Christine Belcikowski

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Pierre Sidoine. Le Cheval 2.3

Rédigé par Belcikowski Christine 1 commentaire

… τοὶ δέ, βοείαις δησάμενοι σειρῇσιν, ἐυπλέκτοισι κάλωσιν εἷλκον ὑπὲρ πεδίοιο, θοῶν ἐπιβήτορα κύκλων, ἵππον ἀριστήεσσι βεβυσμένον· οἱ δὲ πάροιθεν αὐλοὶ καὶ φόρμιγγες ὁμὴν ἐλίγαινον ἀοιδήν. σχέτλιον ἀφραδέων μερόπων γένος, οἷσιν ὁμίχλη ἄσκοπος ἐσσομένων· κενεῷ δ´ ὑπὸ χάρματι πολλοὶ πολλάκις ἀγνώσσουσι περιπταίοντες ὀλέθρῳ. οἵη καὶ Τρώεσσι τότε φθισίμβροτος ἄτη ἐς πόλιν αὐτοκέλευθος ἐκώμασεν·

Cependant les Troyens, ayant passé des bandes de cuir et de fortes chaînes autour du corps du cheval, le traînaient dans la campagne, à l'aide des roues sur lesquelles il était monté. Ils ignoraient qu'il portait dans ses flancs l'élite des héros grecs. Des joueurs de flûte et de luth, rassemblés au-devant de lui, faisaient retentir l'air de leurs concerts. Hélas ! misérables humains, que nos vues sont bornées ! Un nuage épais nous dérobe l'avenir : séduits par de vains transports, nous courons souvent, sans le savoir, à notre ruine. Ainsi le plus terrible fléau menaçait les Troyens, et eux-mêmes allaient l'introduire dans leurs portes.

Ainsi raconte à propos du cheval de Troie le poète Tryphiodore aux vers 305-314 de La Prise d’Ilion. Le texte date du IVe siècle. Il dit assez l’inquiétante étrangeté de la pente qui veut que, semblablement aux Anciens, nous, Modernes, nous courions aussi, sans le savoir ou comme malgré nous, à notre ruine.

Pourquoi citer ici, plutôt qu'Homère, aède de la fin du VIIIe siècle av. J.-C, Tryphiodore, poète égyptien du IVe siècle après J.-C, quoique hellénophone ? Eh bien d'abord parce que Tryphiodore augure au plus près ce que sera la sculpture de Pierre Sidoine, et ensuite parce que onze siècles plus tard, tel l'Ange de l'Histoire dont parlera Walter Benjamin, Tryphiodore « a le visage tourné vers le passé. Là où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’Ange ne les peut plus refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, pendant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès » (1). Certes les Troyens ont péri. Mais les Achéens ont péri aussi. L'Égypte est devenue une province romaine. Et l'Empire romain d'Occident est près de finir aussi...

 

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Hérité de la tradition grecque et propulsé illico dans la postmodernité par sa dénomination en forme de clin d’œil numérique, le Cheval 2.3 demeure chez Pierre Sidoine l’augure d’une ruine qui ab origine continue indéfiniment d’advenir. La sculpture montre ainsi, sans les mots, l’essentiel de ce que disait déjà le poète du IVe siècle.

 

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Pierre Sidoine a prêté à son Cheval 2.3 trois énormes têtes. Ainsi multipliées façon hydre de Lerne, ces trois têtes ajoutent à l’air de fureur et mystère dont se pare ici une œuvre-monstre, figure d’une trinité nouvelle, créée, semble-t-il pour susciter dans l’éclat de sa manifestation terreur et fascination mêlées.

 

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Vues de profil, les trois têtes du Cheval 2.3, surmontées d’une haute crinière faite en touches de piano, sont celles d’étranges hoplites-animaux, jaillis d’une spirale dont la source demeure invisible, et le développement infini. Ainsi va la guerre, ainsi va la destinée.

 

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Vues de face, ces mêmes têtes se trouvent rendues mystérieuses par leurs yeux sans regard et cependant dotés d’une sorte d’eau lumineuse, semblable à celle des portraits funéraires du Fayoum. Et il y a comme un souvenir de l’enfance, à jamais perdue, dans l’emploi des roues graciles qui supportent le joujou d’antan.

 

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Jouant avec la tradition grecque, Pierre Sidoine sculpteur se livre ici, par effet de projection du passé dans le futur, à une sorte de méditation puissante sur la force du destin.

 

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1. Walter Benjamin. « Sur le concept d’histoire » (1940), thèse IX, p. 434. In Œuvres, III, traduit par M. de Gandillac et P. Rush. Folio-Gallimard. Paris. 2000.

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1 commentaire

#1  - Pierre Sidoine a dit :

Très beau texte ... et encore merci, Christine.

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