Frédéric Soulié – « On m’avait signalé comme carbonaro »

 

Ci-dessus : Jacques Louis David, Le serment des Horaces, détail, 1785.

Frédéric Soulié a été carbonaro. Je m’intéresse ici à cet engagement dont on parle peu et qu’on connaît mal, puisqu’il intéresse une société secrète dont le gouvernement de la Restauration a tout fait pour déjouer les projets, et qui n’a forcément pas laissé d’archives. Concernant l’engagement en question, on dispose seulement de quelques allusions, distillées par l’écrivain circa 1833 dans une lettre autobiographique 1On peut lire une émouvante édition cette lettre, publiée quelques jours après la mort de Frédéric Soulié, sur le Journal de Toulouse politique et littéraire du 1er octobre 1847, ou encore dans un numéro du Musée des familles daté de 1848. rédigée à la demande d’Alexandre Edouard Lemolt, directeur de la revue Le Biographe. Je me suis penchée sur ces allusions et je tente dans cet article de les éclaircir. Je les commente ici au fil de la chronologie fournie par Frédéric Soulié lui-même.

1. 1808-1815. Nantes

Je suis né à Foix (Ariége), le 23 décembre 1800. Ma naissance rendit ma mère infirme. Elle quitta ma ville natale quelques jours après ma naissance […]. Je demeurai avec ma mère dans la ville de Mirepoix jusqu’à l’âge de quatre ans. Mon père était employé dans les finances et sujet à changer de résidence. Il me prit avec lui en 1804. En 1808 je le suivis à Nantes, où je commençai mes études. En 1815 il fut envoyé à Poitiers

 

Ci-dessus : vue de l’ancienne demeure de Jean Baptiste Carrier à Nantes.

Ainsi débute la courte et sobre autobiographie que Frédéric Soulié, concède à Alexandre Edouard Lemolt dans les années 1830. On y apprend qu’après avoir vécu en Ariège jusqu’à l’âge de huit ans, le jeune Frédéric Soulié a ensuite habité Nantes pendant sept ans. L’écrivain ici ne dit rien des émotions de ses années nantaises. On trouve cependant dans Les Aventures de Saturnin Fichet ou La Conspiration de La Rouarie, roman publié en feuilleton dans Le Siècle de décembre 1846 à 1847, quelques lignes relatives au souvenir obsédant que l’ancien écolier conserve de la façade de cette vieille maison que l’on appelait encore, longtemps après les massacres de 1793, « la maison du sang » : lorsqu’il passait devant cette maison avec le domestique qui le conduisait à l’école, jamais celui-ci ne manquait de l’entraîner du côté opposé de la rue, en disant d’un ton épouvanté et comme s’il eût passé devant une tombe ou un échafaud : — Ne touchez pas à ces murs, c’est la maison de la maîtresse de Carrier. 2Frédéric Soulié, Les Aventures de Saturnin Fichet ou La Conspiration de La Rouarie, II, p. 169, édition Michel Lévy Frères, 1860.

Ce souvenir date de 1812 ou 1813. Le jeune Frédéric Soulié est âgé alors douze ou treize ans. C’est probablement aux parages de ces années-là sans doute qu’il commence de mûrir la sensibilité politique très particulière d’où résultera un peu plus tard son engagement dans la charbonnerie. François Melchior Soulié, qui a été volontaire en 1792 et qui est devenu adjudant général dans l’armée d’Italie, instruit le petit Frédéric de sa passion napoléonienne, et parallèlement de sa haine des rois. Le domestique qui conduit l’enfant à l’école lui représente, quant à lui, les méfaits de la dictature jacobine. C’est probablement à partir de cette double influence que l’étudiant Frédéric Soulié nourrira bientôt le rêve d’une république émancipatrice, qui, délivrée à la fois des tyrans royaux et des terroristes jacobins, permettrait aux Français de se doter eux-mêmes du gouvernement qu’ils souhaitent, partant, d’exercer « les droits qui sont dans leur propre existence, puisqu’ils sont libres et égaux de par Dieu et la nature, sans charte, sans patente et sans convention ».

2. 1815-1816. Poitiers

 

Ci-dessus : jadis propriété des Jésuites, ancien collège de Poitiers ; aujourd’hui lycée Henri IV.

En 1815 il [mon père] fut envoyé à Poitiers, où je fis ma rhétorique. Mon premier pas, dans ce que je puis appeler la carrière des lettres, me fit quitter le collége. On nous avait donné une espèce de fable à composer, je m’avisai de la faire en vers français. Mon professeur, qui était un séminariste de vingt-cinq ans, trouva cela si surprenant, qu’il me chassa de la classe, disant que j’avais l’impudence de présenter comme de moi des vers que j’avais assurément volés dans quelque Mercure […]. Mon père me fit quitter le collége et se chargea de me faire faire ma philosophie. Il avait été lui-même, à vingt ans, professeur de philosophie à l’Université de Toulouse, qu’il quitta pour se faire soldat en 1792. Il s’était retiré avec le grade d’adjudant général, par suite d’une maladie contractée dans les reconnaissances qu’il avait faites sur les Alpes pour l’expédition d’Italie.

Frédéric Soulié, au collège de Poitiers, a quinze ans. L’incident qui l’oppose à son professeur séminariste, est caractéristique des révoltes collégiennes du temps. Frédéric Soulié collégien se rebelle contre l’obligation de composer en vers latins, partant contre son maître séminariste. François Melchior Soulié, le père, prend ici fait et cause pour sa progéniture contre le maître. « Il est en effet frappant de considérer le nombre et le contenu des lettres adressées au président du Conseil royal de l’Instruction publique, puis au ministre en charge du même département, par les pères d’élèves exclus de leur établissement ou menacés de l’être pour cause d’insubordination, de mutinerie ou de révolte », observe Jean-Claude Caron dans Révoltes collégiennes, élites juvéniles et société post-révolutionnaire (1815-1848) 3Jean-Claude Caron, Révoltes collégiennes, élites juvéniles et société post-révolutionnaire (1815-1848), in Histoire de l’éducation, n°118, pp. 83-108, 2008..

« Placer son fils dans un collège public, même dirigé par un abbé, même pourvu d’enseignants issus du clergé, cela peut prendre, en dehors d’un aspect pratique à ne pas négliger (la proximité géographique), une signification politique », remarque encore Jean-Claude Caron. « De manière assez logique, les collèges royaux tendent à devenir, avec les facultés, des lieux de résistance à la cléricalisation de l’Université. Il n’est donc pas surprenant que les désordres collectifs qui touchent les établissements secondaires sous la Restauration soient en grande partie localisés dans ces collèges où s’agglomère une jeunesse « patriote », qui affirme plus ou moins ostensiblement son libéralisme ou son bonapartisme et, davantage encore, son voltairianisme et son anticléricalisme. Les témoignages surabondent, pour les années 1820-1830, sur le verbe et l’acte antireligieux dans les collèges royaux, avec des formes variées de réticence, et parfois de résistance, à l’enseignement et à la pratique de la religion ». 4Ibidem.

3. 1816-1821. Paris

Quelque temps après ma sortie du collége [1816], mon père fut accusé de bonapartisme et destitué. II vint à Paris, et je l’y accompagnai. J’y achevai mes études. J’y fis mon droit assez médiocrement, mais avec assez de turbulence pour être expulsé de l’École, pour avoir signé des pétitions libérales et pris une part active à la révolte contre le doyen, qui me fit expédier ainsi que mes camarades à l’École de Rennes, où nous achevâmes notre droit comme des forçats, sous la surveillance de la police. On m’avait signalé comme carbonaro. Je profitai de mon exil pour établir une correspondance entre les ventes de Paris et celles de Rennes. Mon droit fini, je rejoignis mon père à Laval, où il avait repris son emploi. J’entrai dans ses bureaux, et bientôt après dans l’administration ; j’y demeurai jusqu’en 1824, époque à laquelle mon père fut mis à la retraite pour avoir mal voté aux élections. […].

On ne sait où le père et le fils ont trouvé à se loger en 1816, lorsqu’ils s’installent à Paris. De 1816 à 1821, François Melchior Soulié tente vainement d’obtenir sa réintégration dans son ancienne fonction d’inspecteur des contributions directes. L’administration de la monarchie fraîchement restaurée n’entend pas s’encombrer d’anciens agents bonapartistes.

Melchior Frédéric Soulié, pendant ce temps, entame à l’université des études de lettres et de droit. Son père lui loue en 1820 « une chambre à l’hôtel de la Chartreuse, situé à l’extrémité du Luxembourg, au bout du jardin botanique » 5Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, tome 5, p. 14., édition Michel Lévy frères, Paris, 1853-1858.. Le jeune homme fait alors du « Luco » son quartier général. Il y retrouve quotidiennement son ami Jules Janin, et, lorsque s’ouvre à eux une allée plus tranquille, il lui lit à mi-voix les sombres élégies qu’il compose.

Ces peuples endormis dans l’oubli de leurs maux,
Et dont la servitude est encore un repos,
Impuissants à briser le joug qui les opprime,
Ces rebelles d’un jour qui n’arrivent qu’au crime,
Qu’ils apprennent enfin quels efforts, quels exploits
Du despotisme altier peuvent briser les lois.
Quand c’est le fer qui règne, et qui fait les esclaves,
La liberté devient la conquête des braves ;
Ou s’ils trouvent, pour prix de leur témérité,
La mort… eh bien ! la mort, c’est de la liberté !…
6Frédéric Soulié, André Chénier, in Amours françaises, édition de 1824, p. 147, Ladvocat Libraire, Paris.

Ci-contre : Maurice Boudot-Lamotte, Jardin du Luxembourg, 1935.

 

Jules Janin, dans son Histoire de la littérature dramatique, se souvient du poète de vingt ans :

Il me lisait, tout bas, ces choses-là dans le jardin du Luxembourg. Et comme il était, en ces moments heureux, sous ces beaux arbres, au bruit des eaux jaillissantes, parmi ce peuple de statues, plein de jeunesse et plein de force, en plein air, en pleine santé ; et comme son grand oeil noir, triste et doux, quand il disait ces choses tristes, brillait des mille feux du printemps, de la poésie et de l’espérance, on ne pouvait se défendre de sourire à ce poëte errant, d’un pas si calme et si doux, dans les fraîches allées du Luxembourg. 7Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, tome 5, p. 24., édition Michel Lévy frères, Paris, 1853-1858.

Contrairement à d’autres étudiants, toujours d’après Jules Janin, Frédéric Soulié, étudiant « plein de jeunesse et de force », a en 1820 la fête sérieuse, la dépense modeste, et les idées grandes :

Une table frugale, un pain de la veille, et des morceaux comptés, puis un verre ou deux de ce bon vin de Jurançon que but l’enfant béarnais, mêlé à la première goutte du lait maternel, voilà toute la fête de l’hôtel de la Chartreuse, et sans autre préambule aussitôt le drame commence. Un drame éloquent et très simple, entre plusieurs jeunes gens inconnus, naïfs chercheurs d’idées nouvelles, et souvent dominés par l’idée, au moment où ils se figurent qu’ils vont commander à l’idée. Où vont-ils ? à quel but? par quels sentiers ? quelle est la clarté qui les guide ?… Ils ne savent que dire ! Ils savent seulement qu’ils sont poussés à un but mystérieux, marqué par la Providence ; ils savent que la jeunesse a sa mission, et marchant dans l’ombre incertaine de tant de crépuscules, ils se disent, pour se rassurer, que l’homme, après tout, « est un être intelligent doué de liberté! » 8Ibidem, p. 15.

Ci-dessus : Gavarni, Les étudiants de Paris, in Album comique, 1839-1840.

Jules Janin, qui a connu Frédéric Soulié sur les bancs du lycée, observe que, nonobstant son pas de « poète errant » et son oeil « triste et doux » qui lui donnent un air de pierrot lunaire, son ami a eu très tôt la tête politique, et il se souvient qu’en 1818 déjà, son ami se trouvait initié « aux ventes et aux serments sur le poignard », i. e. à la charbonnerie.

Il [Frédéric Soulié] mena, dans les écoles de la Restauration, une jeunesse politique; il conspirait, le malheureux ! A l’âge où les jeunes gens s’abandonnent à des passions moins dangereuses, il appelait, à l’aide de ses dix-huit ans, toutes les violences cachées ; il s’exaltait lui-même au souvenir des anciens attentats, il savait ce qui se passait dans les ventes, et les serments qui se prêtaient sur le poignard. 9Ibid. p. 14.. […]. Qu’il ait appartenu à la plus brillante jeunesse de ce siècle, qu’il en ait partagé les violences, les rancunes et les inspirations, la chose n’est pas en doute. […]. on voyait tout de suite, à sa causerie , qu’il avait lu, avec soin, les discours du général Foy 10Maximilien Sébastien Foy, général d’empire, blessé quinze fois au cours de sa carrière, députe farouchement opposé au gouvernement de la Restauration, doué d’un puissant génie oratoire qu’il mit à l’assemblée au service principes constitutionnels et les sentiments patriotiques. et les déclamations de Benjamin Constant 11Benjamin Constant de Rebecque (1767-1830), romancier, célèbre auteur d’Adolphe, homme politique, député à partir de 1818, chef de l’opposition libérale à la Chambre, auteur de nombreux essais politiques, dont Réflexions sur les constitutions, la distribution des pouvoirs et les garanties dans une monarchie constitutionnelle en 1814 et De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, célèbre discours prononcé en 1819.. 12Ibid. p. 21.

Il s’agit là d’un pan de la vie du jeune Frédéric Soulié dont nous ignorons tout, et pour cause, puisque la charbonnerie est une organisation clandestine, étroitement cloisonnée, partant, refermée sur ses propres secrets.

Issue à la fois du compagnonnage des « Bons Cousins » charbonniers, qui s’est développé au XVIIIe siècle dans le Jura et en Franche-Comté, et de la tradition maçonne irrégulière, la Carbonaria se développe à partir de 1805 dans le royaume de Naples, puis à partir de 1815, i. e. à l’époque du Congrès de Vienne, dans l’Italie toute entière. Elle entend promouvoir une monarchie constitutionnelle libérale, et, à terme, l’unité et l’indépendance de la nation italienne. Le révolutionnaire français Pierre Joseph Briot, alias M. Saint-Edme, alias Edme Théodore Bourg, « lui-même franc-maçon du rite de Misraïm et Bon cousin charbonnier du rite du Grand Alexandre de la confiance », nommé intendant des Abruzzes au temps de l’administration bonapartiste, puis conseiller de Joachim Murat à Naples, semble avoir joué un rôle important, resté mal connu, dans la naissance de ce mouvement qui est à l’origine du Risorgimento futur.

La charbonnerie arrive incognito en France autour de 1816, dans le sillage peut-être de Pierre Joseph Briot, qui regagne la France justement cette année-là. Fondateur en 1817 de la société d’assurance Phénix, Pierre Joseph Briot, sous le couvert de cette dernière , attire en tout cas les premiers charbonniers français. Ceux-ci interviennent sans doute en quelque façon dans la conspiration, dite « complot du bord de l’eau », qui suscite à Lyon les désordres du 8 juin 1817 13Cf. Mémoire online – La conspiration du 8 juin 1817.. En 1818, Saint-Amand Bazard, Philippe Joseph Benjamin Buchez 14Après avoir obtenu son doctorat en 1825, Philippe Joseph Benjamin Buchez sera médecin, homme politique, historien et sociologue français, fondateur du journal L’Atelier., Pierre Dugied 15Retourné en 1837 dans Côte-d’Or natale, Pierre Dugied y sera médecin et notable connu pour son engagement catholique. Nicolas Joubert (fils du conventionnel Louis Joubert, et beau-frère de Saint-Amand Bazard.)) et Jacques-Thomas Flotard, tous étudiants ou commis à l’octroi, fondent, dans la mouvance de la maçonnerie, la loge irrégulière dite des « Amis de la Vérité », digne remplaçante de la Société Diablement Philosophique, fondée précédemment par les mêmes. La loge recrute parmi la jeunesse des écoles qu’elle rassemble dans le cadre d’un projet politique antiroyaliste. « Tout, sauf les Bourbons », ce mot fait la devise des Amis de la Vérité.

En 1820, la loge participe à la manifestation du 3 juin contre la loi du double vote 16Réservant le droit de vote aux plus riches, la nouvelle loi leur permet en outre de voter deux fois. Elle favorise de la sorte l’avénement d’une majorité ultra. Cf. Loi du double vote en 1820., manifestation au cours de laquelle Nicolas Lallemand, étudiant en droit, âgé de vingt-deux ans, est tué par un garde royal. Plus de quatre mille jeunes gens suivent un peu plus tard le cortège funèbre de Nicolas Lallemand. Frédéric Soulié fait sûrement partie de ces jeunes gens.

 

Ci-dessus : tombe de Nicolas Lallemand, élevée par l’Ecole de Droit et de Commerce, l’Ecole de Médecine et l’Ecole des Beaux-Arts, au cimetière du Père Lachaise, 13eme division (4e ligne, X, 23).

« Aux confins du cortège honorifique et de la manifestation contemporaine, dixit Emmanuel Fureix dans Un rituel d’opposition sous la Restauration 17Emmanuel Fureix « Un rituel d’opposition sous la Restauration : les funérailles libérales à Paris (1820-1830) », in Genèses, 1/2002, n°46, pp. 77-100., s’est inventée ici, dans le Paris des années 1820, une nouvelle geste politique, intégrée au répertoire moderne d’action collective, l’enterrement d’opposition. Des funérailles d’opposants et de victimes du régime, de l’étudiant Nicolas Lallemand (juin 1820) au député Jacques-Antoine Manuel (août 1827), coalisèrent des foules importantes, diffusèrent des émotions dans la ville, catalysèrent une « prise de parole », suscitant en réplique la peur des autorités dès que la mort venait frapper aux portes du « parti libéral ». Le respect dû aux morts, clé de cette parole politique détournée, autorisait le déploiement d’un imposant cortège, que la législation sur les attroupements interdisait en d’autres circonstances, sans exclure l’expression discrète, dans les interstices d’un rite funèbre par ailleurs très codifié depuis l’Empire, d’une opposition au pouvoir ».

La même loge des Amis de la Vérité semble être un peu plus tard à l’origine de la conspiration déjouée à Paris le 18 août 1820, conspiration qui, forte du soutien de la légion de la Meurthe et et de celle des Côtes-du-Nord, visait au « renversement du gouvernement à main armée » 18Cf. Procès de la conspiration du 19 août 1820, jugé par la chambre des pairs, in Barreau français, collection des chefs-d’oeuvres de l’éloquence judiciaire en France, p. 187 ; deuxième série, tome 5, C.L.F. Panckoucke, Paris, 1824.. Suite à cette conspiration, Nicolas Joubert et Pierre Dugied rejoignent provisoirement la carbonaria napolitaine. A leur retour, sur la base des statuts rapportés de Naple par leurs soins, Saint-Amand Bazard, Jacques-Thomas Flotard et les autres fondent le 1 mai 1821 la charbonnerie française.

Le récit de Jules Janin atteste que dès 1818, le jeune Frédéric Soulié, par des voies qu’on ne sait pas – peut-être par l’entremise de son père, qui est un ancien de l’armée d’Italie et qui a pu, par ailleurs, être maçon lui aussi -, a fait partie des tout premiers charbonniers. D’où la précoce initiation « aux ventes et aux serments sur le poignard », signalée par l’ami Jules Janin.

Le mot « vente » résulte par translittération du « vendita » italien, qui signifie « section ». La Haute-Vente, ou Vente maîtresse, dirige l’ensemble des Ventes inférieures, qui sont composées chacune de vingt membres. En vertu du principe de cloisonnement, les membres des Ventes inférieures ne connaissent ni les membres des autres Ventes inférieures, ni a fortiori ceux de la Haute-Vente. Chaque membre doit verser à la Vente dont il relève une cotisation mensuelle de un franc. Il doit également se pourvoir d’un fusil, assorti de cinquante cartouches. Chaque Vente s’engage à obéir sans discussion aux ordres émanant de la Vente supérieure.

Le poignard sur lequel tout nouveau charbonnier doit initialement prêter serment symbolise le sort auquel s’exposerait celui qui manquerait à la fidélité attendue : « Je jure, dit le rituel d’admission, d’être fidèle au serment que je prête, et de ne jamais changer d’idée, encore que l’on voulut me faire souffrir les plus grands supplices. […]. Et si jamais je deviens parjure à tous les serments que je prête, je veux être massacré et brûlé, et mes cendres jetées au vent comme tous ceux qui ont déjà subi le même sort ».

 

Ci-dessus : Jacques Louis David, Le serment du Jeu de Paume, 1791.

Jean-Noël Tardy, dans Le flambeau et le poignard, ou les contradictions de l’organisation clandestine des libéraux français, 1821-1827, souligne le caractère à la fois néo-religieux et hautement romantique du serment prêté sur le poignard. « Exaltation du martyr, serment qui implique la personne de l’initié […], la charbonnerie « implique l’individu dans une passion toute religieuse et, osons le mot, romantique ». Jean-Noël Tardy observe toutefois que l’imaginaire romantique du serment sur le poignard ne va pas ici sans reconduire et par là perpétuer « l’imaginaire néo-classique de la Révolution française. Du serment du jeu de Paume, à celui des fédérés de 1815, en passant par ceux des sociétés populaires – le slogan « la liberté ou la mort » est le rappel implicite d’un serment – l’action révolutionnaire passe par une coalition des énergies qui fusionnent dans le serment commun » 19Jean-Noël Tardy, Le flambeau et le poignard, ou les contradictions de l’organisation clandestine des libéraux français, 1821-1827, in Revue d’histoire moderne et contemporaine 1/2010, n° 57-1, p. 69-90..

 

Ci-dessus : entrée du n°3 de la rue de Provence, aujourd’hui.

Le n° 3 de la rue de Provence occupe un carré long dont le côté étroit est parallèle à la rue. La façade se compose d’un bâtiment double en profondeur et élevé de quatre étages. On entre dans la maison par une porte cochère, et l’escalier qui dessert ce principal corps de logis se trouve à droite, à l’extrémité de la voûte et au ras de la cour. […]. Quant à moi, j’occupais l’appartement du second corps de logis de droite, du côté qui aboutit au fond de la cour… 20Frédéric Soulié, La maison n°3 de la rue de Provence, p. 13.

Soucieux d’éloigner son fils du quartier latin, dont il croit que les fêtes ordinaires sont cause des médiocres résultats universitaires de son fils, François Melchior Soulié, qui vient d’obtenir enfin un nouveau poste de directeur des contributions à Laval dans la Mayenne, loue en 1921 à ce fils trop fidèle au passé d’un père maltraité par l’histoire, un petit appartement situé cette fois dans le 9e arrondissement, au n°3 de la rue de Provence. Frédéric Soulié, dans le roman intitulé sans détour La Maison n°3 de la rue de Provence, évoque de façon à peine « fictionnée » ce nouveau domicile :

J’avais vingt et un ans, c’était en 1821.
Après six mois de séjour à Bordeaux, mon père, nommé consul [inspecteur des contributions directes] dans une des grandes villes du Levant [Laval], […] m’avait fait louer un petit appartement rue de Provence, n° 3, à une bonne lieue de l’Ecole [l’Ecole de Droit]. En voici la raison. Ce que mon père craignait pour moi avant toute chose, c’était la vie d’estaminet et de bals champêtres qu’on mène au quartier latin : il préférait un cours manqué à une séance de billard, bien persuadé qu’avec un peu d’intelligence on apprend en deux mois ce que l’Université étale en trois années de redevances et de fainéantises. D’un autre côté, mon père me laissait dans un quartier où demeuraient quelques uns de ses amis, dont la maison m’était ouverte, et je me trouvais sous la surveillance immédiate de M. Bonsenne, qui demeurait au n° 2 de la rue de Provence. Monsieur Bonsenne était le correspondant à qui mon père avait confié le soin de payer ma pension et de se faire présenter mes certificats d’examen ; c’était de plus un des vieux amis de ma famille, et sa sévérité avait paru à mon père le plus sûr moyen de maintenir les écarts probables de ma nature facile…
21Frédéric Soulié, La Maison n°3 de la rue de Provence, p. 13..

L’intention qui préside au déplacement de l’étudiant loin du quartier latin, sans surprise échoue. Après l’obtention du diplôme de Lettres en 1820, je fis mon droit assez médiocrement, observe Frédéric Soulié dans son autobiographie, mais avec assez de turbulence pour être expulsé de l’École, pour avoir signé des pétitions libérales et pris une part active à la révolte contre le doyen, qui me fit expédier ainsi que mes camarades à l’École de Rennes…

La révolte à laquelle Frédéric Soulié participe en 1820 vise l’abbé Charles Nicolle, doyen de l’université, membre du conseil royal de l’instruction publique. Le même Charles Nicolle, qui vient alors de rétablir l’église de la Sorbonne, sera nommé en 1821 recteur de l’académie de Paris. Hostiles à toute cléricalisation de l’université, les étudiants dénoncent en la personne du doyen Nicolle « l’un des plus ardens promoteurs d’un système universitaire tendant à replacer l’instruction publique entre les mains des jésuites » 22Cf. Antoine Vincent Arnault, Biographie nouvelle des contemporains (1787-1820), tome 15, p. 69, Ledantu, Libraire et Dufour et Cie, Libraires, Paris, 1827..

 

Ci-dessus : circa 1810, vue de la place et de l’église de la Sorbonne par Victor Jean Nicolle (1754-1826), homonyme et possiblement parent de l’abbé Charles Nicolle.

La « turbulence » de Frédéric Soulié est ici, de façon plus générale, celle d’une « jeunesse patriote – pour reprendre le vocabulaire alors en vogue –, qui affirme plus ou moins ostensiblement son libéralisme ou son bonapartisme et, davantage encore, son voltairianisme et son anticléricalisme » 23Jean-Claude Caron, Révoltes collégiennes, élites juvéniles et société post-révolutionnaire (1815-1848), in Histoire de l’éducation, 118, pp.83-108, 2008.. De « turbulence » en « turbulence », les révoltes estudiantines iront se multipliant jusqu’en 1848. Elles suscitent l’inquiétude des autorités, d’où l’étroite surveillance des établissements, et, le cas échéant, la répression, de façon diversement modulée.

« On ne réprime pas une révolte étudiante comme une révolte ouvrière », observe Jean-Claude Caron dans un article dédié au poids des révoltes étudiantes dans la vie politique française de 1815 à 1848 24Jean-Claude Caron, Révoltes étudiantes, révoltes agissantes ? Le poids des révoltes étudiantes dans la vie politique française (1815-1848), in Révolte et société: actes du IVe Colloque d’histoire au présent, tome 2, p. 194 sqq., publications de la Sorbonne, 1989.. « Le paternalisme, l’appel à la raison et surtout à la conscience de classe sont de règle. On n’hésite pas non plus à fermer une faculté, de quelques semaines (faculté de droit de Paris en 1822) à quelques mois (faculté de médecine de Paris de novembre 1822 à mars 1823), voire plusieurs années (faculté de droit de Grenoble de 1821 à 1824). La pratique des exclusions temporaires ou définitives est chose courante. C’est le Conseil royal de l’Instruction publique » – au sein duquel siège le doyen Nicolle – « qui en décide sur la base de nombreux textes prévoyant les sanctions à appliquer ». L’ordonnance royale du 5 juillet 1820 est la clef de voûte su système. Paternalisme et sévérité exemplaire sont à la base de ce texte. L’article 36 précise : Il y aura lieu, selon la gravité des cas, à prononcer l’exclusion, à temps ou pour toujours, de la faculté, de l’académie ou de toutes les académies du royaume, contre l’étudiant qui aurait par ses discours et ses actes, outragé la religion, les moeurs ou le gouvernement, qui aurait pris une part active à des désordres soit dans l’intérieur de l’école, soit en dehors, ou qui aurait tenu une conduite notoirement scandaleuse. On voit que le champ d’application de cet article est large », conclut ici Jean-Claude Caron.

Ci-dessus : circa 1820, distribution des prix à la Sorbonne.

Frédéric Soulié, qui a, dit-il, pris en 1820 une part active à la révolte contre le doyen [Nicolle], se trouve en conséquence définitivement exclu de l’université de Paris et expédié ainsi que ses camarades à l’École de Rennes, où ils achèvent leur droit comme des forçats, sous la surveillance de la police. « On m’avait signalé comme carbonaro », observe Frédéric Soulié, attestant ainsi de l’activité de surveillance et de renseignement que la police royale entretient dans les universités du temps.

4. 1821-1822. Rennes

 

Frédéric Soulié se souvient longuement de son séjour à Rennes dans la Confession générale, roman publié en feuilleton entre 1838 et 1845, recueilli après la mort de l’auteur dans la suite intitulée Les Drames inconnus. Les personnages principaux du roman sont, comme Frédéric Soulié, étudiants en droit. L’ex-étudiant de l’Ecole de Droit de Nantes brosse de cette ville, telle qu’il l’a vue et hantée en 1820-1821, un tableau fortement contrasté :

 

La ville de Rennes est comme beaucoup de villes de province, elle est divisée en deux parties fort distinctes; comme Bordeaux, Marseille, Nantes, elle a ses vieux quartiers et sa ville neuve. Mais, au contraire des cités actives et commerçantes que nous venons de nommer, la ville neuve de Rennes est beaucoup plus triste que la vieille ville. Celle-ci a gardé, en effet, sa population de petites maisons occupées par une fourmilière d’artisans qui posent un visage à chaque porte et à chaque fenêtre, qui vont, qui viennent, parlent, s’occupent, énorme bourg où la vie se sent enfin.

 

 

Créée au sortir de la Révolution, L’Ecole de droit se tient alors dans l’ancien parlement de Bretagne, converti en palais de justice. Celui-ci s’élève au coeur de la « ville neuve ». Attiré plutôt par la ville vieille, ses « petites maisons », ses « visages à chaque porte », sa « vie qui se sent », l’étudiant des années 1820 déplore d’avoir à essuyer chaque jour dans la « ville neuve » la haute commination des « maisons de pierre noire, droites et bien alignées », la cautèle des « portes cochères qui ne s’ouvrent pas », le vide des « fenêtres par lesquelles personne – semble-t-il – ne regarde ».

 

Dans la ville neuve, au contraire, avec ses maisons de pierre noire, droites et bien alignées, l’activité, la vie est pour ainsi dire interrompue à chaque pas. Ce sont d’abord de grands hôtels retirés au fond de vastes cours et abrités par des murs, sans autre ouverture qu’une porte cochère qui ne s’ouvre que bien rarement ; à côté de ces hôtels, de vastes maisons dont les fenêtres regardent à la vérité dans la rue, mais où personne ne regarde par ces fenêtres, il y a bien dans le voisinage de l’ecole de droit une partie de cette ville neuve où resplendissent quelques riches magasins ; mais ils sont peu nombreux, et malgré leur belle apparence, le mouvement y manque, car le commerce et le luxe n’ont pas encore pénétré dans cette ville [l’écrivain précise qu’il s’agit de Rennes en 1816]. 25Frédéric Soulié, Confession générale, p. 47,

Frédéric Soulié se souvient encore qu’à Rennes, cependant qu’il menait « une vie physique fort peu coûteuse », il regrettait l’absence de « vie élégante » et plus sûrement encore celle du grain de folie qui, entre fête politique au Quartier latin et fête au théâtre alentour de la rue de Provence, faisait tout le charme de son Paris d’hier :

La vie physique est fort peu coûteuse à Rennes, mais, en même temps, la vie élégante y est plus ruineuse qu’en tout autre endroit, si elle n’y est pas impossible. Ainsi, l’on trouve pour un prix fort modique une chambre à louer dans une maison particulière, avec un lit, une vieille commode et deux chaises ; on y trouve pour peu de chose aussi une pension où l’on déjeune et où l’on dîne grassement pour moitié moins de ce que vous coûteraient à Nantes et à Bordeaux un maigre déjeuner et un diner étique. Mais, une fois ces deux choses obtenues, n’en demandez pas davantage à la vieille capitale de la Bretagne. Des meubles élégants, des tapis, des bronzes, des cristaux, elle n’en fabrique pas et elle n’en possède pas, ou, s’il s’en trouve quelques uns dans son enceinte, le négociant qui a eu l’audace de les faire venir de Paris, les tient à un prix exorbitant. 26Ibidem, p. 48.

L’étudiant Frédéric Soulié, exilé à Rennes, a sûrement été le locataire de la dite « chambre à prix modique, dans une maison particulière, avec un lit, une vieille commode et deux chaises » ; et il a tout aussi probablement été le commensal de la « pension bourgeoise » que l’écrivain renomme, pour les besoins du roman, « pension Proserpine ». De même que chez Balzac dans la description de la pension Vauquer 27Balzac, Le père Goriot, I, Une pension bourgeoise., la précision du détail témoigne ici de la « chose vue » :

Il y avait une table dressée, avec douze à quinze couverts. Il suffisait de regarder cette table pour savoir à qui elle était destinée. Les serviettes roulées et attachées avec de petits cordons, d’où pendait un numéro imprimé au feu, sur un petit carré de bois, montraient qu’il s’agissait d’une table de pensionnaires. La nappe, tatouée de taches de vin et de graisse, disait en même temps que ce n’était pas une pension de premier ordre, et que ceux qui la fréquentaient n’avaient qu’une ration hebdomadaire de linge blanc, c’est-à-dire que les serviettes et la nappe ne se renouvelaient qu’une fois la semaine, quelque accident qui pût leur arriver. […].

A ces signes certains qui révélaient la pension bourgeoise, s’enjoignaient quelques autres qui disaient par qui elle était fréquentée. Deux exemplaires des cinq codes et un des Institutes, posés sur la cheminée, attestaient la fréquentation de MM. les étudiants. Ils avaient laissé là leurs livres d’études, la veille au soir, pour aller au spectacle, se promettant de venir les reprendre le lendemain pour travailler ; mais probablement que le lendemain ils avaient été charmés de ne pas les avoir chez eux, et s’en étaient fait une excuse à eux-mêmes pour ne rien faire.

De façon plus générale, Frédéric Soulié se souvient du sentiment d’exclusion et du mode de vie désancré qui résultaient alors de son défaut d’appartenance à la société rennaise.

Dans cette bonne cité de Rennes, la qualité d’étudiant est un titre à l’exclusion de toute maison particulière, même dans la plus mince bourgeoisie. Je ne puis dire si c’est la conduite des étudiants qui les fait exiler de toute réunion de famille, ou si c’est cet exil qui les relègue dans une conduite désordonnée : toujours est-il que les seuls plaisirs auxquels ils puissent prétendre se bornent à trois : boire, tapager dans les mauvais lieux, et aller au spectacle siffler les actrices que les officiers de la garnison protégent, et applaudir avec fureur celles que ces messieurs n’aiment pas. 28Ibid. p. 50.

De façon plus générale encore, Frédéric Soulié donne à penser que le vide de son ancienne condition rennaise est celui de la condition étudiante per se. Faute d’appartenance à aucune des catégories socio-professionnelles à la lisière desquelles il circule, l’étudiant demeure voué à l’aparté de sa jeunesse propre et à celui des jeunesses co-tangentes.

Or, si la Jeunesse est grande comme on parle de « Liberté grande », elle ne fait pas pour autant société ; et si, comme à Rennes ou ailleurs, elle rapproche les étudiants sur le mode de l’aparté, elle aiguise dans cet aparté les différences dont ceux-ci se réclament, et elle épuise, de facon paradoxale, le désir d’appartenance et l’envie de participation qui ne trouvent pas à s’exprimer dans la société ambiante. C’est dans ce contexte d’un tel aparté que l’adhésion de l’étudiant Frédéric Soulié à la charbonnerie, et celle de nombre d’étudiants de sa génération, fait sens.

Frédéric Soulié mémorialiste de son temps distingue en l’occurrence parmi ses anciens condisciples deux « classes distinctes », dont il a préfèré sans doute la seconde, sans se reconnaître toutefois complètement dans l’obsession du « mieux logé, mieux-vêtu », propre à certaines catégories de « muscadins » :

Comme partout, il y avait les studieux, cette portion d’êtres médiocres à qui leur organisation a donné la persévérance dans le travail, comme unique ressource de leur nature stérile : ceux-là se plaçaient chez les avoués et les avocats de la ville, et menaient plutôt la vie de clerc que celle d’étudiant. Ils logeaient et mangeaient chez le patron ; et comme ce qu’on appelait l’école existait encore plus en dehors de la salle des cours que dans son enceinte, on peut dire que ceux-là ne lui appartenaient pas.

Mais, outre ceux-là, il y avait encore une autre classe bien distincte parmi les étudiants qui vivaient dans leurs chambres et allaient prendre leurs repas dans les pensions bourgeoises. C’était celle des muscadins, nom qui s’était conservé en province beaucoup plus tard qu’à Paris. On appelait muscadins ceux qui, au lieu de venir des petites villes de la circonscription de l’académie de Rennes, étaient de quelque grande cité où le luxe de la parure avait pénétré, et qui dédaignaient de se loger dans les habits et les pantalons des tailleurs de Rennes, comme un écu dans un grand sac. Ceux-là s’abonnaient au spectacle et lorgnaient les femmes du monde. Il est vrai qu’ils n’allaient pas plus loin. Il y avait aussi ceux à qui une première éducation reçue dans la famille et l’habitude de moeurs plus convenables rendaient insupportables les grossières débauches de leurs camarades. Enfin il y avait la partie sentimentale de cette jeunesse rude et brutale, qui joignait les désirs de l’âme aux désirs des sens, et pour qui l’amour n’était pas un assouvissement brutal d’un désir physique, mais une douce occupation avec ses rêves, ses mystères, ses croyances. Ceux-là finissaient toujours par découvrir dans quelque maison obscure quelque jeune fille d’une ame semblable à la leur. Alors c’étaient des amours d’enfants qui se cachaient… […]. Sans doute ceux-là ne ressemblaient en rien à ceux dont la distinction consistait à être mieux vêtus et mieux logés que les autres ; mais ils n’en étaient pas moins compris sous la distinction générale de muscadins. 29Ibid. p. 53-54.

L’écrivain insiste de façon intéressante sur le besoin d’en découdre qui, par effet de polarisation « contre », désigne à la vindicte des étudiants les officiers de cavalerie stationnés à Rennes :

Un quatrième plaisir dont je n’ai pas parlé, parce que, pour d’autres que pour les étudiants de Rennes, le mot jurerait trop avec la chose : c’est le duel, ajoute Frédéric Soulié. Se battre est l’apogée de la joie scolaire, c’est un jour de gala, surtout si le duel a lieu avec un officier de la garnison, ennemi naturel de l’étudiant. L’écrivain, lui aussi, s’est probablement battu en duel avec quelque officier de la garnison.

L’ancien carbonaro prend soin de distinguer toutefois entre les différentes catégories d’officiers, plus particulièrement entre l’artillerie et la cavalerie :

La garnison était composée, comme à l’ordinaire, d’artillerie, d’infanterie et de cavalerie. La première était presque toujours exceptée des haines des étudiants. Les études par lesquelles on arrive à cette arme, et qui lient les officiers à la science, en leur faisant un mérite de leur savoir, donnent à leur carrière quelque chose de plus analogue avec les carrières civiles, où l’étude est aussi le meilleur moyen de parvenir. Il y avait donc entre les officiers d’artillerie et les étudiants une relation plus facile, à laquelle les uns et les autres cédaient le plus souvent sans se rendre compte de la cause déterminante.

Pour ce qui concernait les simples officiers d’infanterie, la modicité de leurs appointemens ne les rendait pas un objet de comparaison choquante pour ces mêmes étudiants ; comme eux, ils étaient exclus du monde par la réserve extrême des habitants, et tous leurs priviléges se bornaient à être forcés de s’abonner au spectacle, et à aller aux premières, pour un jour de solde, tandis que les étudiants restaient au parterre. […].

 

Mais il n’en était plus de même pour les officiers de cavalerie : la plupart étaient des jeunes gens de bonne famille, ayant un nom et une fortune considérable. C’étaient les beaux de la garnison ; ils avaient des chevaux pour aller coqueter au Champ-de-Mars, sous les yeux des belles dames qui s’y trouvaient aux jours de fête et de soleil. Recommandés par les noms aristocratiques de quelques uns à la noblesse de la ville, ils étaient reçus dans ce monde inabordable pour tant d’autres ; les plus connus y introduisaient les plus obscurs à leur suite, de façon que les officiers de cavalerie faisaient une classe à part, non seulement dans la ville, mais encore dans la garnison.

Or, toutes les haines des étudiants se concentraient sur ces messieurs. Il faut dire aussi que si les officiers de l’infanterie et de l’artillerie, contenus d’une part par l’esprit militaire et de l’autre par la sévérité de la discipline, ne se montraient pas ostensiblement hostiles à leurs camarades de la cavalerie, il les jalousaient au fond de leur âme, ne les aimaient pas, et ne prenaient point parti pour eux dans les querelles qui avaient lieu entre ce qu’ils appelaient eux-mêmes les traîneurs de sabre et les étudiants. […]. L’on annonçait deux escadrons brillants, tout composés dejeunes officiers nommés à leurs grades par la Restauration. On savait les noms de quelques uns, noms éclatants et rehaussés de grandes fortunes. On racontait des propos, disait-on, tenus par eux.
— Nous apprendrons à vivre à MM. les étudiants, avaient dit quelques uns des plus jeunes et des plus bretteurs.
C’en était assez pour que toute la partie turbulente de l’école se préparât à apprendre à vivre aux traîneurs de sabre ; et, littéralement parlant, on récurait les épées et on nettoyait les pistolets.
30Ibid. p. 50 sqq.

 

C’est en 1821-1822 l’époque où, profitant de son exil forcé dans la capitale bretonne, Frédéric Soulié établit, dit-il, une correspondance entre les Ventes de Paris et celles de Rennes. « Les nombreux complots des années 1821-1822, notamment ceux organisés par la charbonnerie, s’appuyèrent sur deux groupes proncipaux ; les militaires et les étudiants, souvent de la même génération et admirateurs des hauts faits des années 1789-1799, voire de l’Empire. […]. Durant toute cette période, des troubles parfois violents eurent lieu dans plusieurs facultés de province. Plus inquiétant pour les autorités, une correspondance s’établit entre étudiants de Toulouse, de Rennes, de Dijon, de Strasbourg, de Grenoble… » 31((Jean-Claude Caron, Révoltes collégiennes, élites juvéniles et société post-révolutionnaire (1815-1848), in Histoire de l’éducation, n°118, pp. 196, 2008..

 

Ci-dessus : 21 septembre 1822, exécution des quatre sergents de La Rochelle.

En 1821 toujours, alors qu’ils se trouvent stationnés au Quartier latin, les soldats du 45e régiment d’infanterie refusent de crier « Vive le Roi ! ». Le régiment se trouve en conséquence transféré à La Rochelle en janvier 1822. Quatre sergents de ce régiment, Jean-François Bories, Jean-Joseph Pommier, Marius-Claude Raoulx et Charles Goubin, âgés respectivement de 26, 25, 24 et 20 ans, qui ont créé dans leur unité une Vente de carbonari, sont quelque temps plus tard dénoncés, et guillotinés le 21 septembre 1822, pour l’exemple. Fidèles au serment prêté sur le poignard, ils n’ont rien livré des secrets de la charbonnerie. Les chefs de cette dernière ne sont pas inquiétés. On sait cependant qu’il y avait parmi eux le grand Lafayette. L’exemple en tout cas semble avoir été dissuasif. L’agitation étudiante cesse. La trêve dure jusqu’en 1827.

5. 1822-1824. En Mayenne

 

Frédéric Soulié, qui, de façon particulièrement opportune, a obtenu sa licence en droit en juin 1822, quitte Rennes en août de la même année et rejoint son père à Laval. O bords de la Mayenne, où sous un ciel grisâtre, S’élève de Laval le vaste amphithéâtre… 32Frédéric Soulié, Laure, ou la fille de l’Emigré, in Amours françaises, p. 83, édition de 1824, Ladvocat Libraire, Paris.

Là, provisoirement mais non sans quelque succès, il fait fonction d’avocat au tribunal d’assise, puis il entre en qualité d’agent surnuméraire dans le service dirigé par son père, alors directeur départemental des contributions directes. J’étais un tout jeune homme, j’avais vingt-et-un ans…, se souvient Frédéric Soulié dans Une visite fiscale dans le département de la Mayenne, article publié pour la première fois dans la Revue de Paris en 1829 33Frédéric Soulié, Une visite fiscale dans le département de la Mayenne, in Revue de Paris, 1829, pp.45-80.. S’il dit s’être ennuyé au bureau et y avoir passé le plus clair de son temps à rire avec les autres surnuméraires des travers de leurs supérieurs hiérarchiques – un inspecteur jésuite soutenu par la congrégation, ancien gentilhomme poudré et qui ne savait pas l’orthographe ; un contrôleur, M. L***, qui était député, et un autre contrôleur, appelé M. R***, qui était assurément le plus aimable garçon de France, mais le plus détestable employé -, il constate aussi que, lors des visites fiscales menées seul, à cheval et à pied, dans la campagne mayennaise, afin d’établir le relevé de la population et celui des portes et des fenêtres de chaque maison, il a beaucoup appris d’une réalité sociale et d’une situation d’injustice dont il ignorait tout jusqu’ici.

Une des détestables dispositions de la loi que nous exécutions, était de compter comme fenêtre toute ouverture faite au mur et close par un châssis quelconque, fût-il dormant, fût-il en toile ou en papier ; la loi frappait d’un égal impôt cette misérable lucarne et la fenêtre haute et large du château voisin ; elle mettait sur la même ligne la barre de bois qui empêchait les bestiaux d’entrer dans l’intérieur des fermes entourées de haies, et les portes cochères qui ouvraient l’entrée d’une cour d’honneur. Les réclamations de toutes les administrations de département avaient signalé ces abus, le ministre n’en avait tenu compte; il fallait exécuter la loi.

J’eus ainsi l’occasion de pénétrer dans cette misérable vie dont on s’imagine que l’Irlande et les contrées sans civilisation sont les seuls théâtres ; le progrès des lumières me parut une dérision cruelle quand je connus le pays. Je puis attester que sur cent fermes où j’entrais par jour, j’en trouvais une à peine où il y eût, dans la marmite qui cuisait le dîner de la famille, autre chose que des légumes, des choux, des pommes de terre et des haricots verts, qu’on appelle dans le pays pois de Rome par corruption de pois de rame. Je n’ai jamais trouvé de viande chez aucun paysan ; les légumes et la galette à l’eau, la plus indigeste nourriture du monde, faisaient le menu de tous leurs repas.

Toutefois, cette misère que je remarquais dans les fermes n’était rien, comparée à celle qui désolait ce qu’on appelle les loges dans le pays. 34Ibid. p. 60.

 

Ci-dessus : loge en Mayenne, circa 1900.

La rigueur de la loi était telle, que du moment qu’un abri percé d’un trou existait, ce trou devait être imposé. Je me rendis aux loges ; c’était un amas de cinquante ou soixante huttes construites avec des espèces de perches non équarries, dont les interstices étaient remplis d’un torchis fait de foin pétri avec de la boue. Jamais tableau de misère ne fut plus hideux ; des femmes flétries, avec des jupons en lambeaux, soutenus par des espèces de bretelles en ficelle, des hommes hâves cachés sous des haillons sans forme, des enfants nus ou enveloppés d’un morceau de vieille toile ; toute celte population dévorée de scrofules effroyables, cadavres vivants rongés sur leur paille du ver qui les achèvera dans la tombe. Autour de ces huttes, quelques carrés maigrement ensemencés où poussent un peu de blé noir et quelques pommes de terre, leur fournissaient la seule nourriture qu’ils connaissent. Pour comble de malheur, cette population est frappée d’une horrible fécondité, chacun des accouplements de ces êtres misérables, je dis accouplements, car la loi civile ni la loi religieuse ne pénètrent dans ces demeures putrides, chacun de ces accouplements comptait quatre, six, dix enfants. Par un prodige inouï, tous ces enfants naissent frais et roses et demeurent brillants de santé jusqu’à l’âge de quatre ou cinq ans ; alors la lèpre arrive et les couvre de ses plaies. 35Ibid. p. 61.

Frédéric Soulié ne le dit pas, mais le peuple des loges est essentiellement composé de sabotiers, qui, dans le cadre de la misérable société à l’intérieur de laquelle ils vivent retranchés, entretiennent des liens de compagnonnage analogues à ceux des charbonniers du Jura et de la Franche-Comté 36Cf. Le monde à part des sabotiers. et par là constituent autant de frères ou de cousins de ces derniers. L’ex-étudiant parisien qu’on avait « signalé comme carbonaro » se trouve ici confronté, de façon dérangeante, au visage effrayant de la charbonnerie initiale, de la charbonnerie princeps. On voit qu’il peine à rien reconnaître de sa charbonnerie propre dans cette charbonnerie-là, qu’il éprouve de la répulsion autant que de la pitié à l’endroit du peuple des loges, et que là où il concédait au peuple des fermes le possible d’une acculturation effective, attestée par la singularité d’une expression authentiquement poétique – Lorsque je leur disais : — Combien y a-t-il d’habitants dans cette ferme? ils me répondaient selon le nombre : — Trois chapeaux et trois têtes blanches, il ne voit plus que quasi-bestialité dans les « accouplements » du peuple des loges, et il laisse entendre, au regard des enfants qui naissent pourtant « frais et roses », que le peuple auquel ils appartiennent constitue, en raison de sa misère, une figure pour lui insoutenable de l’humanité dénaturée.

L’ex-étudiant carbonaro, qui se se souvient des roides portes cochères de Rennes, aiguise au vu des « misérables lucarnes » mayennaises une conscience politique plus vive, et répondant ainsi à l’injonction du réel immédiat, il passe du romantisme de la conspiration au pragmatisme de l’action sociale. Ce qui faisait la nécessité jusqu’alors mal vue, partant restée impensable, de son naïf engagement dans la charbonnerie de 1818, s’en trouve définitivement éclairci.

Après avoir reconnu avec désolation que bien peu des bons sentiments que l’Opéra-Comique attribue au village s’y sont retirés, il rapporte comment, dans les fermes, nous fûmes plus humains que le ministre; nous ne vîmes pas la moitié des trous par où l’air arrivait à ces malheureux ; puis comment, dans les loges…

Au moment ou je visitai les loges, la petite vérole y régnait, le percepteur et le garde champêtre me laissèrent donc à l’entrée du village, n’osant s’y aventurer, et j’y pénétrai seul ; on me regardait avec une stupide curiosité ; je comptai trois cent vingt habitants dans soixante huttes de huit pieds carrés. Jamais la conscription avide de l’empire n’a pu tirer un soldat de cette population. Je me demandai si la contribution fiscale devait être plus cruelle, que la contribution de sang ; je m’attribuai le droit de décider que non, et je les rayai de l’impôt. 37Ibid. p. 61.

6. 1824-1830. A Paris. « Je devins directeur d’une entreprise de menuiserie mécanique »

Je quittai l’administration quand mon père en fut exclu, et revins avec lui à Paris. J’avais occupé mes loisirs de province à faire quelques vers; je les publiai sous le titre d’Amours françaises 38Frédéric Soulié, Amours françaises, édition de 1824, Ladvocat Libraire, Paris.. Ce petit volume passa assez inaperçu, si ce n’est dans quelques salons où survivait encore la mode des lectures à apparat. Je m’y liai avec presque tous les hommes qui étaient ou qui sont devenus quelque chose en littérature. Casimir Delavigne m’encouragea avec une grâce parfaite, et je devins l’ami de Dumas, lorsqu’il n’avait encore pour toute supériorité que la beauté de son écriture. Mon succès n’avait pas été assez éclatant pour me montrer la carrière des lettres comme un avenir assuré. Je devins directeur d’une entreprise de menuiserie mécanique.

En 1824, suite aux élections législatives dites « de la Chambre retrouvée » et à la victoire écrasante des ultras, François Melchior Soulié, qui, contrairement aux instructions dispensées aux fonctionnaires, a refusé de signer un engagement de vote en faveur du candidat officiel, se trouve démis de ses fonctions de directeur des contributions pour la seconde fois. Ce limogeage restera définitif. Frédéric Melchior Soulié, le fils, se trouve compris dans le limogeage du père. Père et fils retournent alors à Paris. Le père s’installe au n°25 de la rue du Faubourg-Montmartre (9e). Le fils s’installe à nouveau, non loin de là, au n°3 de la rue de Provence, puis au n°31 du boulevard Bonne-Nouvelle (2e), puis, dans le même pâté de maisons que son père, au n°7 de la Rue de la Grange Batelière (9e) 39Cf. La dormeuse blogue : Frédéric Soulié et l’auto-fiction – La Maison n° 3 de la rue de Provence – 2. Un mariage libre., où il résidera de façon permanente jusqu’en 1837, puis en alternance avec la maison de l’Abbaye-aux-Bois 40Cf. La dormeuse blogue : La maison de Frédéric Soulié à l’Abbaye-aux-Bois. les années suivantes, et où il mourra en 1847.

En novembre 1824, Frédéric Melchior Soulié publie, sous le nom de Frédéric Soulié de Lavelanet 41« Il était un peu risqué ce :
de Lavelanette », observe, non sans perfidie, le vieux Jules Janin. « Il sentait son gentilhomme, un peu plus que le carbonaro. Frédéric Soulié avait deux motifs pour signer ainsi :
d’abord il enjolivait son nom’ propre, en même temps il évitait toute confusion avec un bel esprit de son temps, M. J.-B. Soulié, élégant écrivain royaliste, et grand ami de Charles Nodier » ; in Histoire de la littérature dramatique, tome 5, p. 22.
, la première édition de Amours françaises 42Frédéric Soulié, Amours françaises, édition de 1824, Ladvocat Libraire, Paris., recueil de poèmes dont il attend qu’il qu’il lui permettre d’entrer dans la carrière des Lettres, de préférence à celle de l’administration et du droit. Après la période d’expérience sociale constituée par les visites fiscales en Mayenne, le limogeage de son père, et le sien, ont brusquement changé la donne. Il n’est plus question pour le jeune homme d’oeuvrer au bénéfice du droit dans un monde où le droit ne sert finalement qu’à faire prévaloir la cause des puissants. Mu par un irrépressible besoin d’expression, Frédéric Soulié aspire désormais au métier d’écrivain. Mais la publication des Amours françaises ne trouve pas l’écho attendu, et le jeune poète devient, pour gagner sa vie et financer les sorties qu’il multiplie dans les salons littéraires ou le milieu du théâtre, « directeur d’une entreprise de menuiserie mécanique », sise rue d’Austerlitz, près de l’actuelle gare de Lyon. Il s’agit de l’entreprise créée en 1817 par Louis Victor Joseph Marc Roguin, équipée de machines comparables à celles de l’établissement de Battersea à Londre et fabriquées par le grand mécanicien parisien Etienne Calla 43Cf. Jean-François Belhoste, Les Brunel père et fils : deux célèbres ingénieurs anglais « Made in France », in Documents pour l’histoire des techniques, 19, 2e semestre 2010 : : « L’établissement de M. Roguin, imité de ceux que M. Brunel a formés dans les principaux arsenaux de la marine anglaise, est le premier et même encore le seul de ce genre qui existe en France » : « Rapport fait par M. Molard jeune, au nom du Comité des arts mécaniques, sur les machines à débiter et travailler les bois, de M. Roguin », Bulletin de la Société d’Encouragement pour l’Industrie nationale, XXI, 1822, p. 8. L’établissement que Louis Victor Joseph Marc Roguin avait créé sur la base d’un brevet pris le 5 mars 1817, fut apporté à une société en commandite le 15 décembre 1825″. Serait-ce ce Roguin, « un notaire de Paris, un homme de cinquante-sept ans, qui a vingt-cinq ans de notariat », dont parle Balzac dans Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau ? Ou cet « homme d’agent » qui, d’après Charles Lefeuve dans Les anciennes maisons de Paris sous Napoléon III (1873), a créé, puis revendu au banquier Ollivier, à l’époque du gouvernement Villèle, l’hôtel particulier du n°63 de la rue du Faubourg-Montmartre ?.

 

Ci-dessus : rue d’Austerlitz (autrefois passage de l’Orient), Paris (12e).

Ce fut pendant que j’étais fabricant de parquets et de fenêtres que je fis Roméo et Juliette. Nous étions déjà en 1827… 44Notice nécrologique sur Melchior Frederic Soulié, poëte et littérateur, Plon Frères, 1847.

Frédéric Soulié, directeur d’une entreprise de menuiserie mécanique, semble avoir été heureux dans cette fonction. C’était, dit-on, un patron proche de ses ouvriers. Il était peuple à volonté, observe Jules Janin ; il savait porter avec la même aisance, la blouse de l’ouvrier et la casquette de l’étudiant 45Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, tome 5, p. 133.. Il tenait que le peuple doit avoir accès à l’art et à la culture. Le 30 mars 1830, alors qu’il vient en octobre 1829 d’essuyer un four au théâtre avec une pièce intitulée Christine à Fontainebleau, il assure avec « ses scieurs de long », comme dit la presse du temps, la claque de la première de Christine, pièce concurrente signée de son rival et néanmoins ami Alexandre Dumas. Celui-ci rapporte l’épisode dans ses Mémoires :

 

Ci-dessus : illustration de Deveria pour la Christine d’Alexandre Dumas/

— Voyons, me dit-il, causons sérieusement. Je sais qu’il y a une cabale organisée contre ta pièce, et qu’on doit, demain soir, te secouer d’importance.
Ah ! je m’en doutais bien.
— Te reste-t-il cinquante parterres ?
— Oui.
— Donne-les-moi ; je viendrai avec tous mes ouvriers de la scierie mécanique, et nous te soutiendrons cela, sois tranquille ! Je lui donnai, sans compter, un paquet de billets ; puis, comme on m’attendait sur la scène, je l’embrassai de nouveau, et nous nous quittâmes.
Je crois qu’il y avait quelque chose de cette fraternité et de cette confiance que l’on cherche vainement au théâtre, chez cet homme qui, sifflé, trois ou quatre mois auparavant, dans la même salle et sous le même titre, demandait cinquante places à son rival, pour soutenir une pièce dont le succès devait d’autant mieux faire ressortir la chute de la sienne […]. Frédéric ne m’avait pas menti. […]. Je n’avais pas perdu de vue Soulié pendant la représentation ; lui et ses cinquante hommes étaient là…
46Alexandre Dumas, Mes Mémoires, tome 4, pp. 74-76.

7. « La révolution de 1830 arriva. J’y pris part, je me battis »

A la fin de l’année 1829, dit Frédéric Soulié dans son autobiographie, je quittai le théâtre, je m’attachai aux journaux. Je fis le Mercure [alors intitulé Le Mercure de France au XIXe siècle], je fus du Figaro. Pendant l’année 1830 [17 juin 1830], je fis jouer une petite pièce en deux actes, ayant pour titre Une nuit du duc de Montfort, elle me rapporta plus d’argent que mes deux tragédies, toute médiocre qu’elle fût. La révolution de 1830 arriva. J’y pris part, je me battis, Je suis décoré de juillet, ce qui ne prouve rien, mais enfin je me suis battu.

Après les grandes manifestations de foule occasionnées en 1825 par les funérailles du général Foy, puis deux ans plus tard par celles du député libéral Jacques Antoine Manuel, après les élections de 1827 qui révèlent la progression des libéraux à la Chambre et entraînent la chute du gouvernement Villèle, le régime accentue sa dérive autoritaire. En 1829, Charles X nomme premier ministre le très royaliste prince de Polignac, en remplacement du plus modéré vicomte de Martignac. L’annonce de cette nomination soulève la colère de la Chambre. L’opinion s’électrise. Bravant la censure, la presse du temps, en particulier le Figaro, feuille satirique, créée en 1826 sous l’impulsion d’Etienne Arago, membre de la charbonnerie, homme lige de Lafayette, développe la stratégie des petites phrases à sous-entendus, dans le cadre de billets d’humeur non signés.

Je quittai le théâtre, je m’attachai aux journaux. Je fis le Mercure, je fus du Figaro, dit Frédéric Soulié dans son autobiographie. L’écrivain est probablement l’auteur anonyme de bon nombre des flèches décochées alors par le Figaro à l’encontre du monarque et de son gouvernement. « La vérité… quand même », disait en épigraphe le journal en question. Après Christine à Fontainebleau, hormis les couplets de Une nuit du duc de Montmort, comédie musicale co-signée par Arnout et Adolphe Adam, Frédéric Soulié ne publie en tout cas plus rien sous son nom propre jusqu’à la fin de l’année 1830.

Suite à la dissolution de la Chambre prononcée par Charles X le 16 mai 1830 et à l’imposition de nouvelles règles électorales, soutenu par les libéraux, le peuple de Paris se soulève. Au cours des 3 journées des 27, 28 et 29 juillet, dites les Trois Glorieuses, il déchaîne une seconde Révolution. Suite à quoi… Louis-Philippe succède à Charles X…

 

Ci-dessus : Jean-Victor Schnetz (1787–1870), Combat devant l’hôtel de ville en 1830.

Frédéric Soulié a participé à cette Révolution, et « ses scieurs de long » probablement aussi. L’écrivain, dans son autobiographie, demeure avare de détails. La révolution de 1830 arriva. J’y pris part, je me battis, Je suis décoré de juillet, ce qui ne prouve rien, mais enfin je me suis battu. Jules Janin en revanche, qui ne partageait que médiocrement la passion révolutionnaire de son ami, nous renseigne davantage :

Nous étions au second jour de la révolution ; c’était à midi ; une douzaine de héros avaient forcé le grand arsenal du théâtre de l’Odéon. O bonheur ! la citadelle contenait une demi-douzaine de vieux fusils […]. Une fois prises, ces belles armes sont distribuées à la foule : Soulié eut la plus belle […]. Bon! et ne voilà-t-il pas qu’à moi aussi, le hasard accorde une de ces armes glorieuses. — A l’Hôtel de Ville ! dit Soulié, qui était le chef de la bande. — A l’Hôtel de Ville ! répond le choeur, et nous partons. Le trajet n’est pas long de l’Odéon au Pont-Neuf ; pourtant que de tristes réflexions m’accompagnèrent ! — Comment, me disais-je, en marchant, le fusil sur l’épaule et le chagrin dans le coeur, te voilà, toi-même, un royaliste, et fils d’un père royaliste, allant te battre contre les soldats du roi ? Que c’était bête et ridicule ! Ajoutez que je n’avais pas touché un fusil de ma vie […].

Ainsi nous allions. Frédéric Soulié, qui était un chasseur acharné et qui avait été conspirateur, y allait bon jeu et bon argent ; il marchait, la tête haute, et maniait son fusil comme une coquette son éventail. Déjà nous avions franchi le carrefour de Bucci, et dejà nous touchions au Pont-Neuf, encore une vingtaine de pas et la foule en s’ouvrant, et en se refermant sur nous, nous portait, tout armés, à l’Hôtel de Ville, encore un pas j’étais un héros ! Voyez la chance ! En ce moment Soulié rencontre un carbonaro de ses amis, un féroce, un furieux ; rage et damnation !

— Ah! disait le sacripant en me regardant, es-tu heureux, Frédéric, d’avoir un fusil !

— Citoyen, dis-je à ce terrible fantaisiste, si mon fusil vous pouvait être agréable, il ne faut pas vous gêner !…

Il prit le fusil sans dire merci ! il partit sans dire gare ! Et maintenant, Soulié notre capitaine, à la suite de ce terrible camarade, était à peine Soulié le lieutenant. Je les vis disparaître dans la poussière, au soleil, dans la mêlée et dans la foule, et je revins sur mes pas […].
47Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, tome 5, p. 69 sqq.

 

Ci-dessus : Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple, le 28 juillet 1830.

Et Jules Janin d’ajouter cette remarque, toute empreinte de paternalisme fielleux :

Que Frédéric Soulié se soit bien battu, j’en suis sûr ; qu’il ait fait grand mal à l’ennemi, Dieu soit loué, je ne le crois pas. Qu’il ait eu raison de s’en vanter, au bout de vingt ans, quand les meilleurs esprits de 1830 se repentaient, tout haut, d’avoir prêté leur concours à ces injustes et coupables violences contre un roi dont les douces et calmes vertus, dont la probité chevaleresque, et toutes les grâces les plus franches et les plus charmantes de la majesté royale méritaient tous les respects Sans nul doute, Frédéric Soulié eût mieux fait de ne pas s’en vanter. 48Ibidem, p. 70.

Concernant la bataille de Frédéric Soulié, on peut en deviner quelque chose à partir de Nuit du 28 au 29 juillet, nouvelle publiée en novembre 1830, reprise en 1833 dans le recueil intitulé Le port de Créteil. Le récit est à la première personne. L’écrivain y évoque les combats qui se déroulent autour de la porte Saint-Denis, i. e. près de son domicile, situé alors boulevard Bonne-Nouvelle. L’effet de chose vue donne à penser que les événements rapportés sont proches de ceux que l’écrivain a vécus.

 

Ci-dessus : Hippolyte Lecomte, Combat de la porte Saint Denis, le 28 juillet 1830.

Nous étions tous dans le salon de Victor. — Les mandats d’arrêt sont’expédiés, nous dit-il, j’en suis sûr. Mais, comme il faut se battre au point du jour, nous ne pouvons pas nous laisser arrêter cette nuit.

Je n’avais pas vu mon père de la journée ; je pensai qu’il demeurait à deux pas de la porte Saint-Denis, qu’il avait dû entendre la longue fusillade et le canon qui avaient ébranlé le quartier durant tout le jour, et je quittai mes amis. A l’Hôtel-de-ville, à quatre heures, fut le mot d’adieu. Je resserrai la ceinture qui portait mes pistolets et mon poignard, j’examinai les capsules de mon fusil, et je partis.

J’avais besoin d’une retraite. Je ne pouvais rester chez mon père ; on savait que mon appartement communiquait avec le sien 49Les deux appartements de François Melchior Soulié et de Melchior Frédéric Soulié communiquaient en effet alors par les cours intérieures dans le périmètre urbain délimité par le même pâté de maisons. : ce n’était pas un lieu de sûreté.

Le narrateur trouve momentanément refuge dans l’appartement d’une amie.

Mon aspect, l’effraya : mes armes, mes vêtements en désordre, le visage noirci,de poudre, je devais beaucoup ressembler à un coupe-jarret.

Plus tard dans la nuit, le narrateur se rend chez son père.

Mon père est malade et goutteux; je le trouvai qui se promenait avec action dans son appartement. — Eh bien! me dit-il. — Nous verrons demain, lui répondis-je. Il se remit dans son lit, et je m’assis près de lui. — Parle-moi de ce que vous avez fait, reprit-il ; ici, la fusillade n’a pas cessé, on a tué bien du monde ; la maison a été assiégée par le peuple , parce qu’un officier blessé y avait été transporté : on l’a fait évader. — Je murmurai entre mes dents : — On les épargne partout. — Mon père continua : Que ferez-vous demain ? — Je me levai avec agitation […]. Je marchais violemment dans la chambre. Mon père répéta sa question : — Que ferez-vous demain ? Je me calmai, et lui répondis froidement : — Nous nous battrons. — Bien, bien ! ajouta-t-il avec un sourire amer d’incrédulité ; et si vous êtes vaincus, alors. — Alors, m’écriai-je en sentant mon coeur bondir dans ma poitrine comme un tigre dans sa cage, alors nous incendierons Paris. — Il se leva sur son séant et me regarda fixement. —Oui, oui, lui dis-je, l’incendie partout. L’incendie vomira tes populations sur les places publiques. Quand les maisons s’écrouleront, il faudra bien que les habitants descendent dans les rues ; quand les rues seront flambantes de débris, il faudra bien que ces multitudes marchent et s’échappent. Que le torrent se mette à courir, et il écrasera en passant les armées de Charles X, ses palais, son trône et sa dynastie. Mon père ne me répondit pas. Un long silence succéda à notre conversation. Puis, comme un homme qui s’apprête à dormir, il se recoucha en me disant tranquillement : — Tu ne sortiras pas ce soir, n’est-ce pas? c’est bien assez des in-
quiétudes du jour. — Non, lui dis-je en souriant, ce n’est pas pour cette nuit. […].

Je rentrai dans mon appartement. Depuis vingt heures je ne m’étais pas assis ; j’avais supporté un soleil ardent ; à peine si j’avais mangé au hasard, et pourtant je n’avais ressenti aucune fatigue jusqu’à ce moment. Quand je fus seul, dans la nuit, éloigné de tout tumulte, l’agitation qui m’avait dominé tomba soudainement, la lassitude m’envahit tout d’un coup, et je me jetai à moitié vêtu sur mon lit. La pensée des mandats d’arrêt traversa mon esprit sans l’occuper.

Un peu plus tard encore, un chirurgien sonne à la porte. Il réclame la présence du narrateur pour l’assister auprès de l’officier de la garde qui est venu mourir dans l’immeuble chez une vieille dame nommée Magdeleine, et pour contresigner l’acte du décès qui ne saurait tarder. Le narrateur apprend de la bouche du mourant que celui est un ancien d’Austerlitz, de Wagram, de Leipzig et de Waterloo. Le mourant réclame de l’eau, mais il n’y en a plus.

Il n’y en a plus, me dit-elle [Magdeleine] avec sa voix douce et mélancolique; il n’y en a plus, car ils ont tué le porteur d’eau. — Il s’est donc battu ? — Lui, Pierre !… non, non, reprit-elle en domptant son émotion ; il passait sur le boulevard, seul et tranquille; il nous portait de l’eau, car nous en avons beaucoup usé à laver les blessures des soldats ; l’un d’eux l’a aperçu, et s’est écrié : « J’en aurai Un ! » et il a tiré sur lui à dix pas. J’étais sur la porte, j’ai vu le coup. Pierre a chancelé comme s’il trébuchait, puis il est tombé dans la poussière. J’ai couru à lui ; mais les seaux s’étaient renversés, et avaient fait de la boue : j’ai glissé, je suis tombée aussi ; mais moi je me suis relevée. — Et Pierre était sans armes ! m’écriai-je ; ils l’ont tué sans armes ! Ah! c’est un lâche assassinat !

Le lendemain matin, le narrateur se rend à l’hôtel de ville.

Nous arrivions aux Tuileries, et j’étais parvenu à me loger derrière l’une de ces énormes statues qui soutiennent les grilles. J’étais assez à l’abri du feu de la garde pour pouvoir observer ce qui se passait. J’admirais l’intrépidité de ce peuple qui, comme le flot de la mer qui bat et brise le pied des falaises, venait sans cesse mourir en avançant toujours, se retirait et revenait encore, lorsque mes regards furent attirés par un jeune homme en habit de page, qui, au milieu dé la cour des Tuileries, armé d’un fusil et seul, recevait sans bouger la vive fusillade des nôtres. […]. Par un mouvement soudain, je l’ajustai […]. J’attendis cependant. Je comptais voir dans cette frêle, jeunesse un moment de crainte et de peur. Tant d’hommes fuyaient autour de lui que je lui laissai la chance, de n’être qu’un homme. Pendant le peu d’instants que dura ma pitié, je suivis avec curiosité tous ses mouvements. II demeura calme et debout, chargeant avec rapidité son fusil, puis choisissant avec froideur ses victimes. Cinq fois il tira, et cinq des plus braves qui s’avançaient contre lui tombèrent frappés au coeur, sans remuer, morts et tués par une main sûre et un coup d’oeil impassible.

Dans ce moment, un enfant, un de ces héroïques enfants qui ont tant fourni de gloire à leurs aînés dans l’histoire de ces sublimes journées, s’élança du côté du jeune page. Mais celui-ci avait eu le temps de recharger son fusil, l’enfant n’était pas à trente pas de lui, la crosse était déjà contre l’épaule ; alors le page chancela, laissa tomber son arme, et s’abattit lui-même sur le visage comme un jeune arbre coupé dans sa racine. Je l’avais tué avec ma dernière cartouche. La cour fut bientôt envahie ; une curiosité horrible m’entraîna vers ce malheureux. Il respirait encore, je le relevai, il était appuyé sur mes bras, le visage tourné vers le ciel, le sang sortait à bouillons de sa bouche […]. Je m’enfuis épouvanté, égaré, insensible à tous ces cris de victoire qui se confondaient autour de moi. Je courus, je courus comme un insensé… j’étais dans la salle du
trône.
50Frédéric Soulié, Nuit du 28 au 29 juillet, in Le port de Créteil, pp. 223-245.

 

Ci-dessus : Jean Louis Bezard, Prise du Louvre, le 29 juillet 1830 ; massacre des gardes suisses.

Frédéric Soulié, dans Nuit du 28 au 29 juillet, consigne, presque à chaud, puisque la nouvelle a été écrite et publiée en novembre 1830, une suite d’impressions fortes, d’abord exaltantes, puis horribles, dont il peine à rien conclure en termes d’expérience, tant celles-ci demeurent dérangeantes : la nouvelle en effet se termine ex abrupto : Je courus, je courus comme un insensé… j’étais dans la salle du trône. Le trône symbolise ici le pouvoir malfaisant contre lequel le peuple s’est dressé ; l’insensé, la négativité de la « force qui va », qui va, dans la Révolution comme naguère encore sous le règne des tyrans, poussant les mêmes hommes à la même violence, aux mêmes « cris de victoire », finalement aux mêmes « assassinats ». Doutant de l’avenir de la révolution présente, le père du narrateur, qui a connu en son temps les horreurs de la première révolution et celles de la guerre, n’affiche en réponse au récit de son fils qu’un « sourire amer ».

On ne sait pas si Frédéric Soulié, lui-même, a effectivement tué pendant les Trois Glorieuses. Muni de « ses pistolets » et de son « poignard », ainsi que du « fusil » dont on le voit compter les « capsules », le narrateur de Nuit du 28 au 29 juillet touche en tout cas dans la révolution de 1830 au moment de vérité que Frédéric Soulié carbonaro appelait de ses voeux depuis 1818. Or ce moment de vérité n’est pas hélas celui que sa jeunesse romantique croyait. Frédéric Soulié renonce après 1830 à ses anciennes activités politiques, et, héritant ainsi du « sourire amer » du double paternel figuré dans Nuit du 28 au 29 juillet, il ne parlera plus bientôt de la Révolution de juillet qu’en termes pour le moins désillusionnés.

8. Après 1830. « Je me fis décidément homme de lettres »

Aujourd’hui, il nous faudrait avouer que la révolution de juillet, fut une duperie, dixit le personnage du conseiller d’état, porte-parole de son auteur dans le récit éponyme, publié en 1835. Mais alors on avait foi à toutes ces paroles démenties depuis, à toutes ces probités maintenant si dévorantes, à toutes ces indépendances devenues si serviles, à ce respect de la justice qui se pavane si insolemment dans l’arbitraire. On y croyait… 51Frédéric Soulié, Le Conseiller d’Etat, p. 127, édition Michel Lévy frères, Paris, 1858.

J’ai vu la restauration et les trahisons blanches, les trahisons tricolores, les lâchetés en guenilles, les lâchetés dorées, dixit encore en 1845, dans Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait, un étrange chevalier, qui, tel Marion Delorme ou Cagliostro, a vécu plus vieux que son siècle et connu successivement toutes sortes de régimes ; j’ai vu les apostasies des uns, les entêtements aveugles et forcenés des autres ; et enfin, pour couronner cette longue existence, j’ai, assisté à cette énorme plaisanterie qu’on appelle la révolution de juillet. Ah ! sur ce chapitre j’en sais trop pour craindre de recommencer ma vie et d’être dupe d’aucun parti ! 52Frédéric Soulié, Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait, tome 1, p. 11, édition Michel Lévy frères, Paris, 1858.

C’est probablement pour les raisons formulées ci-dessus que Frédéric Soulié renonce au lendemain de 1830, comme signalé par Jules Janin, au poste de rédacteur en chef du très politique National. Le chef de la nouvelle génération des politiques, le soldat-poëte Armand Carrel, maître du National, eût volontiers accepté Frédéric Soulié pour un des trois ou quatre collaborateurs de ce grand journal, tout semblable à un boulet de canon… Frédéric Soulié refusa l’honneur qui lui était proposé. 53Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique, tome V, p. 71.. C’est probablement pour des raisons analogues que Frédéric décline ensuite par deux fois le poste d’administrateur proposé par son « oncle » le Maréchal Clauzel en Algérie, au service de la monarchie louis-philipparde et du grand projet « civilisateur » dont se réclame le processus de colonisation, alors commençant 54Cf. Maurice Champion, Frédéric Soulié, sa vie et ses ouvrages ; orné de son portrait, et suivi des discours prononcés sur sa tombe par MM. Victor Hugo, Paul Lacroix et Antony Béraud, p. 25, édition Moquet, Paris, 1847 : « Cependant le maréchal Clauzel, son oncle, en devenant une seconde fois gouverneur général de l’Algérie [en 1835], lui réitéra une offre qu’il lui avait déjà faite en 1831 : celle d’un bon emploi dans l’administration de la colonie; mais il refusa encore ».. C’est enfin pour les dites raisons que Frédéric Soulié refuse encore en 1837, alors qu’il s’apprête à publier Les Mémoires du Diable, un roman-brûlot, qui va faire scandale, « la proposition que lui fit M. le comte Mole, alors président du conseil, d’entrer au conseil d’État, à condition d’abandonner la carrière d’homme de lettres. Il préféra garder son indépendance » 55Maurice Champion, Frédéric Soulié, sa vie et ses ouvrages ; orné de son portrait, et suivi des discours prononcés sur sa tombe par MM. Victor Hugo, Paul Lacroix et Antony Béraud, p. 26, édition Moquet, Paris, 1847.

Pour lui, la littérature était un devoir, une vocation », observe ici Maurice Champion, sans préciser ce que recouvrent de tels mots. Frédéric dit de son engagement en littérature qu’il relève d’une « décision » radicale, prise en 1827, après la représentation de sa pièce Roméo et JulietteJe me fis décidément homme de lettres -, alors qu’il était directeur d’une entreprise de menuiserie mécanique. Malgré l’échec retentissant de Christine à Fontainebleau en 1829, il s’en tient à la décision de 1827, et à la fin de l’année 1830, lorsque la situation de l’entreprise le permet, il cède l’enseigne « Soulié et co., f. menuiserie par mécanique, rue d’Austerlitz près de la barrière de la Gare » à Dupin et Dallemagne, qui poursuivent la même activité, à la même adresse. Il oppose dans le même temps, comme on sait, une fin de non-recevoir à tous ceux qui l’invitent, contre sa décision, à se faire politicien. Pour en avoir fait d’une façon obscure et cachée, explique à sa façon Jules Janin, il n’aimait pas la politique ; il y pouvait entrer, il ne le voulut pas 56Jules Janin, Histoire de la littérature, tome 5, p. 71.. Jules Janin montre qu’il s’agit là d’un choix inspiré par une haute idée de la littérature, de l’écrivain, de la fonction que celui-ci exerce dans la société, et il note à la suite de son ami que l’écrivain doit attirer l’attention du public sur ses livres, et non pas sur sa personne 57Ibidem, p. 71..

Concernant la portée l’oeuvre de Frédéric Soulié, Jules Janin fait montre au demeurant d’une compréhension essentielle. Il constate en effet que Frédéric Soulié fut peut-être le premier à le comprendre, que le roman allait être un des besoins de cette société nouvelle qui faisait une révolution en trois jours. « Frère, si vous ne dormez pas, contez-nous un de ces beaux contes que vous savez, » disait la foule aux maîtres du roman moderne 58Ibid.. Mais il éclaire aussi pourquoi, dans l’esprit d’un Frédéric Soulié, revenu de la charbonnerie et de la révolution de 1830, l’écrivain n’a pas le droit de prendre, en ses mains irritées, les armes brutales du soldat. Car, observe Jules Janin, l’écrivain a d’autres armes, plus redoutables, dont la blessure est éternelle. Une fois atteint par ces armes vengeresses, vous ne pourrez vous tirer d’affaire qu’à force de gloire et de vertus. Comptez donc combien peu sont sortis, sains et saufs, des étreintes de Tacite, et des griffes de Juvénal ? 59Ibid.. Il augure ici en somme que la littérature ait pu être dans la vie de son ami, non une alternative à l’action politique, mais le prolongement de cette dernière, et, plus encore, le seul horizon de signification sous le rapport duquel celle-ci pouvait avoir sens. Mais il s’effraie aussi du sort que la littérature connaît dans l’oeuvre de Frédéric Soulié, et en termes de postérité il n’avait pas tort, car, jugée trop sombrement critique, par là malséante ou scandaleuse, cette oeuvre a été par la suite délaissée, puis oubliée.

Conscient de la portée vengeresse de son oeuvre, Frédéric Soulié n’en regrettera pas moins le temps plus simple de la proximité avec les « scieurs de long » et l’immédiate réalité de l’entreprise menuiserie mécanique : « Je me fis homme de lettres, décidément ! » Il n’eût pas dit autrement : Je me jetai dans l’abîme ! se souvient Jules Janin. Entouré de tant de renommée et d’un succès si légitime, il regrettait, sa mécanique, sa menuiserie et ses parquets. […]. Devenu poëte, d’artisan qu’il était, il pleurait son métier perdu 60Ibidem, p. 40..

 

Frédéric Soulié dédiera par la suite de nombreuses pages aux paysans, aux artisans et aux ouvriers, entre autres dans Le Tour de France, récit d’initiation compagnonnique, publié en 1834, dans L’Ouvrier, drame à succès représenté en janvier 1840, dans Les Forgerons, roman-feuilleton publié en 1840-1841, puis encore dans Le Château des Pyrénées, roman de style frénétique, publié en 1842, dans lequel l’auteur se souvient des industries de La Roque [Laroque d’Olmes, Ariège]. Et en 1845, deux ans avant sa mort, l’écrivain procède, de façon significative, à la liquidation de son passé étudiant en acceptant de composer Les Etudiants, un drame léger, léger, dans lequel tout commence et finit par des chansons.

 

Messieurs les étudiants S’en vont à la Chaumière Pour y danser l’Cancan Et la Robert-Macaire…, dit l’un des couplets du drame.

La Grande Chaumière était, au-delà de la barrière de l’octroi, un bal bon marché situé à la hauteur de l’actuel n°120 du boulevard du Montparnasse. La belle Clara Fontaine, créatrice, avec Rigolboche, de la « danse échevelée », y fut élevée à la digité de reine des [biches] étudiantes 61Cf. Un bal d’Etudiants, notice historique par Un ancien contrôleur du droit des pauvres (sic), Librairie H. Champion, Paris, 1908..

 

Ci-contre : Mademoiselle de Rigolboche, détail, par A. Belloguet et Maximilien Perrin, graveur.

De la charbonnerie à la Grande Chaumière, qu’est-il advenu du désir des révolutions ? Frédéric Soulié écrivain a gardé de sa propre initiation charbonnière la capacité de poser une telle question. La question habite son oeuvre toute entière. Elle la rend de part en part politique, par là dérangeante, au sens fort du terme.

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