« Comment ! s’écria madame Bizot… vous avez regardé par le trou de la serrure ! et qu’avez-vous vu ? – J’ai vu l’adresse du chapelier de monsieur Drisson, car il avait pendu son chapeau à la clef de la porte. »
Ce drôle d’échange auquel se livrent dans Le Magnétiseur madame et monsieur Bizot servira ici d’apologue à la partie ariégeoise du roman vrai de Frédéric Soulié.
De son Ariège natale l’écrivain a vu et célébré les routes qui courent droit et les sentiers qui bifurquent ; la surprise des collines dans lesquelles on se perd ; le pittoresque des petites cités, Saverdun, Pamiers, Mirepoix, Lavelanet ; le charme des châteaux, amènes comme celui du Secourieu, inquiétants comme celui de Terride ; la superbe des montagnes « et celle des glaciers » dont l’air tue ceux qui ne sont pas nés puissants ». Il ouvre à propos de cette Ariège-là des vedute curieuses qui invitent le lecteur à se perdre à son tour dans le vaste paysage d’une contrée qui parle à l’âme, et cependant l’égare en la reconduisant à la pensée de ce qui est depuis toujours plus grand, plus fort que soi. L’impassible nature… La nature cruelle comme la loi de Lacédémone…
Mais par effet de conséquence inverse, diktat de l’horizon ou réponse pulsionnelle au diktat en question, l’auteur se trouve renvoyé, et nous lecteurs avec lui, à l’échelle du trou de serrure par lequel l’enfant tente de voir… ou plutôt de vérifier le fantasme qu’il nourrit de façon archaïque, celui de la « scène primitive », autrement dit celui du rapport sexuel dont un jour il est né, rapport dont Freud dit qu’il peut être interprété par l’enfant « comme un acte de violence, voire de viol, de la part du père à l’endroit de la mère. » 1Elisabeth Roudinesco et Michel Plon. Dictionnaire de la psychanalyse, p. 1389. Paris, Fayard, coll. « La Pochothèque ». Paris. 2011.
Il s’en suit que l’œuvre de Frédéric Soulié déploie partout et de multiples façons, à la fois une esthétique de l’espace, de la liberté de chevaucher dans des paysages pleins d’air, ou plus tard de se rendre à la campagne le dimanche par le train du matin, et une sorte d’esthétique de la clôture, qui est celle de la vue interdite, du regard par le trou de la serrure. Le cadre se resserre alors à la dimension d’un tiroir, d’un médaillon, d’une lettre, d’une chanson – Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? -, ou encore de quelques vers sérieux…
Mais Monsieur Drisson, le jeune magnétiseur, « avait pendu son chapeau à la clef de la porte. »
Autant dire qu’à regarder par le trou de la serrure, comme fait l’enfant curieux des choses du sexe, on ne voit jamais rien d’autre que « l’adresse du chapelier » de ce petit monsieur Drisson qui, en vertu d’une cause facile à deviner, « pend à la clef son chapeau ». La porte est fermée à clé ; la serrure, occultée par le chapeau. Rideau ! Quelque chose fait donc, et veut ainsi, que le secret demeure chaque fois forclos.
Il est clair, remarque ailleurs Georg Wilhelm Friedrich Hegel à propos de la scène de l’entendement, que « derrière le rideau, qui doit recouvrir l’intérieur, il n’y a rien à voir, à moins que nous ne pénétrions nous-mêmes derrière lui, tant pour qu’il y ait quelqu’un pour voir que pour qu’il y ait quelque chose à voir » 2Hegel. Phénoménologie de l’esprit. 118. B.. Or, concernant le quand, comment, pourquoi de sa propre conception, il n’est aucun d’entre nous qui puisse s’être trouvé là « pour voir », et qui ait fait ainsi « qu’il y ait quelque chose à voir. »
Puisqu’il qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais là « rien à voir », l’écrivain, mu toujours par la curiosité douloureuse de l’enfant inquiet du secret de sa filiation, se trouve contraint d’imaginer ce « rien-là », partant, de se livrer au supplice sans fin du tourniquet à fantasmes.
Il en tire une œuvre variable aussi bien que l’Euripe – Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant – ; et, d’un roman l’autre, forcément, jamais la porte ne s’ouvre, et jamais le secret de l’Ariège ne se révèle à l’Ariégeois mal-aimé, ou plutôt à celui qui, en vertu justement du caractère inassouvi de son désir d’Ariège, demeure Ariégeois quand même.
Ariégeois ou mounfort, quiconque a lu Frédéric Soulié, constatera qu’il y a dans la poursuite de ce désir contrarié un puissant ressort littéraire, un souffle ! raison d’une œuvre placée sous le signe fatal de « l’air qui descend des glaciers. »