. » Il ne dit plus un mot, il ne lutte pas. Aujourd'hui qu'il ne s'agit que de survivre, il se contente de regarder. » (9)

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Ci-dessus : Raymond-Quinsac Monvoisin (1794-1870). Séance du 9 thermidor. Musée de la Révolution française à Vizille. Cf. L'histoire par l'image : « Au pied de la tribune des orateurs, au centre du tableau, Robespierre entouré de Saint-Just, de Couthon et de Lebas se défend contre les accusations portées contre lui par un groupe de députés dont les meneurs sont Collot d’Herbois, président de la séance, Vadier, intriguant dans l’ombre sur la gauche du tableau, Billaud-Varenne, Tallien et Fouché. Utilisant l’architecture de la salle des séances de la Convention nationale au palais des Tuileries, le peintre a isolé dans l’hémicycle le groupe central – Robespierre et ses fidèles – des autres conventionnels. Adossés à la tribune, les accusés luttent tragiquement contre des députés véhéments et accusateurs, mais également effrayés par les personnages contre lesquels se déchaîne leur courroux ». Raymond-Quinsac Monvoisin représente ici Saint-Just coiffé de son chapeau de représentant du peuple dans les départements et auprès des armées.

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Ci-dessus : Saint-Just, revêtu de son costume de représentant du peuple. Détail d'une lithographie de F. C. Wentzel à Wissembourg. Bernasconi aîné, éditeur. BnF, Estampes, BN/69876.

Après un moment de débat tumultueux, Maximilien Robespierre, Augustin Robespierre, son frère, Lebas, Couthon et Saint-Just sont déclarés d'arrestation. Saint-Just remet le texte de son discours à l'assemblée. Les cinq hommes se trouvent conduits ensuite au Comité de sûreté générale.

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Ci-dessus : aux Tuileries, au fond à droite, sur la façade sud de l'hôtel de Brionne, entrée du Comité de sûreté générale. L'hôtel de Brionne a été démoli en 1811.

Pendant la nuit, le général Hanriot, envoyé par la Commune de Paris pour les délivrer, se trouve arrêté lui aussi et enfermé avec Robespierre et les siens.

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Ci-dessus : Jean Joseph Weerts (1847-1927). La nuit du 9 au 10 thermidor. 1897. Saint-Just se trouve représenté debout, de profil, au centre de la toile. À sa droite, assis en pleine lumière, Robespierre.

Délivrés un peu plus tard par les troupes de la Commune, Maximilien Robespierre, Augustin Robespierre, Lebas, Couthon et Saint-Just passent la nuit à l'Hôtel de ville. La Commune attend de leur part des ordres qui ne viennent pas.

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Ci-dessus : François Bonneville. François Hanriot, général de division, commandant général de la garde de Paris.

Délivré lui aussi, Hanriot, on ne sait pourquoi — on a parlé d'ivrognerie —, lance ses troupes à l'assaut de l'Hôtel de ville, et non à l'assaut de la Convention. Les troupes de la Convention l'emportent au cours de la nuit sur celles de la Commune. Lors de la prise de l'hôtel de ville par les troupes de la Convention, il se cache. On le retrouve, le matin du 10 thermidor, dans un égout, ensanglanté et défiguré : il a reçu un coup de baïonnette qui lui a arraché l’œil de son orbite.

Le Bas se suicide d’une balle dans la tête. Augustin Robespierre se précipite d’une fenêtre et se brise une cuisse. Couthon, poussé dans l’escalier, a la tête fracassée. Maximilien Robespierre se tire dans la bouche un coup de pistolet ou reçoit une balle dans le visage tiré par le gendarme Merda (10). Saint-Just se rend à ses adversaires sans avoir été blessé.

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Ci-dessus : 10 thermidor an II. Amené blessé, Robespierre couché sur une table, dans l'anti-salle du Comité de salut public. Jean Duplessi-Bertaux (1750?-1819), dessinateur. Pierre Gabriel Berthault (1737-1831), graveur.

Le même jour, à 16 heures 30, Robespierre aîné, Robespierre le jeune, Saint-Just, Couthon, Le Bas, Hanriot sont conduits en charrette place de la Révolution. Les deux mourants (Robespierre le jeune et Hanriot) et un infirme, Georges Couthon (11), ont été transportés dans l’escalier de la Conciergerie ; le convoi se termine par le cadavre de Philippe François Joseph Le Bas.

Décrétés entre temps hors-la-loi, Maximilien de Robespierre, député à la Convention ; Augustin de Robespierre, député à la Convention ; Louis Antoine Léon de Saint-Just, député à la Convention ; Georges Auguste Couthon, député à la Convention ; Philippe François Joseph Le Bas, député à la Convention ; François Hanriot, général de division, et quinze autres « hors-la-loi », sont exécutés sans procès le même jour, à 18 heures quinze.

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Exécution de Robespierre et de ses complices conspirateurs contre la liberté et l'égalité : vive la Convention nationale qui par son énergie et surveillance a délivré la République de ses tyrans. Estampe anonyme.1794.
Légende de l'époque : « 1. Ci-devant garde Meubles ; 2. Entrée du ci-devant Jardin des Tuileries à la place de la Révolution ; 3. Le faubourg Saint-Germain ; 4. Sanson, l’exécuteur de Paris ; 5. Le traître Lebas qui s'est brûlé la cervelle ; 6. Le traître Couthon déjà exécuté ; 7. La tête du dit scélérat ; 8. Le traître Robespierre le jeune ; 9. Hanriot, ex-commandant de la Garde Nationale parisienne ; 10. Le tyran Robespierre l'aîné ; 11. Dumas, ex-président du Tribunal Révolutionnaire ; 12. Le scélérat Saint-Just ; 13. Lescot Fleuriot, ex-maire de Paris ; 14. Les 14 autres complices, assis sur 2 charrettes. »

Avant de monter sur l'échafaud, Saint-Just dit simplement « Adieu » à Robespierre, et il embrasse Couthon.

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1. Bernard Vinot. « La révolution au village, avec Saint-Just, d’après le registre des délibérations communales de Blérancourt ». In Annales historiques de la Révolution française, 335 | 2004, 97-110.

2. Ibidem.

3. Discours sur le choix du chef-lieu du département de l'Aisne. Saint-Just. Œuvres complètes, pp. 333-336. Gallimard. Folio-Histoire. 2004.

4. Antoine Saint-Just/Lieux/Tuileries.

5. La teneur de ce billet se trouve rapportée par Louis Blanc. On veut garder cette lettre ; Couthon la déchire », rapporte Louis Blanc in Histoire de la Révolution française, volume 11, p. 215, seule source dont nous disposions quant à la teneur de ce billet.

6. « La destinée des cadres politiques du mouvement révolutionnaire parisien, tout au moins pour ceux qui échappèrent aux exécutions et aux vagues de déportations, est très mal connue. Quelle fut leur vie ? Continuèrent-ils à se fréquenter, à s’entraider ? Les amitiés politiques qui s’étaient nouées durant la Révolution se muèrent-elles, dans l’adversité, en solidarités ? » Concernant François Vincent Le Gray, ou Legray, cf. Jean-Jacques Tomasso. « Legray, Bodson, Varlet. Amitié politique et relations privées. Deux documents inédits ». In Annales historiques de la Révolution française, 2014/2 (n° 376), pp. 179-190.

7. Discours du 9 thermidor an II. Saint-Just. Œuvres complètes, pp. 769-785. Gallimard. Folio-Histoire. 2004.

8. Cf. Bernard Vinot. Saint-Just, p. 621. Fayard. 1985.

9. Ibidem.

10. Le gendarme s'appelait, au vrai, Meda. Mais son nom s'est trouvé mal orthographié sur le procès-verbal, et l'erreur est restée.

11. Victime d'une maladie articulaire, Georges Couthon a perdu l'usage de ses jambes à l'approche de ses trente ans.

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