Les marchands du temple ou la bibliothèque simoniaque

 

Ci-dessus : variation sur un détail du Christ chassant les marchands du temple de Giotto, 1304-1306.

Après avoir repoussé les avances de Google Books qui proposait d’oeuvrer – non sans arrière-pensées d’exploitation marchande – à la numérisation du patrimoine littéraire français, la Bibliothèque nationale de France, nostre Bnf, a créé la filiale BnF-Partenariats et signé à cette occasion deux accords qui concèdent des droits d’exploitation commerciale exclusifs pour 10 ans à la société ProQuest concernant la numérisation de 70 000 livres anciens français datant de 1470 à 1700, et à Believe Digital et Memnon Archiving Services pour un projet de numérisation et de valorisation de 200 000 disques, vinyles, 78 tours et 33 tours. Nostre BnF livre ainsi à l’exploitation marchande un ensemble d’oeuvres qui appartiennent au domaine au public, qui sont à ce titre libres de droits, partant, non susceptibles d’exclusivité. Bref, nostre BnF, sans tambours ni trompettes, vend nostre droit d’accès à une part de nostre patrimoine, puisque la consultation gratuite des oeuvres numérisées par les sociétés partenaires sera réservée pendant dix ans aux seuls lecteurs qui feront, pour venir s’asseoir devant un écran d’ordinateur, le voyage de la BnF ! Amis des incunables ou des 78 tours de Caruso, rendez-vous dans dix ans ! Mirepoix, c’est loin de Paris !

Avec le développement de l’Internet, j’ai cru un temps que l’accès à toutes les oeuvres du patrimoine français, européen, universel, et plus particulièrement à tous les ouvrages libres de droits, devenait possible. Et j’ai rêvé ainsi d’une existence fabuleuse dans laquelle j’eusse été assurée de goûter sans contrainte l’amitié qui est ici en quelque façon celle du peuple tout entier des vieux livres.

Google Books, à l’aurore de son projet de numérisation universelle, m’a un temps permis de continuer à nourrir mon rêve. Puis l’horizon s’est refermé. Suite aux poursuites encourues en raison de diverses violations du droit d’auteur, suite aussi au débat suscité par le sort des oeuvres tombées en déshérence, et parce qu’ici comme ailleurs, on se préoccupe finalement d’exploitation commerciale quand on parlait d’abord de démocratisation de la culture, Google Books est devenu malthusien dans son offre d’ouvrages librement numérisables.

Je parle là d’ouvrages anciens, depuis longtemps libres de droits. Certains de ces ouvrages, que j’ai pu télécharger il y a cinq ans sur Google Books, ne sont plus à ce jour proposés au téléchargement, mais signalés seulement comme « à acheter en librairie » – laquelle, quand il s’agit d’ouvrages publiés en 1820 ou en 1776 ? – ou « à emprunter en bibliothèque » – Aux Etats-Unis ? En Allemagne ? en Australie ? – dans leur version papier. Mirepoix, c’est loin de Yale, de Marbourg et d’Adélaïde !

Ci-dessus : détail d’une enluminure, in « Comment notre Seigneur getta hors du temple ceulx qui vendoient et achaptoient dedans », Vie de Jésus, fin du XVe siècle, Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 0976.

Déçue par Google Books, j’ai compté un temps sur la BnF pour prendre la relève. J’ai même contribué à l’oeuvre commune de numérisation, en payant par exemple le travail de numérisation des Amours françaises de Frédéric Soulié, car j’avais besoin de cet ouvrage pour approfondir ma recherche sur nostre Soulié, et je manquais de disponibilité pour monter à Paris. La version numérisée de l’ouvrage a été rendue ensuite, comme convenu, librement téléchargeable sur Gallica. Je ne vois rien là que de très normal. La balle est ici dans le camp des lecteurs, qui, en matière de numérisation d’ouvrages rares, sont les mieux placés pour savoir ce dont ils ont besoin et ce qu’ils veulent.

Je trouve en revanche tout à fait anormal que la BnF se substitue aux lecteurs dans le choix des ouvrages à numériser, comme c’est le cas dans l’affaire des 70 000 livres anciens français datant de 1470 à 1700 et des 200 000 disques, vinyles, 78 tours et 33 tours. Qu’adviendra-t-il en outre des livres et disques non retenus dans cette sélection ? Se trouveront-ils, par effet de conséquence inverse, voués à l’oubli éternel ?

Je trouve par-dessus tout scandaleux que la BnF vende à des entreprises privées le droit d’exploitation commerciale des ouvrages du domaine commun numérisés par les soins de ces dernières. Je n’aurais peut-être pas pu obtenir il y a cinq ans, même en payant, la version numérisée des Amour françaises si le droit d’exploitation de cette dernière avait été concédé aux entreprises privées susdites. Et les lecteurs qui auraient eu après moi l’idée de lire en ligne les Amours françaises n’auraient certainement pas pu, au moins pendant dix ans, le faire gratuitement. Profitez, chers lecteurs qui seriez intéressés par une telle lecture, de ce que la dite lecture pour le moment reste gratuite. Voilà qui peut-être ne durera pas !

C’était bien la peine de crier haro sur Google Books, comme on l’a fait à la BnF, pour promouvoir ensuite, à la française, l’équivalent de Google Books !

Pour en savoir plus :
L’ADBS, association des professionnels de l’information et de la documentation, donne son avis sur des accords de partenariat signés par la BnF
Bientôt expropriés du patrimoine commun ?
BnF : assujettir le domaine public à l’intérêt marchand
Le Conseil scientifique de la BnF s’inquiète de la privatisation de la culture
Argent public : la BnF numérise au mépris de la « saine gestion »
Non à la privatisation du domaine public par la Bibliothèque nationale de France !

Et aussi, sur La dormeuse blogue 3 : Bιβλίον, volumen, bouquin, ebook – Qu’importe le flacon…

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