Le mariage de François Melchior Soulié et de Jeanne Marie Baillé. Une autre version du même drame

« Ma naissance rendit ma mère infirme. Elle quitta ma ville natale quelques jours après ma naissance, et, bien que je sois retourné souvent dans mon département, et à quelques lieues de Foix, je n’ai jamais revu cette ville. Je demeurai avec ma mère dans la ville de Mirepoix jusqu’à l’âge de quatre ans. Mon père était employé dans les finances et sujet à changer de résidence. Il me prit avec lui en 1804. En 1808, je le suivis à Nantes… »

Le drame familial s’est noué dans les derniers jours du mois de décembre 1800, « quelques jours à peine après la naissance » du petit Melchior Frédéric Soulié. Quoique laissée infirme par cette naissance, ou parce que laissée infirme par cette naissance, Jeanne Marie Baillé, épouse Soulié, quitte Foix, son mari, et retourne à Mirepoix dans sa famille, embarquant avec elle ses deux enfants. Frédéric déclare qu’il n’a jamais vu sa ville natale. Il signale par là qu’après son départ, i.e. depuis les derniers jours de l’année 1800, sa mère ne l’a jamais ramené à Foix. Elle a donc abandonné le domicile conjugal de façon définitive. Quatre ans plus tard, à la fin de l’année 1804, alors qu’elle et ses enfants vivent à Mirepoix, son mari se présente, et on ne sait dans quelles conditions, il emmène le petit Melchior Frédéric, tandis que la petite Antoinette reste avec sa mère. C’est le point culminant du drame. On n’en connaît pas le sens : les deux parents se partagent-ils les deux enfants – chacun son enfant ? Abandonnant Antoinette Françoise Fanny à la mère, le père enlève-t-il Melchior Frédéric ? Gardant Antoinette, la mère abandonne-t-elle Melchior Frédéric au père ?

« Dans tout ce qui se passait autour de moi, j’étais volontiers comme le volant que de vigoureux joueurs se renvoient l’un à l’autre, mais qui doit finir par rester à terre comme un hochet inutile, tout meurtri et tout déplumé. » 1Frédéric Soulié, La maison n° 3 de la Rue de Provence, p. 308, Michel Lévy Frères, 1858.

Ainsi parle l’un des doubles de Frédéric Soulié dans le roman intitulé La Maison n° 3 de la rue de Provence. Il s’agit là d’une adresse parisienne qui fut un certain temps celle de l’écrivain.

Lorsque Frédéric Soulié dit « Ma naissance laissa ma mère infirme », il suggère que l’arrachement à cette dernière constitue pour lui en 1804 le châtiment du crime d’être né. L’enfant vit alors, de façon à peine moins cruelle, le sort qui fut avant le sien celui de Jean Jacques Rousseau : « Je coûtai la vie à ma mère », déclare Rousseau dans les Confessions, « et ma naissance fut le premier de mes malheurs. »

Jeanne Marie Baillé, la mère du petit Frédéric ne meurt pas, mais l’enfant la perd tout de même. Et il ne peut sans doute pas se protéger du sentiment qu’après l’avoir laissée infirme, ce n’est pas elle, la mère, qui l’abandonne, mais lui, l’enfant criminel né, qui la quitte. Il se fera donc par la suite, dans le droit fil de son statut d’enfant criminel né, le mémorialiste du Diable, en tout cas l’auteur des célèbres Mémoires du Diable.

Nous ne savons rien de la nature ni du degré de gravité de l’infirmité infligée à Jeanne Marie Baillé par la naissance du petit Frédéric. Celle-ci la poursuivra néanmoins des années durant, et, après 1812, ni le nom ni la signature de Jeanne Marie Baillé ne figurent plus dans aucun document relatif à l’administration de la maison de la rue Courlanel, bien que la même Jeanne Marie Baillé ait continué d’y vivre jusqu’à sa mort, survenue le 27 septembre 1827.

François Melchior Soulié, qui était en 1800 conseiller municipal à Mirepoix, aurait dû ou pu rejoindre son épouse rue Courlanel, après que celle-ci eut quitté Foix. Il n’en a rien fait. Jean Antoine Barthélémy Baillé, en revanche, vient de temps à autre visiter sa sœur malade. Frédéric Soulié s’en souvient dans l’un de ses Contes pour les enfants :

« Je me souviendrai toujours de l’accueil respectueux que lui faisaient tous nos parents, qui se levaient à son arrivée, de son entrée dans le salon, de ce salut amical et supérieur, dont il répondait à chacun en allant vers ma mère, à qui il disait affectueusement :

– Bonjour, ma sœur ! Toujours malade ?

Ma mère lui serrait la main et lui répondait par un sourire. Puis, à partir de ce moment, après quelques mots graves échangés avec ses frères, nous, petits enfants, qui ne savions encore que l’aimer, nous réclamions notre oncle Baillé. Il nous appartenait jusqu’au souper ; car, après le souper, c’était l’heure des entretiens d’affaires, et l’on nous envoyait coucher. Nous qui savions cela, nous nous emparions de lui, et nous usions de la bonté de notre oncle ; nous en avons quelquefois abusé. Il nous suivait alors et nous descendions tous à la cuisine, non pas une cuisine comme celle que vous avez chez votre maman, mais une immense cuisine, avec une cheminée haute de plus de six pieds, large comme une large alcôve et ayant à ses côtés un banc de chêne bruni sous lequel dormait le petit chien qui servait de tournebroche. La servante, ma vieille Jeannette, venait saluer d’abord notre oncle Baillé, qui s’informait soigneusement du souper ; puis, après avoir fait ajouter ou changer quelque chose au menu, il s’asseyait sur un large fauteuil de bois sculpté, que nous traînions jusqu’auprès du feu, et aussitôt les cris : Une histoire ! une histoire ! se faisaient entendre. » 2Frédéric Soulié, Contes pour les enfants, p. 91 sqq., Michel Lévy Frères, 1859.

Pourquoi derechef, au lendemain d’un accouchement éprouvant, Jeanne Marie Baillé quitte-t-elle précipitamment et pour toujours le domicile conjugal fuxéen ? Il s’agit là de ce que Frédéric Soulié nommera plus tard un « drame inconnu », l’un de ceux qui se déroulent dans le secret des familles ou dans celui des alcôves. La jeune femme qui meurt d’ennui auprès d’un mari raisonneur, autoritaire, jaloux, voire violent, fait partie des personnages récurrents dans l’œuvre de Frédéric Soulié. Frédéric Soulié romancier s’ingéniera par la suite à imaginer toutes les variantes imaginables de ce drame inconnu.

Son œuvre est peuplée de jeunes femmes mal mariées, malheureuses, victimes innocentes d’un mari sans cœur, ou persécutées parce qu’elles l’ont trompé, ou encore violées par quelque soudard, puis enceintes, fuyant dans la nuit d’hiver afin d’aller accoucher ailleurs d’un enfant panique ; finalement rendues folles au point d’en perdre la mémoire, de ne plus savoir qu’elles sont mères, ou encore de haïr l’enfant malvenu. En termes d’histoire littéraire, c’est là ce qu’on appelle le roman frénétique. Le premier Balzac s’illustre aussi dans ce genre, qui relève du romantisme noir. Frédéric Soulié constitue un maître du genre.

Mais s’agit il pour lui seulement d’un genre ? Le premier texte que publie Frédéric Soulié, un long poème au ton pathétique, s’intitule « La Folle de Bedlam ». Inspiré par une gravure d’Horace Vernet, il raconte l’histoire d’une femme qui a perdu la raison parce que l’homme qu’elle aime ne revient pas. Cet homme est mort. Le contexte historique compte moins ici que l’évocation de la folie. Frédéric Soulié, de façon qui semble relever de l’intime, multiplie tout au long de son œuvre les portraits de femmes naguère jeunes et belles, aujourd’hui brisées par la vie, défigurées par la folie.

Sans user de mots qui blessent, Frédéric Soulié, dans le texte rédigé à l’intention du Biographe, fait état de la séparation brutalement survenue au lendemain de sa naissance entre Jeanne Marie Baillé et François Melchior Soulié, ses parents. Cette séparation demeure inexpliquée. Elle se répète toutefois sur le mode palimpseste dans chacun des ouvrages de Frédéric Soulié.

Il se trouve que François Melchior Soulié, père de [Melchior] Frédéric Soulié évoque le drame de ladite séparation dans un recueil de vers signé Melchior Soulié, composé et publié par ses soins en 1840, soit sept ans avant la mort de son fils, suivie cinq mois plus tard de la sienne propre. Intitulé Quelques vers sérieux, ce recueil est dédié « A Frédéric Soulié », et assorti de l’exergue suivante :

« Le nom très roturier que t’a transmis ton père
N’avait qu’un titre, un titre héréditaire ;
C’est celui de la probité,
Brevet d’oubli sur cette triste terre.
C’est toi qui, le parant d’un laurier littéraire,
L’arrachas à l’obscurité. »

Dans le poème intitulé « Une vie d’honnête homme », [François] Melchior Soulié évoque les malheurs d’un homme trahi, trahi par l’amour, trahi par l’amitié, trahi par la politique, trahi par son corps même, victime, dit-il, de « ce drame insensé qu’on appelle la vie » :

« A qui tout appartient, honneurs, pouvoir, richesse.
Elle est belle pour vous ; délicieux séjour,
Ce monde pour vous seuls n’a que des jours d’ivresse.
La vie ! aimez-la bien, je ne puis l’aimer, moi.
Telle qu’on me la fit, c’est un présent funeste,
C’est l’arrêt d’un destin dont je subis la loi ;
Toujours je la dédaigne et par fois la déteste.
Oui, je préférerais n’avoir pas existé.
Cette paix du néant que le sort m’a ravie,
Oui, je l’aimerais mieux que d’avoir assisté
A ce drame insensé qu’on appelle la vie.
Oh ! lorsque dans mon sein mon jeune cœur bondit,
Avec charme agitant mon âme solitaire,
Et lorsqu’un cœur de femme à mon cœur répondit,
Je crus que le bonheur habitait sur la terre.
Mais regardez l’éclair qui sillonne le ciel !
Un plus sombre horizon suit sa flamme éphémère.
Ainsi l’amour m’offrit quelques gouttes de miel,
Pour rendre de mes jours la coupe plus amère.
Pourquoi faut-il, hélas ! qu’un front plein de candeur,
Un céleste regard, un corps rempli de charmes,
Soient un masque de l’âme et cachent sa laideur,
Pour qu’un amour trompé s’éteigne dans les larmes ?
Trahi, désenchanté, dans mon cœur neuf encor
L’amitié se glissa comme une douce flamme !
Il me parut si beau ce rare et libre accord !
Deux hommes, deux amis semblaient n’avoir qu’une âme.
Nous marchions dans la vie en nous donnant la main,
Et nous sentions ainsi doubler notre courage ;
Comme deux voyageurs, dans un rude chemin
L’un sur l’autre appuyés, tiennent tête à l’orage.
A l’ami malheureux quand je servis d’appui,
Je prodiguai mon or, j’aurais donné ma vie.
Mais bientôt, à mon tour, malheureux comme lui,
Je vis par un ingrat mon amitié trahie.
Alors du monde entier je voulus m’isoler.
Je le voulus en vain ; l’exil et le silence
Aigrirent mes ennuis, loin de les consoler,
Et, malgré moi, le monde emporta la balance.
De l’homme quel est donc le bizarre destin ?
Ce qui fit son amour bientôt fera sa haine ;
Il renverse le soir l’idole du matin,
Il se rit de l’hymen et portera sa chaîne.
Et moi pourtant, tout fier d’écouter la raison,
Je ne prétendis point que ma femme fut belle,
Et qu’elle eut tout l’éclat de la jeune saison ;
Je voulus avant tout une épouse fidèle.
D’obtenir ce trésor on a beau se flatter…
A la fidélité trop heureux qui peut croire.
Je n’aspirais, hélas ! qu’au bonheur d’en douter,
Et n’ai pu remporter cette triste victoire.
Ainsi l’hymen souvent perd son bel avenir ;
Ainsi quand des enfants, à leurs jeunes caresses
Mêlent le nom de père, un fatal souvenir
D’un malheureux époux vient glacer les tendresses
Bientôt, pour m’accabler de toute sa rigueur,
Le sort ouvre l’arène aux troubles politiques,
Et me lance au milieu des partis en fureur,
Ajoutant des fléaux aux chagrins domestiques.
Je crus que la prudence était une vertu ;
Et lorsqu’un peuple entier fit éclater sa rage,
Ainsi que le roseau par l’aquilon battu,
Je fléchis, espérant échapper à l’orage.
Mais j’appris, dans les fers expiant mon erreur,
Qu’en ces jours de délire et de guerre civile,
Lois, justice, raison, sont des mots sans valeur,
Et que le plus prudent n’est pas le plus habile.
Et lorsque avec les ans s’accrurent mes ennuis,
La vieillesse accourut, amenant avec elle
Et les jours douloureux et les mortelles nuits,
Et mille maux enfin son cortège fidèle.
L’esprit avait souffert, la matière eut son tour ;
Implacable bourreau, la douleur les réclame.
Tout mon être est en proie à ce cruel vautour,
Qui de l’homme à l’envi ronge le corps et l’âme… » 3Melchior Soulié, « Une vie d’honnête homme », in Quelques vers sérieux, p. 7. Imprimerie de E. B. Delanchy, Paris, 1840.

Pourquoi François Melchior Soulié, en 1798, a-t-il épousé Jeanne Marie Baillé ? Lui avait vingt sept ans le jour de son mariage, et elle trente-six ans. La différence d’âge étonne. S’agissait-il d’un mariage d’amour ? Ou plutôt d’un mariage de raison ? Mais alors de quelle raison s’agissait-il ? Même fille de Maître Géraud, la dixième de treize enfants ne pouvait être considérée comme un beau parti.

S’agissait-il d’un mariage politique ? Voyait-il en Jeanne Marie Baillé la soeur de Jean Antoine Barthélémy Baillé, notable de la Révolution à Mirepoix, compagnon de lutte du grand Gabriel Clauzel. Mais Gabriel Clauzel était alors malade, son étoile avait pâli, et il mourrait en 1804. Le temps de la Révolution semblait passé. Ce mariage, s’il était politique, arrivait trop tard.

François Melchior Soulié tentait-il par ce mariage de rester dans le sillage de Bertrand Clauzel, son cousin, qu’il admirait, et dont la carrière s’annonçait brillante ? Mais en 1798, lui, François Melchior Soulié, avait dû renoncer à poursuivre sa carrière militaire, pour cause de santé défaillante. Espérait-il se rapprocher tout de même de son cousin afin que celui-ci l’appuie dans sa nouvelle carrière ?

Epousait-il Jeanne Marie Baillé pour resserrer les liens d’amitié qu’il entretenait depuis 1791 avec ses frères à elle ? Ou l’épousait-il, lui, fils d’un avocat agent d’affaires, dans l’idée d’une possible association avec Jean Antoine Barthélémy Baillé, notaire, qui avait repris la puissante étude paternelle ?

Ou bien épousait-il Jeanne Marie Baillé pour se rapprocher géographiquement de ses oncles et tante installés à Mirepoix, Jean Soulié, avocat, ainsi que Pierre Soulié, prêtre desservant de la cathédrale de Mirepoix, et sa soeur Pauline ?

Conformément au titre de ses Quelques vers sérieux, François Melchior Soulié se flattait d’être adepte de la raison. Le « sérieux » paraît en effet dans les sermons sur la vertu, les remontrances faites aux peuples, aux riches, aux femmes, etc. François Melchior Soulié donne dans la philosophie morale. De façon plus ambivalente, lui, l’ardent républicain, revient à plusieurs reprises sur l’inconvénient de porter un nom roturier.

Entre deux sermons et diverses considérations relatives aux handicaps de la roture, il dédie à son fils écrivain un poème intitulé « Une vie d’honnête homme ». Cette vie d’honnête homme, c’est la sienne. Une vie ratée, déplore-t-il. Il évoque à cette occasion son mariage :

« Et moi pourtant, tout fier d’écouter la raison,
Je ne prétendis point que ma femme fut belle,
Et qu’elle eut tout l’éclat de la jeune saison ;
Je voulus avant tout une épouse fidèle. »

Des raisons de son mariage. François Melchior Soulié en donne au moins une ici. Inspiré peut être par la philosophie de Bentham, le choix d’une épouse résulte chez lui d’un calcul utilitariste, en l’occurrence d’un « calcul du bonheur et des peines » : si l’on veut « avant tout une épouse fidèle », mieux vaut préférer une femme laide à une jolie femme, une femme mûre à une jeunesse. Frédéric Soulié, qui a aidé à la publication des poèmes de son père, a eu forcément connaissance du calcul en question !

Derrière le François Melchior raisonneur, on entrevoit le possible jaloux. La raison du vieux François Melchior Soulié, qui parle de son mariage quarante-deux ans plus tard, n’était peut être pas aussi clairement celle du jeune François Melchior Soulié, le jour de son mariage. Elle éclaire toutefois le caractère de l’homme, honnête certes, politiquement vertueux, mais méfiant, raisonneur, sans doute autoritaire, probablement ennuyeux, en tout cas peu galant.

De l’amour, [François] Melchior Soulié note qu’il est cause d’un premier désenchantement, qui, interprété comme le signe du fatum tragique, annonce et d’une certaine façon induit la longue série des désenchantements ultérieurs. L’amour se fait ainsi, par effet d’ironie tragique, le sombre précurseur de l’horror fati :

« De l’homme quel est donc le bizarre destin ?
Ce qui fit son amour bientôt fera sa haine ;
Il renverse le soir l’idole du matin,
Il se rit de l’hymen et portera sa chaîne. »

Évoquant tour à tour le rêve – « un front plein de candeur, un céleste regard, un corps rempli de charmes » – et la réalité – « Je ne prétendis point que ma femme fut belle, Et qu’elle eut tout l’éclat de la jeune saison » -, et constatant que la réalité n’est pas la sœur du rêve, [François] Melchior Soulié, non sans aveuglement, assigne à la fidélité l’étrange statut d’alias de la jeunesse et de la beauté dans les attributs nécessaires à la femme qu’on épouse. Il y a chez cet ancien professeur, pétri d’humanités classiques et qui se dit « honnête homme » à la façon du XVIIe siècle, mutatis mutandis quelque chose de l’Alceste du Misanthrope. On sait comment l’histoire d’Alceste a fini.

« Je voulus avant tout une épouse fidèle… » Dans le cas de François Melchior Soulié et de Jeanne Marie Baillé, celui d’un couple dans lequel l’épouse est nettement plus âgée que son mari, la fidélité de l’épouse demeure supposée, de façon ingénue, ne pas devoir faire problème. Le possible d’une telle supposition éclaire là d’une lumière crue la réalité d’un déni, déni sous le prétexte de quoi une part de la féminité se trouve mévue, par là oblitérée et comme interdite.

Dans la suite d’une « Vie d’honnête homme », [François] Melchior Soulié distille une confidence troublante :

« A la fidélité trop heureux qui peut croire.
Je n’aspirais, hélas ! qu’au bonheur d’en douter,
Et n’ai pu remporter cette triste victoire.
Ainsi l’hymen souvent perd son bel avenir ;
Ainsi quand des enfants, à leurs jeunes caresses
Mêlent le nom de père, un fatal souvenir
D’un malheureux époux vient glacer les tendresses. »

Laissant ici entendre que Jeanne Marie Baillé lui a été infidèle, [François] Melchior Soulié trahit par là quelque soupçon concernant sa paternité, partant, la légitimité de ses deux enfants.

La jeune femme qui meurt d’ennui auprès d’un mari raisonneur, autoritaire, jaloux, fait partie des personnages récurrents dans l’œuvre de Frédéric Soulié. Elle finit par tromper ce mari, et les conséquences de l’adultère sont terribles : elle en meurt ou elle devient folle. On ne saura jamais si Jeanne Marie Baillé a seulement souffert des soupçons infondés d’un mari jaloux, ou si elle a rencontré, un jour, un homme plus aimable que François Melchior Soulié. Auquel cas la petite Antoinette pourrait être une enfant de l’amour. Et scénario pénible, le petit Frédéric pourrait être, lui, le fruit d’une revanche de l’époux. Glissons sur ces hypothèses triviales.

Le soupçon formulé par [François] Melchior Soulié modifie en tout cas de façon récursive le sens, ou du moins la connotation, de certains vers de la dédicace « A Frédéric Soulié » : « Le nom très roturier que t’a transmis ton père n’avait qu’un titre, un titre héréditaire ; c’est celui de la probité, brevet d’oubli sur cette triste terre » ; « La puérile vanité te disait tout bas à l’oreille : – Comme Arouet, change de nom ! 4Un temps, au début de sa carrière d’écrivain, Frédéric Soulié s’est fait appeler à Paris « Frédéric Soulié de Lavelanet ». Moins qu’à une naïve affectation nobiliaire, il faut attribuer le choix d’un tel nom, dixit publiquement Frédéric Soulié, au souci d’éviter la confusion patronymique avec Jean-Baptiste Augustin Soulié, « élégant écrivain royaliste, ami de Charles Nodier, comme lui bibliothécaire à l’Arsenal » (Cf. Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, tome 5, p. 22, Paris, Michel Lévy Frères, 2e édition, 1858). Il faut l’attribuer sans doute aussi au besoin de signifier d’où il vient et de qui il tient, i.e. de François Melchior Soulié, son père, qui était natif de Lavelanet, Ariège. Noblement tu répondis : – « Non, mon nom vient de mon père, il sera respecté » ; – « Il est, mon fils, un bonheur que j’envie, et que j’achèterais même au prix de ma vie ; c’est de pouvoir te dire au jour de mon trépas : je puis mourir, ton nom ne mourra pas. »

De la paternité, [François] Melchior Soulié donne ici la définition la plus belle et aussi la plus moderne qui soit : la paternité, c’est, indépendamment des liens du sang, la libre transmission du nom, d’où la dévolution du nom. Contrairement à l’attente naturelle du lecteur, [François] Melchior Soulié ne dit pas ici « Je puis mourir, mon nom ne mourra pas », mais « Je puis mourir, ton nom ne mourra pas ». L’ambiguïté de la deuxième personne fait qu’on ne sait s’il parle de son propre nom, ou bien du nom dévolu le 5 nivôse an IX (vendredi 26 décembre 1800) à l’enfant, afin que celui-ci puisse être le dénommé [Melchior] Frédéric Soulié, non point le fils de personne. Il ressort en tout cas de la dédicace « A Frédéric Soulié » que le père, en publiant ses propres vers, autrement dit en accédant sur le tard au statut de poète, ajoute désormais le dit statut au legs constitué par le nom, et par là reconnaît publiquement à son fils le droit d’être pleinement qui il est : Frédéric Soulié, écrivain. Juste réponse à l’incompréhension de Fanny Soulié, fille de François Melchior Soulié, soeur de [Melchior] Frédéric Soulié, qui, depuis Mirepoix, en 1840, adresse à son père l’aigre avertissement suivant : « Frédéric a maintenant quarante ans ; il serait bien temps qu’il prit un état. Écris lui, représente lui que sa jeunesse se passe, et fais tes efforts pour le décider. » 5Lettre citée par Hippolyte Castille, in Le Travail intellectuel, 15 octobre 1847.

De [François] Melchior Soulié à [Melchior] Frédéric Soulié, via la déclaration à l’état civil, puis via la dédicace de Quelques vers sérieux, l’écriture intervient par deux fois pour assurer a nihilo, ou indépendamment du lien de sang qui demeure ici improuvé, le lien de filiation. Après avoir autorisé le nouveau-né du 2 nivôse an IX (mardi 23 décembre 1800) à être l’homme nommé Melchior Frédéric Soulié, elle autorise en 1840 l’homme Frédéric Soulié à devenir l’écrivain connu sous ce nom. On ne s’étonnera pas que Frédéric Soulié ait beaucoup, longuement, douloureusement écrit. Toute l’identité à laquelle il prétend tient dans ce jeu d’écriture.

[Melchior] Frédéric Soulié, le Fils, exerçait en 1840 des fonctions importantes dans le domaine de l’édition. Il a probablement facilité la publication du recueil de [François] Melchior Soulié, le Père. Il a donc avalisé le portrait au demeurant peu flatté de cette « épouse infidèle » qui fut aussi sa mère, dont il fut séparé dès l’âge de quatre ans, et dont tout indique au fil de son œuvre qu’il l’a silencieusement aimée et qu’elle lui a désespérément manqué.

Harold March, assistant professor of french in Yale University en 1931, demeuré à ce jour le principal biographe de Frédéric Soulié 6Frédéric Soulié, jusqu’ici, n’a eu stricto sensu que deux biographes : 1. Maurice Champion, in Frédéric Soulié, sa vie, ses ouvrages, Paris, Moquet Libraire-Editeur, 1847 (biographie très sommaire, hâtivement publiée au lendemain de la mort de l’écrivain) ; 2. Harold March, in Frédéric Soulié, Novelist and Dramatist of the Romantic Period, New Haven, Yale University Press, 1931., conclut à la véracité du portrait de Jeanne Marie Baillé, tel que transmis par son époux François Melchior Soulié :

« That Jeanne Bayle [sic] was neither beautiful nor faithful is a rather graceless implication on the part of the disgruntled old man, especially as she was in her grave at the time these verses appeared ; but he seemed quite sincere in his consciousness of integrity, and his son, under whose protection the verses were published, tacitly indorsed them. » 7Harold March, Frédéric Soulié, Novelist and Dramatist of the Romantic Period, p. 11.

« Que Jeanne Bayle [sic] n’ait été ni belle ni fidèle constitue une allégation plutôt disgracieuse de la part du vieil homme désabusé, d’autant plus que Jeanne Marie Baillé était dans la tombe lorsque ces vers ont été publiés ; mais le vieil homme était, semble-t-il, tout à fait sincère dans sa conscience d’intégrité, et son fils, sous la protection duquel les vers ont été édités, les a tacitement approuvés. »

Frédéric Soulié, qui s’était initialement voulu poète, a publié en 1824 un recueil de vers intitulé Amours Françaises. Il s’agit là de son œuvre princeps. Décu par la critique, le jeune écrivain se tourne ensuite vers le théâtre et le roman. Il regrettera toutefois, à l’heure même de sa mort, de n’avoir point été reconnu comme poète.

Par effet d’ironie tragique là encore, il semble que [François] Melchior Soulié, son père, en publiant en 1840 Quelques vers sérieux, lui ait définitivement interdit ainsi de revenir à la poésie, alors même qu’il l’autorisait publiquement à se faire gloire de son statut d’écrivain.

En 1840, avec « Une vie d’honnête homme », [François] Melchior Soulié a en quelque sorte tiré un trait sur le drame inconnu qui constitue l’infracassable noyau de nuit à partir duquel ont levé les premiers poèmes de [Melchior] Frédéric Soulié. Celui-ci publiera certes en 1842 une deuxième édition des Amours Françaises, augmentée de poèmes consacrée à la liaison qu’il entretient depuis 1829 avec Madame Bossange, mais inchangée quant au sentiment de déréliction hérité de son expérience initiale.

Le père ayant rendu ici le sujet désormais intouchable, par là poétiquement forclos, le fils se trouve par suite privé de tout accès à la vérité de l’enfant, d’où renvoyé aux figures fantastiques du roman des origines 8Dans Roman des origines, origines du roman (1970), reprenant de Freud le concept de « roman familial », ou mode fantasmatique sous la détermination duquel l’enfant vit les relations familiales, Marthe Robert montre que l’art du roman n’échappe pas à ce déterminisme psychique et que tout récit témoigne d’un « roman familial » dans le jeu de figures qu’il déploie sans en élucider jamais les tenants., i.e. à l’enfer de la fiction.

References

References
1 Frédéric Soulié, La maison n° 3 de la Rue de Provence, p. 308, Michel Lévy Frères, 1858.
2 Frédéric Soulié, Contes pour les enfants, p. 91 sqq., Michel Lévy Frères, 1859.
3 Melchior Soulié, « Une vie d’honnête homme », in Quelques vers sérieux, p. 7. Imprimerie de E. B. Delanchy, Paris, 1840.
4 Un temps, au début de sa carrière d’écrivain, Frédéric Soulié s’est fait appeler à Paris « Frédéric Soulié de Lavelanet ». Moins qu’à une naïve affectation nobiliaire, il faut attribuer le choix d’un tel nom, dixit publiquement Frédéric Soulié, au souci d’éviter la confusion patronymique avec Jean-Baptiste Augustin Soulié, « élégant écrivain royaliste, ami de Charles Nodier, comme lui bibliothécaire à l’Arsenal » (Cf. Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, tome 5, p. 22, Paris, Michel Lévy Frères, 2e édition, 1858). Il faut l’attribuer sans doute aussi au besoin de signifier d’où il vient et de qui il tient, i.e. de François Melchior Soulié, son père, qui était natif de Lavelanet, Ariège.
5 Lettre citée par Hippolyte Castille, in Le Travail intellectuel, 15 octobre 1847.
6 Frédéric Soulié, jusqu’ici, n’a eu stricto sensu que deux biographes : 1. Maurice Champion, in Frédéric Soulié, sa vie, ses ouvrages, Paris, Moquet Libraire-Editeur, 1847 (biographie très sommaire, hâtivement publiée au lendemain de la mort de l’écrivain) ; 2. Harold March, in Frédéric Soulié, Novelist and Dramatist of the Romantic Period, New Haven, Yale University Press, 1931.
7 Harold March, Frédéric Soulié, Novelist and Dramatist of the Romantic Period, p. 11.
8 Dans Roman des origines, origines du roman (1970), reprenant de Freud le concept de « roman familial », ou mode fantasmatique sous la détermination duquel l’enfant vit les relations familiales, Marthe Robert montre que l’art du roman n’échappe pas à ce déterminisme psychique et que tout récit témoigne d’un « roman familial » dans le jeu de figures qu’il déploie sans en élucider jamais les tenants.