Christine Belcikowski

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Horizon Tiepolo

Rédigé par Belcikowski Christine Aucun commentaire

« Lunardo — Mio padre, quando ero giovane, mi diceva : vorresti vedere il Mondo nuovo ? o vorresti che ti dia due soldi ? io mi attaccavo ai due soldi. »
Lunardo — Mon père, quand j'étais jeune, m'a dit : aimerais-tu voir le nouveau monde ? Ou veux-tu que je te donne deux sous ? J'ai préféré les deux sous.
Carlo Goldoni. Les Rustres. Acte II, scène 5.

Né en 1696 à Venise, fils dernier-né d'un petit armateur qui meurt en 1697, Giambattista Tiepolo entre de bonne heure dans l'atelier du peintre Gregorio Lazzarini. Reçu en 1717 à la guilde des peintres, il quitte l'atelier de Gregorio Lazzarini et se marie en 1719 avec Cecilia Guardi, sœur de Gianantonio Guardi, Nicolò Guardi et Francesco Guardi, peintres eux aussi. Deux des fils de Giambattista Tiepolo et de Cecilia Guardi, Giandominico Tiepolo, né en 1727, peintre, et Lorenzo Baldassari Tiepolo, né en 1736, peintre et graveur, deviennent par la suite les collaborateurs et les successeurs de leur père. Les Tiepolo connaissent à Venise, Bergame, Milan, Vicence, Stra, Würzburg, Madrid, la grande carrière que l'on sait. Giambattista Tiepolo meurt à Madrid en 1770. Lorenzon Baldassari Tiepolo meurt à Madrid lui aussi en 1776. Rentré à Venise en 1770, Giandominico Tiepolo y mourra en 1804.

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Ci-dessus, de gauche à droite : autoportrait de Giambattista Tiepolo et de Giandominico Tiepolo, détail de la résidence des princes évêques Johann Philipp Franz et Friedrich Karl von Schönborn à Würzburg (Bavière) ; autoportrait de Lorenzo Baldassari Tiepolo.

Entre 1757 et 1765, Giambattista Tiepolo peint, entre deux grandes fresques, une huile sur toile intitulée Il mundo nuovo

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Ci-dessus : Giambattista Tiepolo. Il mondo nuovo. Ca 1757-1765.

« Il Mondo nuovo è uno strumento ottico di intrattenimento popolare, con cui è possibile vedere "vedute ottiche", stampate su carta e colorate a mano, retroilluminate da una candela » (1). Il mundo nuovo, c'est le nom qu'on donne dans l'Italie du XVIIIe siècle aux vues, ou vedutte ottiche, fournies dans des boîtes ou des cabines optiques équipées d'un verre lenticulaire et percées d'un ou plusieurs trous auxquels on colle son œil.

« Soit une boîte longue dont le dessus n’est qu’une gaze ou un taffetas blanc et très mince, pour laisser passer beaucoup de lumière ; l’un des petits côtés AB, porte un miroir concave, dont le foyer est à la distance F ; et sur l’autre en dedans on glisse successivement des cartons peints qui représentent des édifices, des jardins, et d’autres objets semblables ; on place l’œil vis-à-vis d’un trou, qui est percé à jour dans le même côté de la boîte, un peu au-dessus des cartons. Ce petit spectacle deviendra encore plus divertissant, si l’on met au trou un verre lenticulaire, dont le foyer soit à peu près au milieu de la longueur de la boîte ; car ce verre ne manquera pas d’amplifier les images et de les distancer. » (2)

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Ci-dessus : William Hogarth (1697-1764). Southwark Fair, détail. 1733.

« C’est au Siècle des Lumières que cette invention se répand dans les salons et les cabinets de physique, devenant une récréation savante dont sera friande la bonne société bourgeoise et aristocratique du temps, avide de s’initier aux curiosités scientifiques qu’expliquent des vulgarisateurs scientifiques. »

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Ci-dessus : image anonyme, Venise.

« Mais une telle distraction n’était pas seulement réservée à l’aristocratie. C’était surtout un spectacle de rue pour le peuple, bourgeois des villes ou paysans des campagnes, qui n’avaient pas les moyens de voyager, de voir le monde au-delà des remparts de leur ville ou des limites de leur village, en quelque sorte « un Grand Tour », si à la mode, un désir d’ailleurs mis à la portée des moins riches. » (3)

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Ci-dessus : Giovanni Michele Graneri (1708-1762). Mondo nuovo. Ca 1760. Museo Nationale del Cinema. Turin.

Carlo Osvaldo Goldoni, le grand auteur dramatique, qui est né à Venise et qui y a vécu jusqu'en 1762, a été témoin du succès de la machine qui « étale devant vos yeux des merveilles par la magie de miroirs optiques et vous fait prendre des vessies pour des lanternes. Les inventeurs multiplient ces machines sur la Place, et le peuple comme fou pendant le Carnaval, se presse tout autour pour regarder. Pour un sou, on s’amuse, on s’esclaffe, on voit des batailles et des ambassadeurs et des régates, des reines, des empereurs. » (4)

En 1757, Giandominico Tiepolo peint à son tour Il mundo nuovo à la villa Valmarana, à Vicence.

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Ci-dessus : Giandominico Tiepolo. Il mondo nuovo. Fresque peinte à la villa Valmarana, à Vicence. 1757.

En 1791, alors que Giambattista Tiepolo est mort depuis 1770, Giandominico Tiepolo, son fils, peint encore une fois Il mundo nuovo sur un mur de la villa familiale, située à Zianogo, dans la commune de Mirano, près de Venise.

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Ci-dessus : circa 1900, villa Tiepolo à Zianogo.

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Ci-dessus : Giandominico Tiepolo. Il mondo nuovo. 1791. Fresque transférée en 1906 au palais-musée Ca' Rezzonico à Venise.

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Mis en œuvre par trois fois entre 1757 et 1791, commun à Giambattista Tiepolo, le père, et à Giandominico Tiepolo fils, le motif du Mondo nuovo, en vertu justement de son traitement itératif, témoigne du jeu partagé d'une pensée qui porte, chez ces deux Vénitiens, tout à la fois sur l'art et sur l'avenir de la république de Venise.

Les trois versions d'Il mondo nuevo montrent par effet de mise en abîme comment, relativement au désir de voir, il en va des images de la peinture comme de celles des vedute ottiche : elles procèdent semblablement d'un art d'illusion. Et cependant que le spectateur du tableau ou celui de la vedute d'ottica colle son œil à la fenêtre d'illusion, il se détourne de l'horizon de significativité à partir duquel le monde présent a réalité ou sens. « Quand le sage désigne la lune », dit le proverbe chinois, « l'imbécile regarde le doigt ». Ce proverbe chinois trouve chez les Tiepolo une sorte de justification tordue.

Mais les trois versions d'Il mondo nuevo montrent aussi par effet de distanciation comment, nous autres, spectateurs de ces trois tableaux, sommes possiblement placés dans la situation du sage qui, cependant que les autres regardent le doigt plutôt que la lune, ou la fenêtre d'illusion plutôt que l'horizon, persiste à désigner la lune ou ladite ligne d'horizon.

Il y a possiblement une part de mélancolie dans le double régime du regard auquel Giambattista Tiepolo, le père, et Giandominico Tiepolo, le fils, nous convient à l'endroit du mondo nuovo. De quel mondo nuovo s'agit-il ? Du mondo nuovo plein d'images, de figures d'illusion ? Ou du mondo nuovo, manifestement vide de toute espérance, qui s'annonce à l'horizon du temps qui vient ?

« Le ciel de ce pays est le plus beau du monde, d'un bleu, tendre avec des nuages d'un gris léger, vaporeux et argentin, qui se marie admirablement avec le vert de la mer qui est un peu céladon », dit Jérôme de La Lande (1732-1807) dans Voyage d'un Français en Italie fait dans les années 1765 et 1766. Mais aucun futur ne s'y profile dans la peinture des Tiepolo, aucun futur autre que celui de la peinture atmosphérique.

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Ci-dessus : Giambattista Tiepolo. Le Chanteur.

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Ci-dessus : Giambattista Tiepolo. Le Charlatan.

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Ci-dessus : Giambattista Tiepolo. Le triomphe de Pulcinella.

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Ci-dessus : Giandominico Tiepolo. Pulcinella.

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Ci-dessus : Giandominico Tiepolo. Carnaval, ou Le Menuet. 1754-1755.

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Ci-dessus : Giandominico Tiepolo. Carnaval, ou Le Menuet, détail.

Au XVIIIe siècle, six mois par an, Venise s'adonne à son Carnaval et à ses vedute d'ottica. Pour les esprits rationalistes du XVIIIe siècle, le « Nouveau Monde », envahissant Venise sous forme d’une boîte magique remplie de décors et d’histoires fantastiques est l’emblème de l’illusion dans laquelle les popolani se trouvent, selon eux, volontairement maintenus. […]. La liberté vénitienne ne serait donc que ce « Nouveau Monde », invitation au voyage, mais illusoire, révélateur d’enfermement et d’immobilisme. Le gouvernement utiliserait le Carnaval pour libérer les énergies des groupes populaires en leur accordant un semblant de pouvoir. Ce serait là sa fonction première. » (5)

Cependant, sur fond de paysage atmosphérique au-dessus du Carnaval de Giandominico Tiepolo, une statue se dresse, dont le visage demeure hors cadre. La Némésis, figure vainement prémonitoire du temps qui vient ?

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Ci-dessus : entrée des troupes de Napoléon Bonaparte dans Venise en mai 1797.

Le 12 mai 1797, Venise se rend à Napoléon Bonaparte. Le Doge abdique, le Conseil est dissous. Les Français proclament l'avénement d'un nouveau gouvernement. C'est la fin de la Sérénissime, dont l'indépendance remontait à plus d'un millénaire...

Sic transit gloria mundi... la gloire d'un monde qui n'était pas nuovo. Une histoire qui donne à penser.

1. Carlo Alberto Minici Zotti, à propos d'Il Mondo Nuovo. In Le meraviglie della visione dal '700 alla nascita del Cinema. Mazzotta. Milano. 1988.

2. Abbé Nollet. Leçons de physique expérimentale. Tome 5, pp. 537-538, p. 592. Chez Hippolite Louis Guérin et Louis François Delatour. Paris. 1761.

3. Cité par Claude Lamboley, in Les Peepshows. Distractions de salons, spectacles de rue et jouets d’enfant. Académie des Sciences et Lettres de Montpellier. 2018.

4. Jérôme de La Lande (1732-1807). Voyage d'un Français en Italie fait dans les années 1765 et 1766. Tome 7. Verdon Éditeur. 1770.

5. Françoise Decroisette. Venise au temps de Goldoni, pp.169-170. Hachette. 1999.

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