Sagesse d’un Louis Racine. Quand le soleil couchant, si beau, dorait la vie

Sagesse d’un Louis Racine, je t’envie !
Ô n’avoir pas suivi les leçons de Rollin,
N’être pas né dans le grand siècle à son déclin,
Quand le soleil couchant, si beau, dorait la vie,

Quand Maintenon 1« Femme illustre, femme vraiment chrétienne », dit l’épitaphe, composée par l’abbé de Vertot sur la pierre tombale de Madame de Maintenon, née Françoise d’Aubigné (1635-1719), gouvernante des enfants naturels de Louis XIV, puis épouse de ce dernier, connue pour sa dévotion et l’austérité de ses mœurs. jetait sur la France ravie
L’ombre douce et la paix de ses coiffes de lin,
Et royale abritait la veuve et l’orphelin,
Quand l’étude de la prière était suivie,

Quand poète et docteur, simplement, bonnement,
Communiaient avec des ferveurs de novices,
Humbles servaient la Messe et chantaient aux offices

Et, le printemps venu, prenaient un soin charmant
D’aller dans les Auteuils cueillir lilas et roses
En louant Dieu, comme Garo, de toutes choses ! 2Paul Verlaine. Sagesse. I, IX (1880).

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Ci-dessus, de gauche à droite : Louis Racine (1692-1763) ; Paul Verlaine au café François Ier, photographié le 28 mai 1892 par Dornac 3Paul François Arnold Cardon (1858-1941), dit Dornac, ou Paul Marsan, ou Pol Marsan, photographe spécialisé dans le portrait de personnalités photographiées à leur domicile ou sur leur lieu de travail..

Le 10 juillet 1873 à Bruxelles, lors d’une violente dispute, Verlaine, qui se trouve muni d’un revolver, tire sur son ami Rimbaud et le blesse. Arrêté et incarcéré, il est condamné à deux ans de prison, à la fois pour son geste et, circonstance aggravante à l’époque, pour son homosexualité. En prison, il retrouve pour un temps sa foi catholique et compose, inspirés par cette foi renaissante, les poèmes recueillis en 1880 dans Sagesse. « Sagesse d’un Louis Racine » fait partie de ce recueil.

Regrettant la mauvaise vie qui a été le sienne jusqu’alors, Verlaine exprime dans « Sagesse d’un Louis Racine » sa nostalgie d’une vie autre, d’une vita bona qui eût pu être celle de Louis Racine (1692-1763), homme sage, homme pieux, et poète. « Ce poème fait l’éloge d’un personnage qui a une foi simple et univoque, et qui se tient – malgré son siècle tourmenté – loin des polémiques » 4Guy Bevan. Jean et Louis Racine : critique et transmission. Une filiation littéraire. Mémoire de recherche sous la direction de M. Jean-François Bianco. Lettres modernes. Université d’Angers. 2016-2017.. Paul Verlaine fait de Louis Racine la figure idéalisée d’une vie et d’un siècle, le « grand siècle », dont la grâce l’eût sauvé, songe-t-il, même si, par la force du « soleil couchant », cette grâce-là hélas lui a manqué.

« Lorsque Jean Racine [le grand dramaturge] meurt en 1699, il laisse une épouse, Catherine, qui vivra jusqu’en 1732, et sept enfants : Jean-Baptiste (1678-1747), Marie-Catherine (1680-1751), Anne (1682-1739), Elisabeth (1684-1745), Jeanne (1686-1739), Madeleine (1688-1741) et Louis (1692-1763). Lorsque naît ce dernier, le 6 novembre 1692, Jean Racine est âgé de 77 ans, et vit à Port-Royal avec sa jeune famille. Il meurt le 21 avril 1699 à Paris, laissant son plus jeune fils Louis orphelin à l’âge de six ans. » 5Ibidem.

« Jean Racine a été pour ses enfants un père aimant. Il s’est chargé personnellement de l’éducation de Jean Baptiste qu’il confiait pendant ses absences à Monsieur Rollin, prenant soin de lui faire connaître et aimer les œuvres littéraires de l’antiquité et du grand XVIIe siècle. Il formait en particulier son goût dans un pieux respect des principes de morale chrétienne en littérature ». 6Ibid.

Charles Rollin (1661-1741) a été professeur de rhétorique au Plessis en 1687, professeur d’éloquence au Collège royal en 1688, recteur de l’université de Paris en 1694, et associé de l’Académie royale des inscriptions et médailles en 1701. Mais, connu pour ses sympathies jansénistes, il n’a pu entrer à l’Académie française. Il a eu cependant un immense succès comme pédagogue pendant un siècle. Il enseigne en français (et non en latin comme veulent le faire les jésuites) et à insiste sur l’enseignement de l’histoire. S’il écrit en français […], parce qu’il pense qu’il doit s’adresser à des jeunes et que ce n’est pas la peine d’ajouter une difficulté supplémentaire à ceux qui comprendront mieux un texte en français qu’en latin. Il veut s’adresser aussi aux parents : « il m’a paru avantageux de mettre tous les pères et mères mêmes, à portée de lire ce Traité sur les études, et de connaitre par ce moyen ce qu’il est nécessaire qu’on apprenne à leurs enfants » 7Philippe Cibois. « Le Traité des études de Rollin ». In La question du latin. 2010..

Louis Racine, après la mort de son père, n’a pas bénéficié de l’instruction de M. Rollin, mais il a poursuivi de solides études de droit, puis passé trois ans chez les Pères de l’Oratoire de Notre Dame des Vertus, car il projetait alors de devenir prêtre. En 1720, il compose chez les Oratoriens son premier grand texte. Il s’agit d’un poème religieux, intitulé La Grâce. Renonçant ensuite à la prêtrise, Louis Racine doit à la protection du cardinal de Fleury la charge d’inspecteur général des fermes en Provence, charge qu’il n’aime guère, qui contrarie sa vocation poétique, mais qu’il exerce par raison, parce qu’il faut bien vivre :

« Si le ciel en mon choix eût mis ma destinée,
Je n’irais point courir de bureaux en bureaux,
Vérifiant journaux, bordereaux, comptereaux. » 8Louis Racine. Lettre de M. Racine à Rousseau (29 novembre 1731). In Œuvres de J.-B. Rousseau, p.317. Lefèvre. 1820.

À la figure de Louis Racine, poète et docteur, honnête homme s’il en fut, Paul Verlaine substitue in fine celle du manant Garo, figure qu’il emprunte à Jean de La Fontaine dans « Le Gland et la Citrouille » (1668), et que Jean de La Fontaine emprunte lui-même à Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655) dans le Pédant joué (1654). Telle substitution a de quoi surprendre, même si elle témoigne d’abord, chez Verlaine qui admirait l’art de La Fontaine, d’un goût pour l’effet de pointe, dans le style gnomique. Le Mathieu Gareau de Cyrano de Bergerac est un personnage farcesque. Il parle « paysan », et, quasi rabelaisienne, la truculence de son discours fait rire. Du truculent Mathieu Gareau de Cyrano de Bergerac, reste chez le Garo de La Fontaine, le naïf. Que reste-t-il de ce naïf chez le Garo/Louis Racine de Verlaine ?

Le Gland et la Citrouille

« Dieu fait bien ce qu’il fait. Sans en chercher la preuve
En tout cet Univers, et l’aller parcourant,
          Dans les Citrouilles je la treuve.
          Un villageois, considérant
Combien ce fruit est gros, et sa tige menue
A quoi songeait, dit-il, l’Auteur de tout cela ?
Il a bien mal placé cette Citrouille-là :
          Hé parbleu, je l’aurais pendue
          A l’un des chênes que voilà.
          C’eût été justement l’affaire ;
          Tel fruit, tel arbre, pour bien faire.
C’est dommage, Garo, que tu n’es point entré
Au conseil de celui que prêche ton Curé ;
Tout en eût été mieux ; car pourquoi par exemple
Le Gland, qui n’est pas gros comme mon petit doigt,
          Ne pend-il pas en cet endroit ?
          Dieu s’est mépris ; plus je contemple
Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo
          Que l’on a fait un quiproquo.
Cette réflexion embarrassant notre homme :
On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit.
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe ; le nez du dormeur en pâtit.
II s’éveille ; et portant la main sur son visage,
Il trouve encor le Gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage ;
Oh, oh, dit-il, je saigne ! et que serait-ce donc
S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde,
          Et que ce gland eût été gourde ?
Dieu ne l’a pas voulu : sans doute il eut raison ;
          J’en vois bien à présent la cause.
          En louant Dieu de toute chose,
          Garo retourne à la maison. » 9La Fontaine. Fables, IX, 4.

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Du truculent Mathieu Gareau de Cyrano de Bergerac, reste chez le Garo de La Fontaine, le naïf. Que reste-t-il de ce naïf chez le Garo/Louis Racine, tel que l’invoque Verlaine ? Il reste le « pauvre Verlaine », tel que ce Garo/Verlaine se voit lui-même.

Du Louis Racine, poète et docteur, alliant la prière et l’étude, amoureux des lilas et des roses, au naïf Garo qui « loue Dieu de toutes choses », puis « s’en retourne à la maison », la pente toutefois ne laisse pas d’inquiéter quant à l’efficace de la foi retrouvée par Verlaine durant son séjour de prison. On sait au demeurant qu’une fois sorti de prison, après avoir enseigné diverses matières, dont le grec, le latin et le français, Verlaine verse dans la déchéance à partir de 1882 et que, mort en 1896, il deviendra par la suite une figure emblématique du poète maudit. Loin, très loin de Louis Racine.

References

References
1 « Femme illustre, femme vraiment chrétienne », dit l’épitaphe, composée par l’abbé de Vertot sur la pierre tombale de Madame de Maintenon, née Françoise d’Aubigné (1635-1719), gouvernante des enfants naturels de Louis XIV, puis épouse de ce dernier, connue pour sa dévotion et l’austérité de ses mœurs.
2 Paul Verlaine. Sagesse. I, IX (1880).
3 Paul François Arnold Cardon (1858-1941), dit Dornac, ou Paul Marsan, ou Pol Marsan, photographe spécialisé dans le portrait de personnalités photographiées à leur domicile ou sur leur lieu de travail.
4 Guy Bevan. Jean et Louis Racine : critique et transmission. Une filiation littéraire. Mémoire de recherche sous la direction de M. Jean-François Bianco. Lettres modernes. Université d’Angers. 2016-2017.
5 Ibidem.
6 Ibid.
7 Philippe Cibois. « Le Traité des études de Rollin ». In La question du latin. 2010.
8 Louis Racine. Lettre de M. Racine à Rousseau (29 novembre 1731). In Œuvres de J.-B. Rousseau, p.317. Lefèvre. 1820.
9 La Fontaine. Fables, IX, 4.