Ci-dessus : vue de la vallée de l’Hers, prise depuis la route du piémont aux environs de Manses (autrefois Portes).
Nous ne marchons pas dans le même espace que nos prédécesseurs du XVIIIe siècle. Nous n’y empruntons pas, du moins, les mêmes chemins. La logique des flux, entre temps, a changé. Je m’en suis rendu compte à la lecture du compoix et des plans du Mirepoix de 1766, ainsi qu’à celle de la carte de Cassini. Quand l’ancienne logique des flux a-t-elle changé ? Les archives de Mirepoix ne fournissent aucune information à ce sujet. Le procès verbal de la tentative d’assassinat du gendarme Rives, perpétrée par Dabail et sa bande le 7 germinal an VIII (28 mars 1800) « sur la route de Pamiers » 1Cf. La dormeuse blogue 2 : Dossier Guillaume Sibra dit Jean Dabail – 4. Les grands chemins., ne permet pas de trancher s’il s’agit de la route aujourd’hui connue sous ce nom ou d’une variante de l’ancienne. J’en ai eu la confirmation dans les archives relatives aux exploits de la bande à Dabail, et encore chez Frédéric Soulié, qui raconte dans Deux séjours – Province, Paris comment, lors de son séjour ariégeois de 1831, il se rend à cheval de Pamiers à Mirepoix, non par l’actuelle D119, mais par la voie du piémont, qui est mutatis mutandis celle de la tradition jacquaire.
Ci-dessus : détail de la carte de Cassini, XVIIIe siècle.
L’examen de la carte de Cassini montre ci-dessus que l’actuelle route qui relie Pamiers à Mirepoix, la D119, était au au regard du XVIIIe siècle le « chemin de Fanjeaux ». Le « chemin de Pamiers », dit aussi « grand chemin de Toulouse » se situait alors au nord de Mirepoix, une fois passé le pont, sur la rive droite de l’Hers.
Ci-dessus : cliquez sur la carte pour l’agrandir.
Ci-dessus : tracé de l’ancienne voie jacquaire ; source : Voie du Piémont pyrénéen ; cliquez sur l’image pour l’agrandir.
Les plans qui accompagnent le compoix de 1766 montrent ainsi que le « chemin de Pamiers », ou « grand chemin de Toulouse », jadis bordé d’arbres, passait au bord du « château » de Mazerettes, i. e. de la résidence d’été des évêques de Mirepoix, située en aval de la ville sur la rive droite de l’Hers, aménagée à la fin du XVe siècle par Philippe de Lévis, occupée à la fin de l’Ancien Régime par Tristan de Cambon, vendue en 1791 au titre des biens nationaux.
Ci-dessus : détail du plan 47 du compoix de 1766, intitulé « Moulon de partie du mazage de Senesse, la Bourdonnade, Lazerou, Hière de la Rende, Calamat et plane de Mazerettes » ; on voit sur ce plan les arbres qui bordent le chemin, ainsi que le parc et l’amphithéâtre du château épiscopal.
Le procès verbal de la tentative d’assassinat commise en 1800 à l’endroit du gendarme Rives, qui porte des dépêches à Pamiers, et d’Abraham Louis, marchand, qui marche sous la protection de ce dernier, indique que l’agression a eu lieu « dans les vignes, près de la métairie de Bouriette », que le gendarme Rives et Abraham Louis « se sont retirés au plus vite sur la grande route de Pamiers » et que Dabail et sa bande se sont enfuis alors « du côté de Verniolle ». La métairie de la Bouriette aujourd’hui n’existe plus, mais elle légué son nom à la ZAC éponyme, située en bordure de la D119, entre La Tour du Crieu (autrefois Les Allemens) et Pamiers.
Ci-dessus : détail de la carte au 1:40000e de 1866 ; source : Géoportail.
Le procès verbal de la tentative d’assassinat rapportée ci-dessus donne à penser que le gendarme Rives et Abraham Louis viennent des parages de Saint-Amadou lorsqu’ils arrivent près de la métairie de la Bouriette, puisqu’ils cheminent « dans les vignes » et qu’ils doivent, suite à l’agression dont ils sont victimes, se « retirer » sur la grande route de Pamiers ».
Le même procès verbal indique par ailleurs que l’usage en 1800 a globalement changé, puisque l’ancienne « route de Fanjeaux » est devenue, aux yeux de la collectivité, la « grande route de Pamiers ». Les pèlerins du Moyen Age, et de façon plus générale, les voyageurs d’antan, jugeaient la voie du piémont plus sûre, car outre qu’ils n’avaient pas à s’y soucier des crues de l’Hers, ils pouvaient s’y garder des bandits embusqués aux carrefours dans la plaine. Le gendarme Rives, qui porte des dépêches, et Abraham Louis, qui porte sans doute des valeurs, empruntent en 1800 cette même voie du piémont, plus discrète, pour d’évidentes raisons de sécurité.
Dabail et sa bande, augmentée alors de celle de Marré, qui sévit principalement à Pamiers, attendent les deux voyageurs, comme de bien entendu, à proximité de l’endroit où le chemin du piémont rejoint la « grande route de Pamiers ». Cependant que le gendarme Rives et Abraham Louis se « retirent » comme ils peuvent sur la dite « grande route », Dabail et ses hommes, qui les poursuivent, se trouvent là soudain à découvert, et ils s’enfuient alors dans la direction de Verniolle.
Après avoir voyagé de Paris à Toulouse en dormeuse 2Dormeuse : voiture dans laquelle on pouvait s’étendre pour dormir., puis de Toulouse à Pamiers dans une voiture à impériale « qui s’appelle Le Courrier », Frédéric Soulié, quant à lui, choisit en 1831 de gagner Mirepoix par la route du piémont parce qu’il doit, pour des raisons personnelles, se rendre auparavant à Ja…, hameau situé dans les collines qui surplombent la rive droite de l’Hers 3Pour plus de détails, cf. La dormeuse blogue 2 : Quand Frédéric Soulié retourne en Ariège – 2. Déjà nous apercevions à l’horizon le haut clocher de Mirepoix.. Il évoque ce parcours dans Deux séjours – Province, Paris 4Frédéric Soulié, Deux séjours – Province, Paris, édition numérisée, Bayerische Staatsbibliothek, ou Google Books ; notre BnF ne propose toujours pas cet ouvrage !.
Au lieu de suivre la route qui devait me mener directement à Mirepoix, je fus obligé, dans l’intérêt de mes affaires, de me rendre dans un petit village où demeurait une personne de ma famille. Force me fut de prendre un cheval de louage pour arriver au hameau où j’avais affaire. 5p. 168.
Ce fut dans cet équipage que je partis pour le village de J… 6Jalade, ou aujourd’hui Gelade ; alias Matibet, ou aujourd’hui Mativet, qui était la métairie de la famille maternelle de Frédéric Soulié. C’était par des chemins de traverse que je devais y arriver. 7p. 164-165
L’écrivain croise de temps en temps des paysans sur la route. Il s’adresse ici à l’un d’eux :
Je lui demandai, en français, l’heure qu’il était. Comme tous les autres, le drôle me regarda en clignant des yeux, et me répondit en patois :
– Tout dreit, tout dreit. 8p. 170.
Je continuai ma route, et bientôt […] je commençais à me perdre dans les indications qu’on m’avait données, et bientôt je fus surpris par un orage devant lequel ma monture s’arrêta tout net. J’eus beau la tourmenter de l’éperon gauche, tout ce que je pus obtenir d’elle, ce fut de la faire tourner une douzaine de fois avec une rapidité qui m’eût beaucoup avancé dans ma route si elle l’eût employée à aller en avant, mais qui n’eut d’autre résultat que de m’étourdir et me désorienter tout à fait. Aussi, quand la pluie eut cessé et que ma bête reprit sa marche, je ne savais plus trop si je retournais sur mes pas ou si je continuais ma route. 9pp. 171-172.
La route était déserte, et il me fallut bien continuer à la suivre au hasard. Je trottai ainsi, durant deux heures, et je commençais à désespérer de jamais arriver, lorsque je fis rencontre d’un colporteur.
Je lui criai :
– Veux-tu gagner dix francs ?
– Béléou, me répondit-il.
– Il s’agit, lui dis-je, de me conduire à Ja…
Le colporteur écouta cette proposaiton avec un air fort indécis, puis après quelque hésitation il repartit :
– Je le veux bien à cause de vous.
Cette hésitation me fit soupçonner que je m’étais égaré et que je devais être bien loin du but de mon voyage ; je remerciai intérieurement le hasard de m’avoir fait rencontrer un brave homme qui, pour moi et pour mes dix francs, voulait bien se déranger de sa route pendant quelques heures. J’en étais même touché à ce point, que je lui demandai s’il était du pays. […]. Il eut à peine le temps de me dire qu’il était des environs et de me proposer une paire de bretelles et un portrait de Henri IV, que j’aperçus devant moi les premières maisons d’un petit village qu’il me déclara être Ja… 10p. 173-174.
Après avoir passé deux jours à Ja…, Frédéric Soulié, toujours à cheval, gagne finalement Mirepoix, en compagnie d’une jeune fille qu’on l’a chargé d’escorter.
Le jour était à peine levé lorsque nous partîmes. 11p. 204.
Les deux cavaliers se heurtent en chemin à un pénible spectacle :
Nous passions à travers une lande assez étendue : le chemin, creusé entre deux champs beaucoup plus élevés que la route, ne permettait pas à l’oeil de s’étendre au-delà de quelques pas ; nous marchions fort près l’un de l’autre, lorsqu’au détour d’un autre petit sentier qui venait aboutir dans celui que nous suivions, nous fûmes surpris par un grognement sauvage ; le cheval de Pauline s’arrêta tout net, ainsi que le mien, et nous aperçûmes quelques chiens qui dévoraient un cheval mort, qu’on avait jeté au bord du sentier. 12p. 208.
La route cependant, toute en descente, n’est pas longue :
Ci-dessus : vue de la descente vers Mirepoix depuis les hauteurs, au-dessus de Saint-Aulin. Cf. Sur la route de Saint-Aulin.
Déjà nous apercevions à l’horizon le haut clocher de Mirepoix tout hérissé de têtes de loups. Bientôt nous arrivâmes dans cette ville, autrefois le siège d”un évêché, et qui a jeté sur un torrent un pont plat, bien longtemps avant que les Parisiens eussent à admirer le pont d’Iéna 13Cf. La dormeuse blogue : Arthur Young à Mirepoix – « On bâtit un pont magnifique… ». 14p. 220.
En guise de conclusion – La terre et ses chemins… 15Jean de La Ville de Mirmont, L’horizon chimérique, XIV, poème mis en musique par Gabriel Fauré.
Il ressort des quelques dates, cartes et récits de cheminement fournis ci-dessus que, de Mirepoix à Pamiers, l’usage des chemins a changé sans doute à l’époque de la Révolution. Mirepoix perd alors son statut de diocèse civil et de subdélégation fiscale, cessant ainsi de relever de l’autorité de Toulouse et de Montpellier, qui étaient sous l’Ancien Régime les deux pôles administratifs de la généralité du Languedoc 16Cf. La dormeuse blogue 3 : Structures administratives du Languedoc et de la généralité de Toulouse en 1789.. Ravalé en 1794 au rang de simple chef-lieu de canton, Mirepoix relève désormais du district, qui a son siège à Pamiers. Le flux des échanges avec Pamiers s’en trouve désormais fortement augmenté. D’où, sur la rive gauche de l’Hers, la conversion de l’ancienne « route de Fanjeaux », indépendante des gués et ponts de bois, ou rares ponts de pierre, plus plane, plus droite, plus rapide que la voie du piémont, en « grande route de Pamiers ».
Le chemin que Frédéric Soulié emprunte en 1831 pour se rendre de Pamiers à Mirepoix sur la rive droite de l’Hers en 1831 peut-être considéré désormais comme celui d’un voyageur du passé. Il se pare de la couleur du temps perdu. Je lui trouve en tout cas une sorte de charme ancien lorsque je marche à pied. Mais le dépérissement des flux d’antan fait de la rive droite de l’Hers une contrée aujourd’hui un peu isolée, qui peine à profiter de la ressource touristique dont bénéficie, mieux situé sur l’autre rive, Mirepoix.
Notes