Quand Carlo Goldoni se rend chez Jean-Jacques Rousseau

 

Ci-dessus : façade de l’Hôtel du Saint-Esprit (aujourd’hui n°56 de la rue J.J. Rousseau), rue Plâtrière, Paris Ier, où, après avoir quitté la demeure du prince de Conti à Trie-Château dans l’Oise, Jean-Jacques Rousseau et Thérèse Levasseur louent de juin à décembre 1770 une chambre située au quatrième étage.

Installé à Paris depuis 1762, alors directeur du Théâtre-Italien, Carlo Goldoni, l’illustre dramaturge vénitien, vient d’écrire, directement en français pour la première fois, Le Bourru bienfaisant, comédie qu’il se propose de faire jouer à l’occasion du mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

« Mais je n’ai pas été assez hardi de la produire, sans consulter des personnes qui pouvaient me corriger et m’instruire, et j’ai profité même de leurs avis », observe Carlo Goldoni dans ses Mémoires.

Sachant que Jean Jacques Rousseau est de retour à Paris, Carlo Goldoni prend le parti d’écrire au grand homme afin de solliciter un entretien avec lui. « J’aurais été bien aise », observe-t-il, « de faire voir ma pièce à un homme qui connaissait si bien la langue et la littérature françaises. » Jean-Jacques Rousseau « lui répond très poliment qu’il ne sortait pas, qu’il n’allait nulle part ; mais que si je voulais me donner la peine de monter quatre escaliers, rue Plâtrière… »

Ci-dessus : portrait de Carlo Goldoni par Pietro Longhi, 1777.

Carlo Goldoni se rend donc chez Jean-Jacques Rousseau. La scène se passe à l’automne de 1770. On y voit Rousseau et « cette vilaine Thérèse » 1Thérèse Levasseur, compagne de Jean Jacques Rousseau jusqu’à la mort de ce dernier., comme dit la marquise de Créquy, dans la simplicité de leur ordinaire et dans l’étrangeté de leur relation propre.

Je monte au quatrième étage à l’hôtel indiqué; je frappe, on ouvre; je vois une femme qui n’est ni jeune, ni jolie, ni prévenante.

Je demande si M. Rousseau est chez lui : Il y est, et il n’y est pas, dit cette femme, que je crois tout au plus sa gouvernante ; et elle me demande mon nom. Je me nomme. Monsieur, dit-elle, on vous attendait, et je vais vous annoncer à mon mari.

J’entre un instant après ; je vois l’auteur de l’Emile copiant de la musique ; j’en étais prévenu, et je frémissais en silence. Il me reçoit d’une manière franche, amicale; il se lève et me dit, tenant un cahier à la main : Voyez si personne copie de la musique comme moi :je défie qu’une partition sorte de la presse aussi belle et aussi exacte qu’elle sort de chez moi. Allons nous chauffer, continua-t-il ; et nous ne fîmes qu’un pas pour nous approcher de la cheminée.

Il n’y avait pas de feu ; il demande une bùche, et c’est madame Rousseau qui l’apporte ; je me lève, je me range, j’offre ma chaise a madame. Ne vous gênez pas , dit le mari, ma femme a ses occupations.

J’avais le coeur navré : voir l’homme de lettres faire le copiste ; voir sa femme faire la servante, c’était un spectacle désolant pour mes yeux, et je ne pouvais pas cacher mon étonnement ni ma peine : je ne disais rien. L’homme qui n’est pas sot s’aperçoit qu’il se passe quelque chose dans mon esprit ; il me fait des questions ; je suis forcé de lui avouer la cause de mon silence et de mon étourdissement.

 

Ci-dessus : détail de la partition de l’Olympiade de Pergolese copiée d’après le manuscrit original par Jean Jacques Rousseau en 1777 ; lieu de conservation : musée Jean-Jacques Rousseau – Montmorency.

Comment ! dit-il, vous me plaignez, parce que je m’occupe à copier ? Vous croyez que je ferais mieux de composer des livres pour des gens qui ne savent pas lire, et pour fournir des articles à des journalistes méchans ? Vous êtes dans l’erreur : j’aime la musique de passion ; je copie des originaux excellens ; cela me donne de quoi vivre, cela m’amuse, et en voilà assez pour moi. Mais vous, continua-t-il, que faites-vous, vous-même ? 2Mémoires de Goldoni pour servir à l’histoire de sa vie et à celle de son théâtre, tome II, p. 247 sqq., Paris, Baudoin Frères, Libraires, 1822.

Ci-dessus : portrait de Jean-Jacques Rousseau, gravé en 1791 par Pierre Michel Alix et peint par Jean François Garnerey.

 

En décembre 1770, Rousseau déménage au cinquième étage d’un immeuble voisin, rue Plâtrière (n°60 de l’actuelle rue J.J. Rousseau) ; puis en décembre 1774, au deuxième étage d’un autre immeuble encore de la rue Plâtrière (n°52 de la rue J.J. Rousseau, à proximité du carrefour de la rue Coquillière.). C’est là son dernier domicile parisien.

Le 20 mai 1778, à l’invitation du marquis de Girardin, Rousseau s’installe à Ermenonville, dans un pavillon situé à côté du château. Il y meurt le 2 juillet de la même année. J’ai déjà raconté La fin de Jean Jacques Rousseau sur ce blog.

Avant la fin de Jean Jacques Rousseau, j’ai aimé le vif du récit que Carlo Goldoni nous livre de sa rencontre avec le grand homme, l’attention au détail de la vie – « Il n’y avait pas de feu ; il demande une bùche, et c’est madame Rousseau qui l’apporte ; je me lève, je me range, j’offre ma chaise a madame. » -, la curiosité de l’étrangeté des choses – « voir l’homme de lettres faire le copiste » -, la réponse de Jean Jacques Rousseau : « J’aime la musique de passion ; je copie des originaux excellens ; cela me donne de quoi vivre, cela m’amuse, et en voilà assez pour moi. »

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