Le dessous des ponts

Nous avons descendu le Douctouyre depuis Arvigna jusqu’au pont de Rieucros. Trois heures de marche aller-retour. C’est agréable de marcher dans l’eau. C’est sportif aussi, car le lit de la rivière comporte, par endroits, des passages chaotiques, témoins de la violence des flots de l’hiver. Il faut twister entre les pierres, rendues glissantes par les algues qui poussent ici leurs longues chevelures vertes, à partir de la belle saison. On se tord les pieds, les genoux. Exercice de santé ! Il faut ailleurs franchir des trous d’eau dormante, enjamber un arbre tombé, ou tutoyer une couleuvre qui surgit d’un fond limoneux. Le monde sauvage a ses charmes, ses petites promiscuités aussi.

De temps à autre, la rivière se divise. On croise entre ses bras des îles fleuries. Parmi les fleurs, des êtres étranges, sauriens ligneux, surgis d’un âge improbable. Paléontologie du bois flotté. Profondeur du temps, allégorie de la profondeur du rêve…

Plus loin encore, dans l’eau qui court, un drôle d’oiseau enregistre discrètement notre passage. Peuplée de gardiens multiformes, la nature ignore l’incognito.

A l’approche du pont, passé un beau trou d’eau verte, la rivière s’aplanit, son cours devient rectiligne, ses rives se chargent de feuillages opulents. Conçu d’après les plans qui furent d’abord, œuvre de Jean Rodolphe Perronet, ceux de l’illustre pont de la Concorde à Paris, puis, entre autres réalisations provinciales, ceux du pont de l’Hers à Mirepoix, le pont de Rieucros comporte trois arches, superbement dessinées. L’eau coule, en été, sous l’arche centrale. Les arches latérales portent, en abîme, sur les rives en pente. Elles servent, le cas échéant, à canaliser les flots de l’hiver.

Vue de la chaussée qui court sur le pont, la rivière semble misérable ; les arches, tout autant. Il faut marcher dans l’eau pour apprendre à connaître les secrets d’une rivière, ses gouffres, ses naissains, ses tourbillons, ses sables mouvants ; il faut s’engager sous les voûtes, rôder aux abords des piles, regarder les voitures qui passent là haut toutes petites, pour accéder, de façon physique, à ce qui fait la beauté mystérieuse des ponts.

Il y a d’abord la magie des voûtes, l’écho des voix, les ombres obliques, l’odeur des murs humides. Il y a aussi le charme des piles, sur lesquelles on peut grimper afin de considérer, jambes repliées, le fil de l’eau. On ne se baigne jamais deux fois, c’est bien connu, dans le même Douctouyre. Il y a surtout l’étrangeté de ce monde du dessous, invisible de la route, accessible seulement depuis la rivière, voué au seul passage des eaux, par là, croit-on, dénué de charme propre, pourtant pittoresque, doué d’un pouvoir de suggestion troublante. Touffeur, écho, vide des arches, perspective renversée, tout dénote, en ce lieu, la secrète mélancolie d’un bel après-midi d’été, la verte solitude d’un paysage en pente.

Les arches latérales du pont s’élèvent à flanc de ravin, parmi les arbres et la broussaille. On trouve là toutes sortes de débris, jetés depuis le parapet du pont. Des lambeaux de plastique pendent dans le vide. Cette zone méprisée constitue, dirait-on, la coulisse du théâtre des eaux. Elle doit sa grâce interlope aux effets de clair-obscur qui, dérobant à la vue les déchets de la civilisation moderne, soulignent le classicisme des formes architecturales et par là reconduisent au souvenir des décors chers à la peinture du XVIIIe siècle.

Via le souvenir de la peinture, la vision de la réalité emprunte ici à la poésie des ruines, au pittoresque des vedute, des recoins qui s’ouvrent sous le couvert des feuillages.

L’esthétique du ravin, qui est aussi celle de l’abandon, veut que l’on ne remarque pas le caractère abandonné d’un tel lieu, voué probablement à la fonction de décharge sauvage, mais que l’on s’abandonne là au charme seul de l’effet de pente, partant, à l’imagination des choses cachées, des choses lointaines, des choses perdues. L’été, qui déjà s’abandonne à la pente secrète de l’automne, fait partie de ces choses dont la gloire fugitive avive, sous les ponts, la nostalgie des causes perdues.

[NdR. Première publication : 14 août 2008. Rien n’a changé depuis lors.]

3 réponses sur “Le dessous des ponts”

  1. C’est magnifique ! Cela me touche d’autant plus que pendant l’été, je remonte l’hera dans le lit de la rivière, et j’aime les ponts.
    Je retrouve les sensations.
    Merci

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